Tunisie: La rage, une situation inquiétante et des lacunes dans la stratégie de lutte
Par Ridha Bergaoui - Alors que la rage canine a été éradiquée dans de nombreux pays (particulièrement en Europe de l’Ouest), en Tunisie, après une avancée importante fin du siècle dernier et l’absence de cas de décès par la rage en 2009, cette maladie mortelle revient ces dernières années pour causer de multiples décès et effrayer toute la population surtout avec l’approche de la rentrée.
Jusqu’à ce jour, 9 personnes sont décédées suite à des attaques par des animaux atteints de rage. Le dernier cas a été enregistré le 15 aout dernier. Il s’agit d’un jeune de 19 ans, originaire de la région d’Enfidha, qui a été griffé par un chat.
Pour faire face à la situation, un conseil ministériel s’est tenu le 19 du mois et a décidé l’activation de la cellule de crise au ministère de la santé et le renforcement du programme national de lutte contre la rage. Une large campagne nationale de sensibilisation aux dangers de la ragea été initiée tout en insistant sur les mesures préventives et appelant les propriétaires de chats et chiens de vacciner leurs animaux. Une campagne nationale de vaccination gratuite a été lancée couvrant pratiquement tout le pays avec 190 centres mis à la disposition par le Ministère de l’agriculture.
Stratégie nationale de lutte contre la rage
La Tunisie a démarré dès l’année 1982, un programme national de lutte anti-rabique (PNLAR) mis en place au Ministère de la santé. Une commission nationale assure le suivi et l’élaboration de la stratégie de lutte. Celle-ci fait intervenir trois ministères, chacun en ce qui le concerne, à savoir la Santé, l’Agriculture et l’Intérieur. Ce programme comporte trois composantes principales:
i/ La prévention à travers des campagnes annuelles de vaccination,
ii/ La prise en charge des personnes exposées à une contamination par un animal suspect
iii/ Le contrôle de la population canine par l’abattage des chiens errants.
Cette action étant assurée par les communes. L’objectif final du PNLAR étant de préserver la santé des citoyens et d’éradiquer à long terme la maladie.
Le laboratoire de la rage de l’Institut Pasteur de Tunis est le laboratoire national de référence qui centralise les données sur la rage et dispense des soins aux personnes ayant été en contact avec des animaux suspects. Des unités de prévention et de lutte contre la rage, dont la mission est de procéder à des vaccinations et fournir de l’aide aux personnes atteintes de la rage si nécessaire, existent dans de nombreux gouvernorats. Le dernier vient de démarrer, il y a quelques jours, à l’hôpital d’El-Qassab (La Manouba).
Malgré les moyens importants mis à la disposition du projet, une cinquantaine d’années après, la rage n’a pas encore été éradiquée, au contraire on assiste à une grave et dangereuse augmentation du nombre d’attaques et de cas de décès.
Des lacunes dans la stratégie de lutte
La situation catastrophique actuelle avec la recrudescence du nombre de décès par la rage peut être attribuée à deux raisons principales :
1/ Un relâchement et un recul au niveau des campagnes de vaccination
Ce relâchement semble quelque peu lié à la révolution de 2011 puisqu’aucun cas de la rage n’a été enregistré en 2009 et que depuis, le nombre de cas n’a cessé d’augmenter. Il faut reconnaitre que depuis 2011, tout le pays a connu un relâchement général dans tous les secteurs, la dégradation de tous les services (santé, transport, enseignement, administration…), la détérioration des filières et des mécanismes longtemps en place et surtout dans la propreté et l’enlèvement des ordures. Il semble même que des stocks de vaccins de la rage, de 300 000 doses n’ont pas été utilisés en 2020 et ont été détruits après la date de péremption. Il faut toutefois rappeler que 2020 était l’année de la pandémie du Covid-19 où on a dû imposer le confinement pour éviter la propagation du virus du covid, ce qui a perturbé le déroulement des campagnes de vaccination de la rage.
