Tunisie: le délabrement de la situation socio-économique, la cause n’est pas ce que vous pensez !
Par Ezedine Hadj-Mabrouk - De tous les avatars qui ont impacté et impactent encore la Tunisie, un seul (je dis bien un seul) se révèle plus pernicieux, plus dévastateur et plus exacerbant pour la Tunisie! En commençant avec les ravages du clan de Ben Ali (Trabelsias et autres) jusqu’à la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine en passant par la crise économique mondiale de 2008 (dite des subprimes); le soi-disant printemps arabe et la "révolution" de 2011; les divers attentats terroristes; la pandémie du Covid de 2020; la crise énergétique mondiale de 2021-2022; la crise libyenne et même le changement climatique mondial, de tous ces aléas et avatars un seul a ravagé les caisses, l’économie, les finances, l’emploi, la société tunisienne, l’administration, la jeunesse, les prix et tout le pays plus que tous les autres. Pire encore, son existence n’a fait qu’exacerber tous les autres !
Blessure auto-infligée
Ce seul avatar est "made in Tunisia" est causé par la classe politique tunisienne elle-même (au pouvoir et en opposition)! Cet avatar aux conséquences désastreuses multiples s’appelle Instabilité Gouvernementale (dite aussi instabilité ministérielle ou de gouvernance). C’est une blessure auto-infligée (a self-inflected wound) causée par nous-même contre nous-même! Tout le monde sait qu’il est impossible de gérer quoique ce soit et encore moins un pays en changeant de gouvernements tous les six ou douze mois. En 1996, une étude américaine (parmi tant d’autres) sur 113 pays analysant le lien existant entre l’instabilité politique et la croissance du PIB a conclu que "les pays avec une probabilité élevée d’effondrement gouvernemental réalisent un taux de croissance économique faible" si pas un taux carrément négatif comme par exemple en Tunisie qui a enregistré une «chute de croissance à moins 21,6% en glissement annuel, à la fin du 2ème trimestre 2020» et une baisse de 8,8% pour toute l’année 2020 par rapport à 2019. Le taux de croissance est resté négatif de 3% au 1er trimestre 2021.
Eh bien malgré cette évidence empirique et académique et malgré les leçons et les résultats négatifs qui crèvent les yeux, on a continué en Tunisie de changer depuis 2011 de gouvernements comme je change de chemises sans égard aucun à l’intérêt suprême du pays!
Soif du pouvoir
Tous aveuglés par la soif du pouvoir, par l’opportunisme, par l’intérêt personnel et au mieux par l’intérêt d’un parti politique, d’un syndicat ou d’un ramassis de partis politiques. Ce cancer a tellement impacté le corps politique du pays au point que certains ne savent plus par réflexe de Pavlov qu’appeler à la démission du gouvernement même s’il est encore en formation et de le qualifier de raté, de minable, d’incompétent et de tocard avant même qu’il prenne fonction! Aucune fibre patriotique n'a fait comprendre à ces sinistres politiciens qu’il n’est nullement de l’intérêt du pays de changer constamment de gouvernements. Après une dizaine de gouvernements ou plus en onze ans, on continue à entendre encore aujourd’hui des appels incessants à la démission et à l’effondrement du gouvernement en place formé seulement il y a juste une année (le 11 octobre 2021) et à la formation d’un nouveau gouvernement qui à son tour sera certainement contesté et qualifié (avant même de voir le jour) de raté, de minable, d’incompétent et de tocard et ainsi continue «la valse à mille temps» et le cercle vicieux de l’instabilité gouvernementale et la descente aux enfers du pays !
Durée raisonnable d’un gouvernement
A mon avis, la durée minimale d’un gouvernement devrait être au moins de trois ans mais mieux encore de cinq ans pour qu’il soit un tant soit peu efficace et responsable. Une évaluation objective de la performance et de la responsabilité d’un gouvernement ne peut se faire que sur la durée sinon c’est de la pure perversité et cynisme politiques! Cette durée minimale ne doit aucunement empêcher par exemple un gouvernement de se débarrasser du ou des ministres qui se révèlent au bout de quelques mois soit totalement incompétents soit corrompus soit les deux à la fois. En période de crise et de transition démocratique prolongée, il vaut mieux quand nécessaire et justifié remanier que de faire tomber tout un gouvernement qui souvent en Tunisie ne fait qu’effectivement commencer.
