Lotfi Farhane: Le pouvoir des mathématiques

La cuvée du baccalauréat de cette année dans ses deux sessions, vient de s'achever, l'opération d'orientation universitaire accomplie, et l'heure est au bilan pour juger le millésime, tirer les leçons et prendre les bonnes résolutions pour les prochaines années. Il en ressort, avant une analyse en profondeur, deux faits marquants. Le premier est qu'on a assisté à une poussée fulgurante du taux de réussite, après la session de rattrapage, dans des régions dites, défavorisées, ce qui ne peut que redonner de l'espoir.
Le second, plus inquiétant, est le renoncement massif et flagrant des jeunes lycéens à suivre la filière mathématiques, au profit d'autres branches, prétendument plus abordables. Ô combien j'ai la certitude qu'il convient de tirer la sonnette d'alarme sur l'acuité de cette situation, réagir et répondre à l'urgence de ce problème en appelant à la tenue d'états généraux des mathématiques pour se pencher sur cette question, réunir des représentants des lycéens, des parents, des professeurs pédagogues, des inspecteurs d'enseignement, des didacticiens et des pontes du ministère de tutelle, dans un think tank afin de mettre à plat cette situation, examiner les tenants et les aboutissants de la question, la creuser en profondeur et sans tabous pour essayer de comprendre les raisons qui nous ont conduit à cet état, puis in fine, proposer des voies de solutions.
Sans aller à un excès d'alarmisme, j'ose avancer qu'il y va de l'avenir scientifique et technologique du pays, donc de sa survie, autant dire qu'il s'agit d'un réel problème de sécurité nationale !
Nul besoin de rappeler la prépondérance de la place des mathématiques, dont je préconise l'initiation dès le plus jeune âge dans un cadre récréatif et ludique, dans divers domaines, allant de la finance à la technologie et l'industrie, en passant par toutes les sciences exactes. Les mathématiques sont à l'image de la Louve du Capitole, nourricières de toutes les sciences.
Plus précisément, par le rôle manifeste qu'elles jouent dans l'économie et leur contribution au Produit National Brut (PNB), les mathématiques sont un moteur d'innovation et de croissance dans de nombreux secteurs.
En effet, plusieurs études rigoureuses menées à travers le monde, portant sur les applications des mathématiques dans des pans entiers de l'économie, ont convergé vers la confirmation de leur impact socio-économique, leur contribution significative au PIB et mis en exergue leur incidence directe ou indirecte sur un pourcentage important des emplois.
On ne peut raisonnablement dresser une liste exhaustive des raisons qui ont conduit à ce délaissement dans le secondaire. Je me contente d'en citer deux, que je trouve prééminentes. L'une est le bourrage et la lourdeur des programmes proposés et l'autre est la mercantilisation de la profession. On y rencontre des professeurs formés sur le tas, parcimonieux en classe, vivant sur leurs acquis, de moins en moins passionnés par l'enseignement, et de plus en plus obnubilés par l'appât du gain, à travers les cours de soutien, devenus une industrie tournant à plein régime...
Le malaise se poursuit ensuite au niveau du supérieur avec ces innombrables institutions du nord au sud, dédiées aux sciences fondamentales, déversant chaque année des milliers de diplômés, dans un marché du travail et un tissu industriel local saturés et par suite, incapables de les résorber. Elles sont devenues pour la plupart, creuses sans âme, clairsemées d'étudiants errants, fantoches, parqués dans des filières qu'ils n'ont jamais désirées, se retrouvant en mal d'idéaux et en perte de repères.
Je pense fondamentalement, de part mon expérience personnelle, que l'université tunisienne est progressivement devenue atone, frappée d'autisme. Un milieu auquel je ne m'identifie plus et où, règnent désormais la fatuité, la hâblerie et favorisant la légèreté, l'insignifiance au détriment de la pensée critique et créative et de l'innovation en profondeur.
Les professeurs d'université, officiant dans les facultés des sciences, quand ils ne se prennent pas pour le sel de la terre ou des volatiles de haute altitude survolant des troupeaux, se sentent en toute humilité, perdus entre, d'un côté des étudiants biberonnés aux cours particuliers, aux connaissances superficielles et qui n'ont que faire de nos cours fondamentaux et de l'autre, de jeunes collègues, plus portés à la construction, à la hâte, d'un plan de carrière, qu'à la volonté de mûrir, d'approfondir leurs connaissances et d'apprendre le métier. Se vautrant complaisamment dans l'étourderie et oubliant que la vraie reconnaissance vient de la communauté, ils s'autoproclament avec ostentation, docteurs et universitaires, sans jamais se remettre en question ou porter en valeur le respect des aînés aux longs parcours scientifiques et aux riches expériences pédagogiques.
En outre, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée pour les professeurs de mathématiques, tant au lycée qu'à l'université, qui ont croisé mon chemin.
Passionnément généreux, ils étaient tous, autant des professeurs de mathématiques que de français, alors que maintenant, il est désolant de constater que les cours sont en grande partie dispensés dans une langue hybride, un savant mélange de français et d'arabe ou carrément en dialecte tunisien.
Cette négligence affligeante des langues fait que, lire un rapport présenté par de jeunes collègues ou un mémoire, sans trébucher sur un florilège de fautes linguistiques, ou encore entendre des bribes de discussion dans une expression soutenue, un brin de rhétorique, peu importe la langue employée, l'ébauche d'un débat d'idées, me sont devenus une source d'émerveillement, prennent l'allure de retrouvailles inespérées d'un passé lointain, celui de mes débuts et se transforment en autant de madeleines de Proust !
Les mathématiques ne sont pas un cas particulier, mais avec les langues, un marqueur pertinent de la santé de notre système éducatif. Par conséquent, j'appelle nos décideurs dans ce domaine à abandonner les rafistolages ingénieux et les mesures timorées, pour inscrire leur action dans un programme ambitieux et drastique, allant dans le sens de la refonte de notre système éducatif, qui vise à améliorer l'efficacité et la qualité de l'éducation, en mettant l'accent sur l'apprentissage de base, la révision des programmes et du temps scolaire et une modernisation des méthodes pédagogiques, prenant en compte les nouveaux vecteurs de transmission de l'information et dont l'un des nombreux axes autour desquels s'articule cette réforme serait, de réfléchir et oser s'affranchir d'une croyance totémique héritée de la colonisation française, selon laquelle, le baccalauréat dans son format actuel est incontournable et l'unique et sacro-saint sésame pour accéder aux études supérieures, pour proposer d'autres alternatives, telles que des certifications ou des critères d'admission à l'université à l'instar des pays d'Amérique du Nord et de certains pays scandinaves...
En définitive, j'estime que nos institutions éducatives, de la maternelle au supérieur, doivent s'atteler à préparer le citoyen de demain, se projeter dans les exigences et les défis du futur, se mettre en phase avec les mutations technologiques et les attentes et aspirations de notre jeunesse qui, malgré les tourments, continue toujours à rêver très grand, même si hélas, actuellement le pays ne peut contenir tous leurs rêves et d'autre part, la vie avec ses vicissitudes, se charge indéniablement de réduire leurs ambitions.
Lotfi Farhane
Universitaire
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