Gaza: La France fracturée
Par Mohammed Taleb - Les évènements de Gaza nous interpellent jour après jour et ébranlent nos consciences. Nous en parlons tous les jours entre amis et collègues. En France, nous mesurons peu l’importance de la lame de fond qui parcourt le pays et qui aura, sans aucun doute, des conséquences d’une grande gravité sur sa cohésion sociale. Peu de gens en sont conscients, se contentant de se rassurer par la propagande médiatique de BFM TV et CNews et de la plupart des journaux et chaines de télévision, qui, tous, donnent une vision déformée et travestie de la réalité, amplifient démesurément certains aspects et minimisent, voire censurent, certains autres. Le traitement médiatique du conflit de Gaza est tellement déséquilibré qu’il ne suscite en nous qu’écœurement et colère. Heureusement que les réseaux sociaux pallient cet écran de fumée que l’on dresse devant nos yeux, même si la prudence s’impose par rapport à ce qui est diffusé. J’ai moi-même été piégé à certaines occasions.
Entre membres de notre communauté, les débats sont intenses mais francs et sincères et une prise de conscience unanime se fait jour après jour, concernant notre place en France, nous de confession ou de culture musulmane.
Un ami universitaire m’a écrit: «La France nous a contraint à adopter des codes pour être accepté et intégré… Je les ai acceptés dans la fougue de la jeunesse et la rage de réussir! J’ai dénié toute critique sur leur contenu. J’arrive désormais à un moment de ma vie, à la faveur des événements actuels, à une sorte de saturation qui fait remonter et expulser ce compromis indigeste! Je ne veux plus faire semblant.»
Une autre répond: «J'aurais bien voulu plus de développement. Et qu'il explique à quels compromis et contrition à des codes il s'est soumis. Ce malaise, je le ressens aussi vivement ces derniers temps. Mon vécu est peut-être différent parce que femme et parce que mon parcours universitaire était dans le prolongement de celui d'Alger. J’ai donc eu moins à me plier... Néanmoins du point de vue social, oui, il y a trop de non-dits et d’enfermements.
« X… et Y… ont été (et j'espère demeurent, qui sait?) de vraies amies au sens où elles m'ont beaucoup soutenue et aidée à divers moments de ma vie professionnelle et familiale. Nous avons partagé des moments intimes et personnels comme ils peuvent l'être entre amies. Elles sont intrinsèquement de gauche. Mais nous n'avons jamais évoqué le problème des Palestiniens et d'Israël! Une espèce d'accord tacite, par peur peut-être d'une rupture, alors que tant d'autres points nous liaient. Aujourd'hui, j'en parlerai. Pas de suite, car il n'y a pas de place pour une discussion calme. Trop d'émotions certainement des deux côtés.» Ceci est un exemple concret de ce que ressentent les intellectuels en cette période. J'ai d'autres amis intellectuels encore en exercice qui sont dans les mêmes réflexions et interrogations...»
Un autre commentaire va plus loin: «Nous sommes dévastés par le sacrifice des innocents et écœurés par l'attitude des occidentaux, la France en tête. On se dit que décidément ils nous Haïssent. Et j'ai beaucoup de mal avec ça. Nous en discutions toute à heure. Des Français nous haïssent c'est clair maintenant, au point d'en perdre toute retenue. En dehors des politiciens qui ne pensent qu'à leur élection, comment s'expliquer que des intellectuels, artistes, journalistes, écrivains, etc. s'associent à ce délire collectif raciste et anti-arabe?
Même P. Torreton, comédien très engagé a publié une tribune hallucinante pour soutenir le mouvement
Tout cela est une illustration vive des débats qui nous animent. Peu importe leur subjectivité, ils traduisent le malaise profond que nous ressentons.
Ce malaise est loin d’être récent. Il est lié à de nombreux épisodes que nous vivons depuis de très nombreuses années, héritage sans doute de l’histoire coloniale de la France, d’une part, et, de tous les évènements plus récents dont les attentats terroristes, d’autre part. Nous avons vécu en silence «Je suis Charlie» avec une libération de la parole islamophobe et de la haine des musulmans. La récupération politique a fait le reste et actuellement, Le Pen, Zemmour et leurs acolytes, xénophobes et racistes, se préparent à gouverner la France. L’incompétence du pouvoir actuel, sa faiblesse, sa soumission aux lobbys (parfois même contre l’intérêt de la France), toute cette ambiance lourde et de plus en plus insupportable, engendrent un entrecroisement, une collusion de différents problèmes, rendant l’analyse compliquée.
Ce qui est certain, c’est que les évènements de Gaza, leur traitement médiatique et politique sont en résonance directe avec ce que nous ressentons et ce que nous vivons en France. La réponse démagogique du gouvernement aux derniers événements dans les quartiers populaires en est une illustration parfaite. On brandit le bâton pour faire plaisir aux franges les plus extrémistes de l’électorat et pas une seule véritable mesure en faveur de la mixité sociale, en contradiction flagrante avec la tradition universaliste de la France. Encore une occasion manquée d’aller vers une véritable intégration de ces jeunes et un apaisement social. Toujours les mêmes, désignés du doigt, les mêmes coupables.