Rebelote
Le plus grave encore en Tunisie est que lorsqu'on change de gouvernement on fait sauter pratiquement tous les membres du gouvernement et on recommence tout à partir de zéro ou presque! Pire encore, chaque nouveau gouvernement vient atteint du syndrome de l’imposteur. Il fait table rase de tout ce qui a été fait par son prédécesseur en pratiquant la règle du "rebelote". Un narcissisme doublé d’un manque de confiance en soi (ce que les spécialistes appellent le narcissisme vulnérable) fait que chaque gouvernement et chaque ministre ne pense qu’imposer son propre cachet au détriment des règles de bonne gouvernance et aux programmes et projets commencés par ses prédécesseurs. Cette vulnérabilité est en grande partie dû à l’insécurité et à la vulnérabilité même du gouvernement. On n’a donc pas cessé depuis 2011 de tout effacer et de tout recommencer sans égard aucun aux conséquences sur les budgets, l’économie, la société et sur la bonne gouvernance et la bonne marche du pays! Paradoxalement, on ne réclame la continuité de l’Etat que pour le gonflement de la fonction publique et pour les engagements pris en hâte et en sapeurs-pompiers par les différents gouvernements de passage. Par exemple, l’UGTT (entre autres) n’hésite pas à réclamer et à exiger le respect et la tenue des engagements pris par des gouvernements qu’elle qualifie elle-même d’incompétents et de ratés ! La question se pose donc pourquoi valider et tenir des engagements pris par des incompétents et des ratés? Par définition, un mauvais gouvernement ne peut produire que de mauvais engagements.
Quel gâchis
D’autre part, est-il possible que des 300 ministres ou plus qui ont défilé depuis 2011 on n’a pas trouvé parmi eux une cinquantaine (50) voire au moins une trentaine (30) de ministres qui soient compétents, performants, intègres et patriotes pour former un gouvernement plus stable et par conséquent plus efficace ? Encore une fois, la soif du pouvoir, le narcissisme, l’égoïsme, l’irresponsabilité, le fricotage politique et le manque de patriotisme ont fait qu’on continue à gâcher et sacrifier la crème de la crème de ce pool des 300 ministres comme on a continué et continue encore à ignorer et à gâcher la crème de la crème de l’ensemble du pays!
Instabilité gouvernementale vs instabilité politique
Je suis de l’école qui fait la distinction entre instabilité politique et instabilité gouvernementale ou de gouvernance car la gouvernance va bien au-delà de la politique même s’il est difficile de désassocier les deux car la deuxième est souvent la résultante de la première. Mais en cas de crises majeures ou de périodes de transition prolongées comme c’est le cas en Tunisie, la sagesse conventionnelle veut que la priorité (pour ne pas dire la primauté) soit donnée à la gouvernance et non à la politique. Cette dernière peut toujours attendre un jour meilleur! La Tunisie aurait pu et peut toujours tolérer une certaine instabilité politique au profit d’une stabilité de gouvernance. C’était en quelque sorte le chemin pris par le Quartet du Dialogue National formé au mois de septembre 2013 qui a saisi un tant soit peu la différence entre la gouvernance et la politique en optant d’un côté pour un gouvernement de technocrates indépendants présidé par Mehdi Jomaa pour la gouvernance du pays et de l’autre un train de mesures et un calendrier séparé aux problèmes et questions politiques. Mais le Quartet a loupé le coche en limitant le mandat du gouvernement indépendant de Mehdi Jomaa à une année seulement ce qui a fait en réalité que prolonger l’instabilité gouvernementale. Il aurait opté par exemple pour une période de trois ans ou plus le pays n’aurait probablement pas connu le bilan désastreux d’aujourd’hui! Toutefois, le Quartet a bien mérité le Prix Nobel de la Paix 2015 que le pays n’a malheureusement pas su exploiter à cause justement de son instabilité gouvernementale!
En plus, l’instabilité gouvernementale ne fait souvent qu’exacerber davantage les méfaits des autres avatars mentionnés plus haut! Par exemple, on a fait tomber le 2 septembre 2020 le gouvernement Fakhfakh après seulement 6 mois d’existence et au pire moment c’est-à-dire juste au milieu de la pandémie Covod-19 ce qui a aggravé considérablement la situation sanitaire du pays. En une année seulement (de janvier à décembre 2020 – année du Covid), quatre (4) différents ministres ont défilé à la tête du ministère de la santé sous l’égide de trois (3) différents gouvernements!
Pas d’endossement!
Mon appel à une stabilité gouvernementale au moins momentanée en Tunisie ne devrait pas être interprété comme d’un côté un endossement ou une approbation du gouvernement actuel (Bouden) ni des gouvernements précédents ou de l’autre une préférence pour les gouvernements « éternels » que j’abhorre. Mon appel relève seulement du bon sens, de mon attachement à l’intérêt suprême du pays et du constat des effets dévastateurs de l’instabilité gouvernementale notamment fréquente, successive et persistante que connait la Tunisie ainsi que des leçons académiques et empiriques apprises dans ce domaine de par le monde. Ce qui nous ramène maintenant à se poser la question de faut-il changer de gouvernement après les prochaines élections législatives du 17 décembre 2022 ?
