Abdelaziz Kacem: Il n’y a pas de civilisation judéo-chrétienne

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Notre amie et compatriote, l’éminente historienne Sophie Bessis dont l’attachement à sa Tunisie natale ne s’est jamais démenti est (avec Souhair Belhassen) l’auteur, sans complaisance, d’une biographie magistrale, Habib Bourguiba (1901-989) (Tunis, Elyzad, 2012). Elle a écrit aussi une Histoire de la Tunisie, de Carthage à nos jours (Tallandier, 2019). Spécialiste des relations Nord-Sud, elle a publié, en 2003, L'Occident et les Autres : histoire d'une suprématie (Paris, La Découverte). Elle vient de nous gratifier d’un pamphlet décapant de 96 pages : La civilisation judéo-chrétienne: anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).
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Cette énorme, que dis-je ? Cette HÉNAURME mystification est le nom d’une association de deux malfaisances : le sionisme évangélique et le sionisme talmudique, deux mortels ennemis, ligués contre l’islam, tout l’islam, ce qui, au reste, arrange bien les affaires de l’islamisme. Désormais, les wahhabites et les Frères musulmans ont de quoi nourrir leur contre-croisade. Nous nous sommes inscrits en faux, dès les années quatre-vingts du siècle dernier, contre cette coalition de deux malfaisances qui tordent le cou à l’histoire, usurpent la place d’une notion plus noble, héritée de la Renaissance, à savoir la civilisation gréco-latine. La voix d’une Juive libre vient conforter nos protestations, restées, jusque-là, sans écho.
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Au plan de la civilisation laïque, n’en déplaise aux racistes de tout bord, nous autres avons richement participé de la culture méditerranéenne. Notre assertion est abondamment documentée. Pour les profanes, ceux qui n’ont pas le temps de lire, nous recommandons l’incontournable ouvrage collectif, élaboré par des savants incontestés : Les Grecs, les Arabes et nous (Fayard, 2009). Au plan strictement religieux, il serait plus juste d’invoquer une civilisation islamo-judéo-chrétienne, qui connut ses jours de gloire en Espagne musulmane.
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Le 21 mars/ramadan dernier, l’Instituto Cervantes de Tunis a organisé une belle soirée ramadanesque avec pour invitée de marque, Gracia Lopez, une excellente arabisante sévillane, membre éminent de la Muhyiddin Ibn Arabi Society. L’Institut a bien voulu m’inviter à lui donner la réplique sur un sujet, par les temps qui courent, de grande importance : « L’influence d’Ibn Arabi de Murcie sur Saint Jean de la Croix ». Le propos, s’agissant de deux poètes, relève de la littérature comparée. D’un autre côté, au plan de la foi, le thème s’inscrit dans l’histoire comparée des religions.
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Muhyiddîn ibn ‘Arabî de Murcie (1165 1240) fut l’un des plus grands mystiques de tous les temps. Grâce à l’Espagnol Asin Palacios (1871-1944), puis à l’Italien Enrico Cerulli (1898-1988), nous savons l’influence exercée sur l’auteur de la Divine comédie et de la Vita Nova, par le mystique andalou, notamment à travers al Futûhât al-Makkiyya (les Révélations mekkoises) et Turjumân al-Ashwâq (l’Interprète des grands désirs), poèmes dédiés à la belle et charismatique Nidhâm (Harmonie), qui préfigurait Béatrice. Quelle influence a-t-il pu avoir sur Saint Jean de la Croix (1542-1591), malgré les longs siècles qui les séparent. Beaucoup de chercheurs, dont Gracia Lopez, travaillent là-dessus patiemment et retrouvent des pépites.
