Taoufik Bachrouch, des Barbaresques à l’Islamologie: Les chemins de traverse de la connaissance historique
Par Mohamed Kerrou - Il est rare qu’un historien moderniste s’aventure dans les méandres de l’islamologie, telle que produite par l’Occident hégémonique, depuis la Renaissance européenne jusqu’à l’époque contemporaine.
Pourtant, la dernière somme rédigée par le Professeur émérite Taoufik Bachrouch témoigne de cette capacité à suppléer l’événementiel par l’élan réflexif et à élargir les perspectives de la connaissance sociale et historique, du particulier vers l’universel.
Il s’agit en l’occurrence du gros volume de 700 pages récemment publié et consacré à l’Islamologie savante. Une croisade intellectuelle douce, Tunis, Éditions Arabesques, 2022. Une telle somme mérite lecture et débat en un temps où l’élite intellectuelle semble absorbée par la politique politicienne ou, à l’opposé, indifférente aux affaires publiques de la cité.
Déjà, dans ses travaux précédents consacrés à la connaissance historique de la Régence de Tunis au temps des Mouradites (Thèse de 3è cycle : Formation Sociale Barbaresque et Pouvoir à Tunis au XVIIe siècle, Tunis, Publications de l’Université de Tunis, 1977) et plus tard aux Husseinites (Thèse d’État : Le Saint et le Prince en Tunisie. Les élites du pouvoir et de la dévotion. Contribution à l’étude des groupes sociaux dominants (1782-1881), Tunis, Publications de l’Université de Tunis, 1ère éd. 1989, 2è éd. 2020), la réflexion théorique surplombait les faits historiques en vue de rendre compte de la dynamique d’ensemble de la société locale. L’historiographie gagnait de la sorte en teneur et renouait avec sa vocation originelle qui consiste à « sonder les recoins du passé et du présent…et à réveiller l’esprit de l’assoupissement et de la suffisance », selon l’analyse d’Ibn Khaldoun dans La Muqaddima.
L’Islamologie savante tranche avec les travaux antérieurs, notamment ses livres les plus récents publiés chez les Éditions Arabesques dirigées par Moncef Chebbi et consacrés à La République des Deys en Tunisie 1591-1675 (Tunis, 2020, 1ère éd., 1992) et à La Course et Corsaires en Tunisie dans la première moitié du 17ème siècle (Tunis, 2020).
Tandis que ces deux monographies couvrent la période chronologique des XVIe et XVIIe siècles, en axant le propos sur le rôle des militaires à l’intérieur et sur la piraterie à l’extérieur des frontières maritimes – « la h’irâba à terre étant le pendant de la piraterie en mer », dit l’auteur dans son étude sur le capitaine Turco Genovese Osta Morat –, l’essai sur l’islamologie sonde la vision chrétienne de l’islam, une vision extérieure et à prétention scientifique.
Contrairement aux stéréotypes répandus des deux côtés de la Méditerranée, cette vision ne véhicule pas nécessairement une image négative de l’islam. Au contraire, des théologiens médiévaux occidentaux ont été ouverts au message de l’islam et des voyageurs de la Renaissance ont été élogieux vis-à-vis du message coranique et prophétique.
Dans l’ensemble, la vision islamologique de l’islam visait à doter l’islam d’une identité propre et, par conséquent, à cultiver une image de Soi et de l’Autre. Telle est la thèse fondamentale de l’historien Taoufik Bachrouch dans sa somme monumentale consacrée à l’islamologie savante. Une somme variée et richement documentée à travers laquelle l’auteur a non seulement beaucoup lu, comme en témoignent les nombreuses références citées dans le texte, mais également débattu à fond, en adoptant un point de vue critique, avec la production abondante des orientalistes et autres islamologues occidentaux.