Sans aucun parti pris, ma réponse est bien sûr que NON, et ce, pour les raisons que je viens d’évoquer et pour le fait qu’il n’y a aucune nécessité constitutionnelle ou juridique vu la nature du prochain parlement et l’état d’exception du pays. Le président de la république qui a nommé le gouvernement Bouden il y a tout juste une année ne sera pas obligé selon la nouvelle constitution 2022 et selon la nature du prochain parlement de changer de gouvernement après les élections de décembre. Il peut certes procéder à un remaniement gouvernemental que j’espère sera fait pour renforcer, libérer et faire agir et faire parler le gouvernement qui est resté muet jusqu’à maintenant (la grande muette) ! Il devrait par la même occasion et entre autres réinstituer et réactiver le Conseil économique et social pour en faire un solide bras droit du gouvernement pour les questions économiques et sociales.
Un gage de continuité et de stabilité
Le maintien jusqu’à l’élection présidentielle de 2024 (si elle voit le jour) du gouvernement actuel (après les retouches requises) serait un gage de continuité et de stabilité, un gain d’expérience et un message positif à nos partenaires nationaux et internationaux notamment les investisseurs et les bailleurs de fonds dont la Tunisie a aujourd’hui grandement besoin. Il se trouve qu’une délégation du gouvernement Bouden vient tout juste de terminer une mission à Washington où elle a assisté à l’Assemblée annuelle de la Banque Mondiale et du FMI (du 10 au 16 octobre 2022) et surtout où elle a négocié le tant attendu accord de prêt avec ce dernier. Il semble que l’équipe gouvernementale a pu décrocher in extremis et à son crédit une Facilité élargie de crédit de 1,9 milliard de dollars US sur 4 ans et probablement à un taux d’intérêt de 4.2%. Cependant, cet accord de principe ne serait confirmé qu’après l’approbation du Conseil d’administration du FMI au mois de décembre prochain vraisemblablement après les élections législatives du 17 décembre en Tunisie. L’approbation et le maintien de soutien dépendront fort probablement des conditions générales et techniques de soutenabilité de la gouvernance du pays et d’exécution de l’accord de prêt.
De même, une stabilité gouvernementale serait aussi un message positif pour les agences de notation financière les Standard & Poor, Fitch et Moody’s qui accordent dans leur système de notation une importance de taille à la stabilité gouvernementale et macroéconomique (33%). Il y a juste une année, Moody’s a abaissé la note souveraine de la Tunisie de B3 à Caa1 tout en maintenant une perspective négative, et ce, pour refléter d’après son explication «l’affaiblissement de la gouvernance et une incertitude accrue quant à la capacité du gouvernement à mettre en œuvre des mesures à même de faciliter l’accès aux financements nécessaires pour répondre aux besoins de financement élevés, au titre des prochaines années ». D’après le Nasdaq « les obligations notées Caa1 sont jugées de mauvaise qualité et sont soumises à un risque de crédit très élevé».
De la folie
Enfin, Einstein disait "la folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent". La folie en Tunisie est justement de continuer de faire tomber les gouvernements juste quelque mois seulement après leur installation et de s’attendre à des résultats meilleurs or on fait en réalité qu’enfoncer de plus en plus le pays dans l’abime de la faillite. Ceci a fait que la seule donnée stable en Tunisie depuis 2011 est l’instabilité. Si «l’incertitude est l’ennemi du bien» (mon article de Leaders du 07juin 2018), l’instabilité persistante est le mal lui-même ! Et comme disait Athmene Daoudi «celui qui plantera l’arbre de la haine récoltera le fruit de l’instabilité».
Ezedine Hadj-Mabrouk
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Analyse plus que pertinente, pourvu qu'elle tombe sur des oreilles de sages. Le mal de ce pays est structurel et seule une révolution culturelle digne de ce nom est à même d'élever ce peuple du statut de paria, à celui membre à part entière des nations civilisées et pleinement démocratiquesNos vraies élites assument, de par leur complexe de supériorité et indifférence, une grosse part dans notre descente aux enfers et doivent se racheter, en se réconciliant avec leur rôle de conscience du peuple, pour préparer cette révolution culturelle tant attendue, sans laquelle les tunisiens persevereront dans l'erreur, l'échec et l'auto destruction.
Bravo pour cet article. L’auteur nous soumet une perspective innovatrice et une analyse percutante que je partage férocement. En effet, l’instabilité de la gouvernance est à mon avis le mal principal dont souffre le pays sans bien sûr négliger les autres facteurs cités par l’auteur. Encore une fois bravo.