Nous le disons sans détour, la France a un grave problème. Sinon, comment expliquer que des citoyens français vont se battre au sein de l’armée israélienne, coupable, sans absolument aucun doute, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et que personne, vraiment personne, ne trouve rien à redire. Il sera même probable que ces criminels soient accueillis en héros par leur communauté à leur retour, les mains tâchées du sang des enfants de Gaza. Et nous, nous serions les spectateurs impuissants de cette ignominie? Nous avons tous assisté au lynchage médiatique de Karim Benzema qui a eu le malheur de simplement soutenir par un tweet les Palestiniens de Gaza. Nous assistons également tous les jours au traitement réservé aux sportifs qui choisissent de représenter les pays d’origine de leurs parents. Ils sont tous bannis et méprisés. Mais la participation d’un citoyen français aux crimes de guerre d’une armée étrangère ne pose aucun problème et n’est dénoncée par personne. Circulez, il n’y a rien à voir ! Illustration des plus parfaites des deux poids deux mesures. La France a choisi le camp des fractures et du séparatisme et l’encourage.
Nous avons pourtant vu comment ont été traités les jeunes enrôlés dans les rangs de Daech. Nous ne voulons faire aucune différence entre les Français criminels de guerre, peu importe leur bord ou leur idéologie.
Les évènements de Gaza ont eu pour conséquence de révéler et d’amplifier le malaise qui parcourt notre communauté. J’en parle avec mes enfants. Mes amis en parlent avec les leurs.
Et tous souhaitent et désirent de plus en plus ardemment aller vivre ailleurs, aller respirer un air moins pollué.
Le drame de la France, c’est d’une part une déviance manifeste, une trahison de son histoire et de ses valeurs fondatrices et d’autre part une classe politique incompétente, insuffisante, clientéliste, médiocre, dans l’incapacité totale de proposer un projet clair, fédérateur, de donner du sens à notre citoyenneté et à notre appartenance à la communauté nationale.
J’écoutais ce matin Bruno Le Maire prétendre que le France ne reconnait que des citoyens quel que soit leur origine. Qu’il me cite alors une seule action ou mesure dans ce sens? Bien au contraire, tout est fait pour diviser, jusqu’à la Présidente de l’Assemblée nationale, haut lieu de la représentation du peuple français, prétendre, sans honte, que la France soutenait Israël sans conditions. N’est-ce pas là une contribution scandaleuse de la part d’une dignitaire de l’État, à ces fractures que nous déplorons et dont nous souffrons ? Je ne citerai pas toutes les déclarations aussi ignobles les unes que les autres de la part des hommes et femmes politiques de ce pays. Ce serait trop long.
Le débat est encore long et complexe. Tout nous interpelle et amplifie notre malaise; la place des musulmans, la manière dont il sont traités, l’islamophobie que nombreux tentent de minimiser, voire de tenter volontairement de la faire passer pour le droit de critiquer l’islam, la manière dont les populations des quartiers populaires sont traitées, l’exclusion, les ségrégations dont elles sont l’objet, jusqu’à l’école qui aggrave et amplifie ces ségrégations, les tentatives d’invisibiliser les expressions de l’islam, la diabolisation des femmes voilées, les interdictions faites aux musulmans de s’organiser politiquement, leur représentation dérisoire et ridicule au sein des instances politiques, l’accusation fallacieuse de séparatisme faite à des populations volontairement ghettoïsées et marginalisées, la misère et la pauvreté qui se confond avec l’origine ethnique ou religieuse, faire représenter médiatiquement les musulmans, dans un but évident d’humiliation, par le prétendu imam Chalghoumi, un mélange de burlesque et d’opportunisme cru, et jusqu’à l’expression «Allah akbar» qui accompagne le musulman dans son quotidien, dont la signification est avant tout spirituelle pour célébrer la grandeur de Dieu, qui est diabolisée et assimilée à un cri de guerre. C’est pourtant ce même cri de «Allah Akbar» qui accompagnait les tirailleurs maghrébins qui se battaient pour la France. Mais la France a la mémoire courte.
Mohammed Taleb
Président de la Société Franco-Algérienne de Psychiatrie
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Mr Med Taleb, bonjour, je vous remercie pour cette explication exhaustive de la situation en France. C'est bien dommage qu'un pays comme la France soit sous cette pression instante, entretenue de l'extérieur, pour empêcher les voix libres de se faire entendre et pour expliquer la vérité aux citoyens. En tant que retraité j'ai très peu de contact, mais j'approuve ce que vous dîtes et je fais ce que je peux pour éviter tout accrochage. C'est vrai, on est plus libre dans le pays. Et merci.