Opinions - 04.07.2023

Mohamed Salah Ben Ammar: La théorie du complot ou l’opium du peuple

 Mohamed Salah Ben Ammar: La théorie du complot ou l’opium du peuple

Un ami proche, un homme de qualité, un citoyen respectable, éduqué, diplômé des grandes écoles, un honnête homme, patriote par-dessus tout m’a fait une confidence qu’il n’ose pas crier sur tous les toits: «La Révolution Tunisienne a été téléguidée de l’extérieur». Comment? Par qui? Pourquoi? On lui avait parlé de snipers blonds postés sur les toits et puis il trouvait que le départ précipité de Ben Ali n’était pas logique. A partir de rumeurs s’est construite une version hypothétique rapidement transformée en conviction: c’est forcément un complot ourdi de l’extérieur avec la complicité de tunisiens hauts placés! Mieux encore, la suite des évènements dans le monde arabe avait renforcé ses convictions. La seule explication plausible pour lui est qu’une main étrangère, une force extérieure, qui avait pour projet de diviser le monde arabe était derrière tous ces évènements. Les biais affectifs et cognitifs qu’il a mobilisés sont faciles à deviner, moins évident a été pour moi de les confronter aux faits qu’ils prétendent expliquer. Et dans mon environnement il est loin d’être le seul à adhérer à ces théories.

Les dictatures arabes, le désespoir de la jeunesse arabe ne peuvent-elles pas à elles seules expliquer la chute de régimes corrompus, ridicules, d’un autre temps? Certes disait-il, il y avait de ça mais ce n'était pas suffisant pour expliquer la suite. Ce grand chamboulement, pourtant prévisible et attendu, a été voulu par ceux à qui "cela profite"! Probablement, certainement même que pour différents motifs certains ont pris le train en marche mais de là à affirmer qu’ils ont organisé et déclenché les Révolutions, il y a un pas qu’il est réducteur de franchir. Mon ami avait ses convictions, il était de bonne foi, ceux qui diffusent ces rumeurs sans fondement l’étaient moins.

Par ailleurs, il convient de distinguer le complotisme de la propagation de rumeurs. C’est deux étapes chronologiquement différentes. L’un est un état d’esprit, un mécanisme de fonctionnement, un outil de propagande qui souvent se base sur l’autre, la rumeur, mais  «Les récits complotistes sont manichéens: ils mettent en scène une lutte entre le Bien et le Mal, un grand affrontement entre des forces lumineuses et des forces ténébreuses, ce qui les rapprochent des textes occultistes. Ils désignent des personnes ou des groupes comme des ennemis, traités en boucs émissaires. Or, il s’avère que ces caractéristiques des récits complotistes, loin d’être répulsives comme elles semblent l’être, ne sont pas étrangères au succès qu’ils rencontrent.» Pierre-André Taguieff dans «Les théories du complot».

A partir de rumeurs l’enchevêtrement des choses devient tel que manipulés et manipulateurs se confondent et changent de rôle inconsciemment.

L’opium des masses

De fait, depuis toujours les théories les plus folles ont circulé. Elles intriguent. Les études et recherches sur ce phénomène sont nombreuses et pluridisciplinaires: des historiens (R. Girardet, L. Poliakov, R. Hofstadter) des philosophes (K. Popper notamment), sociologues, psychologues (S. Moscovici), politologues, journalistes, anthropologues, sociologues, psychologues sociaux, cognitivistes, linguistes se sont penchés sur le sujet. Leurs travaux ont permis de mieux le cerner.

Actuellement tous ont un avis sur tout. La naissance d’une culture populaire globalisée instantanée a changé la donne. Avec les réseaux sociaux le phénomène a pris des dimensions internationales inquiétantes. La diffusion à grande vitesse d’images grâce à FB, Instagram, Twitter et autres, le partage des théories les plus folles et des chimères montées de toutes pièces sont de nos jours une arme entre les mains de pseudo-experts, de prédicateurs messianiques et autres manipulateurs. Le grand public crédule a désormais accès à tout et n’importe quoi, sans filtre. Il est en permanence abreuvé de croyances et de récits complotistes…et les démocraties en ont souffert.

Depuis toujours les délires apocalyptiques plaisent, l’ethnocentrisme, la menace, les délires paranoïaques trouvent des échos facilement. Ils ont provoqué bien des malheurs dans le monde. Adolf Hitler croyait en l’existence d’un grand complot organisé par les « Sages de Sion », mais Staline aussi a cru ou a bien voulu croire au « complot des Blouses blanches».

Déjà en 1789, l'Église et l’aristocratie pensaient que la Révolution était un complot, une manipulation menés contre la société française et en particulier contre le catholicisme par les protestants, les francs-maçons, les étrangers...