Il en est résulté une maîtrise parfaite du sujet traité et une aisance au niveau de la cohérence du propos et de l’argumentation, même si le lecteur ou lectrice est convié à patienter pour cerner la configuration d’ensemble de la l’islamologie. D’autant plus que le plan du livre semble éclaté en raison de la diversité des thèmes abordés : l’islam, l’islamologie, le judéo-christianisme, le Coran, la figure de Mahomet, le féminisme et l’islam, la violence, la Bible, la foi, la raison, la révélation et l’histoire, le réformisme, le modernisme… et les nouvelles lectures de l’islam.
Tout y est dans ce kaléidoscope où le néophyte risque d’être perdu et désorienté dans ses convictions et ses espérances. Cependant, le projet est doté d’une idée-force déjà énoncée plus haut et d’une finalité des plus claires, à savoir que «l’islamologie qui est interprétée en termes de défi offre l’opportunité de se pencher sur ses thèses et de mieux comprendre par la même l’islam dans le miroir de l’autre. D’où l’intérêt de la présente contribution».
Cet intérêt réfère à la lucidité de l’auteur ainsi qu’à sa modestie intellectuelle dans la mesure où il ajoute, dans la foulée, conscient qu’il est des limites de son projet d’écriture : « Mais, à vouloir trop embrasser, on finit par ne pas pouvoir tout dire. L’ensemble a été conçu dans un souci de vulgarisation et ne manque pas de faiblesses assurément. Ce survol historique, foisonnant, ne dit pas tout. Il appelle de nouvelles analyses pour mieux connaître et de façon exhaustive, la position de la chrétienté face à l’islam dans une double perspective de la rencontre interculturelle et de dialogue interreligieux sans arrières pensées. » (Page 697).
Dans l’Avant-propos, l’historien Taoufik Bachrouch prend le soin de préciser son objectif de recherche, à savoir que « l’islamologie mérite d’être connue, ne serait-ce qu’à titre de curiosité, en tant que produit intellectuel. Nous sommes certes conscients des défauts qui déparent cette présentation. Ses lacunes sont nombreuses pour la simple raison qu’on ne peut tout dire. Ce n’est pas un travail d’islamologie exhaustive. Mais celui d’un historien tenté par un exposé méta historique sur la question. » (Page 15).
Parce que l’islamologie n’est pas une science objective et parce que sa perception de l’islam est jugée défavorablement par un grand nombre de Musulmans, l’historien Bachrouch a voulu réhabiliter ce savoir en le contextualisant et en montrant ses limites intrinsèques par le biais d’une méthodologie rigoureuse, tout en attirant l’attention sur l’importance de la connaissance de l’islam et de l’islamologie, en un temps de chambardement des repères identitaires, celui de la globalisation actuelle avec ses flux d’échanges continuels et ses mutations sociologiques profondes.
C’est à « une croisade intellectuelle douce », comme le précise le sous-titre du livre, que nous convie l’historien Taoufik Bachrouch, dans son livre érudit sur l’Islamologie savante, une sorte de « récapitulation qui n’est ni un manuel, ni une étude de fond, ni un traité », mais plutôt un genre de dictionnaire ou de thésaurus destiné à stimuler la connaissance, cette qualité intellectuelle de l’auteur qui clôt par là une belle et riche carrière d’enseignant-chercheur.
En refermant le volume, le sentiment de reconnaissance s’impose envers l’auteur qui transmet généreusement à ses contemporains et aux générations futures le goût de la curiosité intellectuelle qui l’a toujours animé dans ses travaux de recherche.
D’une manière ou d’une autre, l’historien qu’il est et les lecteurs et lectrices que nous sommes et pourrions être, aujourd’hui et demain, adoptons l’un des précieux Conseils scientifiques de la physicienne Shirley Ann Jackson : « Chérissez votre curiosité et cultivez votre imagination. Ayez confiance en vous. Ne laissez pas les autres vous imposer des limites. Osez imaginer l’inimaginable. »
Islamologie savante
Une croisade intellectuelle douce
Par Taoufik Bachrouch
Éditions arabesques, 2022
Mohamed Kerrou
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