News - 26.02.2022

Tahar Bekri : Mohamed Fitouri, poète arabo-africain

Tahar Bekri : Mohamed Fitouri, poète arabo-africain

Parmi les anomalies, encore persistantes, au sein des littératures africaines, question de langues et de spécialités oblige, la méconnaissance regrettable des unes envers les autres, réalité qui fausse amplement l’histoire littéraire du continent. Tel est le maillon manquant à l’approche de la question de la négritude, où l’une de ses voix majeures, reste quasi ignorée par nombre de critiques et de lecteurs francophones, tout simplement, parce qu’elle s’est exprimée en arabe, je veux dire, le poète soudano-libyen, Mohamed Fitouri.

Mohamed Fitouri est né en 1936, au Darfour, au Soudan. Enfant, ses parents s’établissent en Alexandrie où il fréquente l’école coranique et un collège religieux puis poursuit ses études supérieures à l’Université religieuse d’Al-Azhar, au Caire. Très tôt, il travaille dans la presse littéraire arabe soudanaise et égyptienne, engagé par Anouar Sadate - dont la mère est nubienne - et qui dirigeait alors, un journal. En 1955, à l’âge de dix-neuf ans, il publie son premier recueil de poésie, Aghani Ifriquiya (Chants d’Afrique) qui s’affirmera comme une voix originale, des plus fortes. Suivront de nombreux recueils et ouvrages consacrés à l’Afrique, ‘Achikun min Ifriquiya (Un amant d’Afrique), 1964 ; Udhkurini ya Ifriquiya (Souviens-toi de moi, Afrique), 1965 ; Suqout Dabchalim (La Chute de Dabchalim)(1) (2), 1968, un dernier ouvrage, Aryanan yarkusu fi shams (Nu dansant dans le soleil), 2005. Le succès de ces recueils, réédités plusieurs fois, ne s’est jamais démenti.

Dès 1968, il occupe différents postes administratifs comme conseiller culturel près La Ligue arabe, expert et « ambassadeur » dans différentes capitales arabes, le Caire, Beyrouth, Rabat, etc., représentant la Libye. Mohamed Fitouri semble avoir obtenu cette nationalité après avoir été privé de la soudanaise par le pouvoir autoritaire de Jaâfar Numeiri qu’il a critiqué sévèrement après qu’il a renversé le régime d’Abdel Khaleq Mahjoub. Mais surtout parce que l’un de ses grand-pères était libyen.

Toute la révolte du poète prit naissance, à cause de ce grand-père qui acheta comme esclave, son épouse noire. C’est elle qui va nourrir le ressentiment chez le petit enfant et lui fait prendre conscience de la condition des Noirs. Il ne cessera, tout le long de sa vie et de son œuvre poétique, de se référer à cet épisode douloureux qui va le marquer : « J’écris sur le continent africain, ses problèmes et sur les souffrances de l’homme noir. Ma grand-mère qui m’a élevé et que j’ai citée plus d’une fois, s’appelle Zohra. Elle fut enlevée et vendue à un marchand d’esclaves qui est mon grand-père, Ali Ibn Saïd Al Jahmi. Il est libyen, de Benghazi, originaire d’Assiout, en Egypte. C’est elle qui fixa en moi le sentiment de l’humiliation. Elle disparut de sa tente au Darfour, bien qu’elle fût princesse. L’âme de cette femme m’habita depuis que j’étais petit enfant. C’est pour cela, quand j’ai commencé à écrire en Alexandrie, je n’ai pas écrit à partir d’une expérience personnelle mais à partir de la vie de cette femme qui me transmit son âme. Je n’ai pas exprimé mes souffrances mais les siennes, la douleur de l’exil et de l’esclavage qu’elle a vécus. »(1)