«La Terre est plate» «L’homme n’a jamais marché sur la Lune», «le 11 Septembre a été organisé par les sionistes», «L’attentat contre Charlie hebdo est une opération des services secrets», «Daech est une création de l’occident» «Le SIDA a été créé par des laboratoires et testé sur la population africaine» et bien évidemment le Covid-19 serait le fait de l’industrie pharmaceutique. Sans compter que les vaccins sont des outils entre les mains des grandes puissances qui veulent modifier nos gènes! Des croyances bien ancrées dans les esprits. Conservateurs, libéraux, socialistes ces théories n’ont pas de frontières politiques, c’est l’opium des masses, toutefois elles sont particulièrement prisées par les réactionnaires, les nationalistes, les populistes  et les régimes fascistes.

Une décennie à qualifier

En ce moment, les théories complotistes ont le vent en poupe chez nous et c’est un signe. De fait, nous constatons qu'après une décennie de sidération, le courant contre-révolutionnaire réactionnaire a repris la main. Avec un certain succès, il a joué sur la nostalgie de l’unité perdue de la Nation. Il magnifie un passé imaginaire où la vie aurait été paisible, la sécurité assurée. Pourtant, ce passé n’était pas si rose.

Une nébuleuse maléfique serait donc derrière tous nos malheurs? Les complotistes parlent souvent de l’avant comme d’une période glorieuse où l’on mangeait à sa faim, où l’école était un havre de paix où l’on pouvait se soigner sans avoir à se soucier d’argent, où les transports en public étaient rapides et fiables, où la vie culturelle était riche et épanouie où la presse était libre …et surtout le peuple était un et un seul uni et solidaire pour le bien et pour le mal.

Oubliées la répression, la dictature, la misère. En réalité leur idéal déclaré est que l’État assure la stabilité et cela ne peut être réalisé que par la force assurent-ils. Hitler parlait de l’ «Obéissance Joyeuse».

Quant aux relations internationales, ils en ont une vision néo-Darwiniste. Les Nations sont toujours en état de guerre larvée, les puissances étrangères ne pensent qu’à envahir le pays par la force sinon par la culture, la science, la technologie. Struggle for life.

Nous sommes entourés de prédateurs et seuls les plus forts survivront. Un climat propice à toutes les théories complotistes. Faire croire que la crise économique mondiale, la pandémie Covid, la faillite de notre modèle de développement, nos échecs sont voulus par les autres, les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur est une grave dérive, mais à qui profite ce discours?

Une démocratie fragilisée

Nous l’avions dit la théorie du complot est populaire, elle trouve de larges échos dans les sociétés en souffrance. Et c’est notre cas.

Elle alimente la défiance à l’égard du pouvoir politique, les élus, les représentants des pouvoirs publics, l’administration en un mot les élites. Qu'à cela ne tienne, nettoyons! Tout en réclamant à cors et à cris de la transparence dans tout et partout, les complotistes dénoncent, sans préciser de qui il s’agit exactement, les forces obscures qui s’agitent dans l’ombre pour gouverner. Ils jouent sur toutes les cordes pour attiser les divisions, les nationalismes, les régionalismes, les guerres de religions. Les démocraties ont été fragilisées et elles n’ont pas encore trouvé la bonne parade.

Retour aux fondamentaux

La violence des propos tenus par certains contre l’expérience démocratique tunisienne est alimentée par le complotisme. Il alimente la haine de la démocratie. La démocratie, disent ses ennemis, signifie l’anarchie, l’octroi de droits à ceux qui n’en sont pas dignes. Son pendant ne peut donc qu’être le déclin de l’autorité de l’Etat. Elle a rendu selon eux le pays ingouvernable. C’est choquant, car il ne s’agit pas d’analyse des erreurs faites mais d’un rejet en masse de tout ce qui a été fait. Un rejet total de l’idée même de démocratie qui devient synonyme de complot contre l’Etat. La solution? Michel Winock la résume en quatre étapes: première étape : Se convaincre que nous sommes aucunement responsables de la situation, c’est de la faute de forces obscures. 2- Seul un sauveur peut nous sortir de la situation. 3- Pour ce faire, il doit nous débarrasser de nos ennemis de l’intérieur et instaurer un ordre nouveau. 4- Seul un coup de force peut nous amener à la solution.

Soyons vigilants, entre les discours antidémocratiques et le complotisme, c’est un système de vases communicants. L’un se nourrit de l’autre. De vieilles démocraties ont failli basculer parce qu’elles n’ont pas su briser cet enchevêtrement: complotisme, rejet de la démocratie, complotisme, rejet de la démocratie… Ces théories alimentent la méfiance à l’égard des institutions et des élus, des corps intermédiaires… tout le monde est suspect jusqu’à preuve du contraire. Ces théories aveuglent et nuisent au processus démocratique. La solution aux défis qu’affronte le pays? D’abord être hermétique aux discours complotistes et œuvrer au renforcement de la démocratie.

Mohamed Salah Ben Ammar
 

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