En Tunisie les campagnes de vaccination touchent essentiellement les animaux à propriétaires. En effet les services du Ministère de l’agriculture, avec ses nombreuses représentations régionales, vaccinent gratuitement les chats et chiens amenés par leurs propriétaires. Ils se déplacent également pour vacciner les chiens des villages et agglomérations rurales.
Les chiens errants ne sont pris en charge et la seule solution préconisée par le PNLAR est de les abattre par les services des communes ou de la garde nationale. Malheureusement ce sont ces chiens errants qui représentent le réservoir essentiel de la rage et le plus grand danger pour le citoyen. Un chien errant a une probabilité de 50% d’être contaminé par la rage alors que les effectifs de ces chiens ne cessent d’augmenter.
2/ L’augmentation des effectifs des animaux errants qui peut être attribuée à:
• L’arrêt de l’abattage des chiens errants sous la pression des associations et de la société civile
• L’abandon de chiens par leurs propriétaires ou la mise dans la rue de jeunes d’une nouvelle portée dont le propriétaire est incapable de s’en occuper
• L’accumulation et la mauvaise gestion des ordures et des poubelles pleines non vidées par les services municipaux ce qui représente un excellent garde-manger pour les animaux errants
• Certains citoyens, qui croyant bien faire, donnent à boire et à manger aux animaux de rue et favorisent ainsi leur multiplication.
Il faut souligner qu’après la révolution, les gens ont eu peur pour leur sécurité et ont commencé à prendre des chiens. Ceci a conduit à un développement de l’élevage, du commerce et même du vol des chiens (des chiens volés pour être vendus par la suite). Plus tard, de nombreux chiens ont été abandonnés par leurs propriétaires soit parce qu’ils étaient incapables de les entretenir, soit pour des nuisances diverses (aboiements, saletés…). Le développement de la télésurveillance et des caméras de surveillance, peu chères et très pratiques, ont motivé les propriétaires à se passer de chiens de garde. Enfin, il a été constaté qu’après une campagne sur la rage mettant en cause les chiens, de nombreux propriétaires ont tendance à se débarrasser de leurs animaux afin d’éviter les problèmes et les tracas, ce qui aggrave encore la situation.
Une mauvaise gestion de la population des animaux errants
En Tunisie, les animaux errants ou de rue, les chats et chiens, sont si nombreux et présents partout en ville, surtout à côté des poubelles, qu’on s’y est habitué. Ces animaux abandonnés font désormais partie de nos paysages et aucune rue n’est épargnée.
Des citoyens ont même pris l’habitude de donner à boire et à manger à ces créatures surtout en été et les périodes de canicule. Certains malheureusement viennent se débarrasser de leurs propres animaux, qui leur posent problèmes ou une nouvelle portée qu’ils ne peuvent entretenir, en les abandonnant près des poubelles et des containers à ordures, pour avoir la conscience tranquille. D’autres propriétaires jettent dans la rue leurs animaux malades parce qu’ils sont incapables de leur payer les frais du vétérinaire qui sont, dans certains cas, très couteux. Ce comportement répréhensible et irresponsable pose un sérieux problème de maltraitance animale et peut avoir des conséquences sur la santé publique avec la multiplication des maladies dont la rage.
Abandonnés, maltraités, pourchassés, affamés, assoiffés et fatigués, les chiens errants sont forcément agressifs et méfiants vers l’homme. Par ailleurs, des études récentes ont montré un lien entre les températures élevées et l’agressivité des chiens (comme la plupart des mammifères). Les températures élevées génèrent une situation de stress avec une augmentation du rythme cardiaque, la pression artérielle, la transpiration et une respiration plus difficile. Les vagues de chaleur peuvent également provoquer une augmentation de la production de testostérone, ce qui accroît le sentiment d'agressivité chez les chiens errants. Il n’est pas étonnant que le nombre de personnes attaquées par les chiens soit plus important en été. Avec le réchauffement climatique et les canicules la situation risque encore de s’empirer.