Dans son parcours poétique, comme dans l’élaboration de sa vision du monde, Mohamed Fitouri n’a cessé d’aller à la recherche des traces des Noirs dans la culture arabe et musulmane pour se référer ensuite, à la culture universelle. Jeune, il s’intéressa aux récits populaires oraux du poète Noir, ‘Antara Ibn Chaddad. ‘Antara, poète et guerrier, est un esclave qui chanta son amour pour une femme blanche, ‘Abla, belle de la tribu arabe, Banou Abs. L’amour de ‘Antara et ‘Abla devint une légende populaire, célébrée par le chant et la poésie. Mohamed Fitouri raconte comment il fut marqué par ce poète noir qui s’affirma par sa personnalité, lutta pour sa liberté et son amour. Comme on le sait, ‘Antara fait partie des poètes de l’Arabie pré-islamique, la Jahiliya, et sa Mou'allaqua est l’une des sept ou dix meilleures qaçidas, grands (poèmes suspendus). Le jeune Fitouri n’était pas sans être fier de découvrir l’existence de ce poète noir et de se mesurer à lui, pour sa parole quasi proverbiale : « Kurr wa anta hurr » (Attaque et tu seras libre). Toute la poésie de Fitouri sera une conquête de la liberté, une affirmation de l’être.

Chantre de la négritude, il met en valeur les figures noires appartenant au patrimoine culturel arabe. Tel, le personnage central, Abou Zeid al-Hilali, dans la Geste hilalienne,  geste médiévale qui retrace l’épopée des tribus de la haute Egypte qui partirent au 11ème siècle vers la Tunisie afin de punir un souverain scissionniste. Narrée et dite en poésie bédouine et populaire, elle glorifie «la taghriba », l’exil des Hilaliens et leur expédition vers le Maghreb. Même si dans les faits historiques, les Hilaliens ravageront tout sur leur passage, comme le rappelle le grand historien Ibn Khaldoun. Pour le poète, il ne s’agit pas d’Histoire mais de célébration et de chant épique. Il n’était pas étonnant de le voir se comparer à ces Noirs, héros positifs et restituer, dans son œuvre, l’image de personnages marginalisés dans la culture arabe académique. Et s’il cherche, dans ces héros noirs, des repères, c’est que sa propre réalité est loin de l’être. Comme il le rappelait, à différents endroits, dans des entretiens ou des écrits, il vivait une tragédie personnelle et se considérait comme « Petit, Noir et laid ». Ses premiers poèmes font clairement écho à ce sentiment :

Pauvre oui et laid

Laid 

Comme la couleur de l’hiver

Comme la couleur des nuages

Sa blessure ne peut être dépassée que par la rêverie et la révolte :

Il embrasse ses tristesses en silence

Mais toujours rêveur

Et dans le cœur les étincelles des étoiles (1)

Et c’est dans la poésie du Tunisien, Aboulkacem Chebbi (1909-1934) qu’il va trouver un soutien à son cri de révolte, son chant pour la liberté. A. Chebbi, l’auteur de Aghani al Hayat (Chants de la vie), le poète romantique, moderniste, et anticolonialiste, dont l’œuvre dénonce la tyrannie et l’humiliation des peuples va concilier chez Fitouri, négritude et arabité. Certes, il y a d’autres écrivains arabes d’Al-Mahjar (L’exil en Amérique latine et en Amérique du Nord) comme Khalil Jibran dont il appréciera les réflexions philosophiques et les poésies en prose, ou à l’époque classique, les poètes, Al Maârri et Abou Tammam, etc., mais c’est en Chabbi qu’il a un vrai allié contre toutes les formes de servitude, contre toutes les oppressions. Comme Chebbi, Mohamed Fitouri veillera à ce que sa poésie soit un chant pour la dignité humaine. Politiquement, il évoluera vers le nationalisme arabe qu’il ne quittera plus, même si ses derniers écrits relatent la désillusion et la tragédie arabe. D’une souffrance première du jeune Noir, sa poésie dit, peu à peu, la réalité arabe récente avec pessimisme. Tout en mêlant négritude  et arabité.