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J’eus à évoquer avec elle une autre grande figure du soufisme andalou : Ibn ‘Abbâd de Ronda (1332-1390). Ce fut un soufi reconnu comme l’un des plus illustres représentants de la confrérie Shâdhiliyya dont l’Ordre du Carmel est affinitaire. Asin Palacios fait de lui «un précurseur hispano-musulman de saint Jean de la Croix», thèse que reprend un arabisant catalan de renommée internationale, Juan Vernet (1923-2011). Le parcours de l’un et de l’autre fut similaire. Là où saint Jean de la Croix parle de «nudité», de «liberté», de «vide», de « sortir des choses », Ibn ‘Abbâd utilisait, deux siècles auparavant, les mêmes mots et concepts : «tajrîd, hurriyya, tafrîgh, khurûj min al-asbâb»
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Par-delà le rituel machinal et fastidieux, le soufisme est la meilleure part que l’islam ait donné de lui-même à l’humanité. C’est un humanisme total. Il englobe, dans la même ferveur fraternelle, non seulement les trois monothéismes mais aussi le paganisme. Les vers suivants tirés de son recueil cité plus haut ont fait le tour des hautes sphères:
لقد صــــارَ قلبي قابِـــلا كُلَّ صـــورةٍ
فمرعًى لغـــزلانٍ وَديْرٌ لرُهبانِ
وبيتٌ لِأَوثـــــانٍ وكعــــبــــةُ طائفٍ
وألــــواحُ توراةٍ ومصحفُ قُرآنِ
أَديــــنُ بديـــنِ الحُبِّ أَنّى َتَوجَّهَـتْ
ركـائِبُهُ فالحُــــبُّ ديني وَإِيماني
Notre traduction:
Mon cœur est désormais ouvert à toute image:
Prairie, pour la gazelle, et, pour le moine, un ermitage
Temple païen, Kaaba, pour qui en fait le tour
Tables de la Thora, Coran : je suis l’amour,
Partout où se déploient ses multiples convois.
Car l’amour est mon crédo et ma foi.
Aujourd’hui, craignant pour la haine qui est leur carburant, les islamistes, sortis du chapeau des Services anglo-saxons, excommunient les soufis et les assassinent.
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Il y a bien eu une Civilisation islamo-judéo-chrétienne. Le philosophe espagnol José Ortega Y Gasset (1883-1955) écrivait : «Il y a longtemps, que je soutiens que nous n’aurons jamais du Moyen Âge européen une intelligence exhaustive si nous continuons à le regarder en en centrant l’histoire dans la perspective exclusive des sociétés chrétiennes. Le Moyen Âge européen est, dans sa réalité, inséparable de la civilisation islamique. Ne consiste-t-il pas précisément dans la coexistence, positive et négative tout ensemble, du christianisme et de l’islam sur une aire commune imprégnée par la culture gréco-romaine .»
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L’Occident a beau regarder de haut l’islam, aujourd’hui otage d’un islamisme obscurantiste, la culture arabe a recueilli le patrimoine de l’humanité quand la chute de l’empire romain commençait à le rejeter dans l’oubli. Ortega Y Gasset écrivait encore: «Prétendre que ces bons frères à la tête tonsurée aient été capables de comprendre les concepts gréco-latins, l’idée d’Être, par exemple, c’est ignorer la dimension tragique de l’accomplissement historique.» Ce n’étaient pas eux qui furent les premiers scolastiques, mais «les Arabes d’Orient. Saint Thomas a appris son Aristote dans Avicenne et Averroès».
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Évoquant les efforts gigantesques déployés par des arabisants tels que Julian Ribera et Asin Palcios en vue de mettre au jour les trésors enfouis d’al-Andalus et d’en déceler les influences, l’éminent arabisant Emilio Garcia Gomez (1905-1995) utilise une métaphore qu’il qualifie de «moderne et un peu audacieuse» : «Je dirais, écrit-il, que les études qui décèlent cette influence ont dû percer la dure écorce du temps comme ces machines perforatrices qui recherchent aujourd’hui le pétrole jusqu’à d’étonnantes profondeurs : les gisements à découvrir étaient, en effet, jalousement enfouis dans le tréfonds de l’histoire».
Il n’y a pas de civilisation judéo-chrétienne. Merci à l’Espagne empathique! Honte aux sectaires abrutis, aux imposteurs de l’extrême droite. Honnis soient les repris de justice : Netanyahu et ses hommes de main
Abdelaziz Kacem
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