Pour lutter contre la rage, le PNLAR ne prévoit que l’abattage des chiens errants. A côté de l’aspect barbare et inhumain, il a été démontré que cette solution n’est pas du tout efficace et représente une perte de temps et de moyens. Elle est de plus en plus décriée par la société civile et une grande partie de la population.
La méthode TNVR (Trap, Neuter, Vaccinate et Relase) qui consiste à capturer les chiens errants, les stériliser, les vacciner et les relâcher (de préférence là où ils étaient attrapés afin de se réapproprier le territoire initial) est de plus en plus recommandée et a donné d’excellents résultats dans de nombreux pays comme la Turquie, le Maroc… Cette solution nécessite toutefois du personnel qualifié, surtout pour capturer et manipuler les animaux, et des moyens matériels et financiers importants (des moyens de transport et également des locaux, pour traiter, soigner les animaux et les héberger momentanément si nécessaire).Cette solution a été retenue par certaines municipalités et certaines associations qui s’intéressent au bien-être animal. Elle ne touche cependant encore que très peu de chiens. Sa généralisation à tout le pays est fortement recommandée.
La stérilisation des chiens est une opération chirurgicale sous anesthésie générale, effectuée par un vétérinaire qualifié. Elle est couteuse, nécessite du temps et peut représenter une contrainte importante de la procédure TNVR. Afin de réduire les frais, il est peut-être possible:
• De ne stériliser que les mâles (castration), la présence de ces mâles stériles dans la population limiterait forcément les naissances
• D’utiliser d’autres moyens de castration comme la castration chimique par la pose d’un implant sous la peau. Il est possible de renouveler l’implant une année plus tard à l’occasion de la vaccination du même animal.
• D’utiliser des techniques de castration utilisés dans les élevages domestiques (porcs, bœufs et moutons), beaucoup moins couteux comme l’utilisation d’une pince à castrer pour écraser les cordons testiculaires ou l’application de bandes élastiques qui vont entrainer plus tard la chute des testicules.
La lutte contre la rage nous concerne tous
L’éradication de la rage est un travail fastidieux, couteux et de longue haleine. La vaccination des animaux est le seul moyen de se protéger. On estime qu’il faut vacciner au moins 70% de la population canine pour voir ralentir la propagation et l’éliminer plus tard. La stratégie de lutte suivie en Tunisie repose sur la vaccination des animaux à propriétaires connus alors que les animaux errants et abandonnés représentent le danger et le réservoir principal de la maladie.
La lutte contre la rage nous concerne tous et passe par la bonne gestion des chiens errants. Gouvernement, administration, collectivités locales, société civile et associations doivent se mobiliser pour gérer correctement et humainement la population des animaux errants. Le citoyen a également des devoirs et doit éviter de mettre à la rue ses animaux, ne pas donner à manger aux animaux errants (mais soit les adopter soit les amener au vétérinaire pour les soigner et les stériliser) et respecter la bonne conduite en matière des ordures ménagères. Posséder un chien est une lourde responsabilité dont il faut prendre conscience avant de se lancer. Acquérir un chien doit se faire d’une façon réfléchie et non impulsive. Il faut bien réfléchir et se poser la question si on a les moyens et le temps nécessaires pour s’occuper de l’animal et subvenir à ses besoins (alimentation, soins vétérinaires, espace…) durant toute son existence.
Enfin, il faut profiter de la rentrée pour informer et éduquer les jeunes sur la rage, comment se comporter face à une meute de chiens errants, quels sont les premiers soins et le traitement à suivre en cas de morsure. De telles campagnes de sensibilisation et d’information peuvent de sauver des vies. La lutte contre la rage à un coût, toutefois la vie humaine n’a pas de prix.
Ridha Bergaoui
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