Paradoxalement, son discours n’a pas toujours été bien admis par les siens, qui le condamnèrent à la parution de son premier recueil pour avoir décrit et dénoncé une telle situation, jugée humiliante et choquante. Comment a-t-il osé peindre une telle réalité et la présenter à la face du monde ? La réponse du poète était de refuser de participer au silence et de taire la condition avilissante des Noirs. Ce non-dit dans la culture arabe que l’histoire littéraire ne relève pas et qui est resté sans dénonciation franche. Des générations entières ont appris la satire du grand poète, Al-Mutanabbi (10ème siècle) adressée à Kafour Al Ikhchidi, prince d’Egypte, d’origine mamelouk, les anciens esclaves turcs:

N’achète l’esclave qu’avec lui un bâton

Les esclaves ne sont qu’impurs et misérables

Ce mépris-là sillonne l’imaginaire littéraire arabe depuis des siècles. Et quand Fitouri vient crier haut son rejet, des voix intellectuelles arabes s’élèvent et non des moindres, comme celle du penseur Mahmoud Amin Al ‘Alem pour culpabiliser le poète et le considérer comme « briseur » de l’Unité arabe. Ainsi une polémique éclata entre les deux hommes dans la revue libanaise Al-Adâb. Amin Al Alem reprocha à Mohamed Fitouri de diviser la cause du prolétariat et des masses arabes, jugeant que Noirs et Blancs sont sous le même joug du colonialisme et de l’exploitation par le capital et le capitalisme. Noirs et Blancs sont exploités de la même manière et le poète Noir ne peut être à l’origine d’une telle division. Le penseur égyptien n’accepta pas que la tragédie personnelle du poète fût élargie à l’ensemble de l’Afrique et du Monde arabe. C’est l’œuvre d’un poète malade, dit-il. La réponse de Fitouri fut qu’Amine Al Alem ne pouvait saisir la vérité de sa tragédie personnelle, ni de son expérience humaine, qu’il n’a pas vécues, pas plus, il ne pouvait comprendre les marques de l’esclavage, ni les souffrances provoquées par l’Histoire. Cela n’empêchera pas Amin Al Alem de préfacer, plus tard, un livre de Fitouri. Ce débat est rarissime dans la culture arabe contemporaine. De la vérité d’être Noir, Fitouri fonde une poésie confrontée à la violence de l’Histoire, écrit une œuvre poétique moderne:

Je n’ai trouvé qu’une fenêtre dans ton ciel
Mouillée de mes larmes
J’ai collé mon œil contre la vitre
Peut-être te verrais-je
Peut-être me verrais-tu
Errant comme une envolée d’oiseaux
Pris par ta distance
Pourquoi me fais-tu signe de loin
Me laissant bouche bée
En entrant dans une forêt d’orgueil
Pourquoi t’absentes-tu ?

Zahr al-kalimat (Fleurs de mots)(1)

La poésie de Fitouri s’inscrit, dans sa dernière période, dans le registre soûfi, comme si les idéologies libératrices, qui ont mobilisé l’être arabe et africain depuis des décennies, n’ont pas réussi à briser les chaînes de la servitude et l’ont poussé, au-delà des échecs successifs et répétitifs, politiques et historiques, à aller au plus profond de la douleur intérieure.

La négritude, comme l’arabité, ne peuvent continuer à véhiculer des expressions littéraires qui s’ignorent mutuellement. L’œuvre de Mohamed Fitouri a constitué un pont entre l’Afrique et le Monde arabe, sa poésie est à la croisée des chemins, géographiques et historiques, lieu de rencontre de civilisations illustres :

J’écris à propos de ton époque
Comment s’est éteinte sa splendeur
Comment ses jambes boitent et vieillissent
A chaque instant sous les neiges de l’éphémère
J’écris à propos de ton époque

Bidpay dit, le sabre embrassant le sabre :

Fausse est ton époque, son feu est prisonnier

Son soleil est naufragé
Seule la poésie est l’homme et la vérité(1)

Tahar Bekri

Notes
(1). Toutes les citations et extraits de poèmes sont de notre traduction. Cf. Mohamed Fitouri, Al–A’mâl Achchi’riyya Al-Kâmila, (Œuvres poétiques complètes), Vol. I, Ed. Al-Haya  al misriyya lil-kitab, Le Caire, 1998.

(2). Dabchalim, roi d’Inde qui a commandé à Bidpay un livre de sagesse que traduira plu tard Ibn Al Muqaffa’ du perse, Kalila et Dimna.
 

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