Le free-riding est-il le principal obstacle à la gouvernance mondiale ?
Par Afif Traouli. Diplômé en économie du développement de l'université Grenoble-Alpes
Introduction
La notion de gouvernance mondiale peut être définie comme l'ensemble des processus par lesquels des règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées. Appliquée à l'économie mondiale, cette gouvernance accompagne l'ordre économique international, instauré depuis les années 1990-2000 après la chute du Mur de Berlin et succédant au Nouvel Ordre Economique International et aux accords de Bretton Woods.
La théorie des régimes internationaux est une grille d’analyse qui permet d’étudier les obstacles à la gouvernance de l'économie mondiale, notamment les approches néolibérale et néoréaliste traitant respectivement des sujets de la collaboration et de la coordination entre les Etats. L'accent sera mis en particulier sur les problèmes d'action collective et non sur le problème de la normalisation permettant la réduction des coûts de transaction.
Les libéraux ont abordé le problème de free-riding en tant qu'obstacle à la collaboration et aux vertus de la coopération dans le cadre de la théorie des régimes internationaux. Cette coopération est censée créer un environnement international favorable aux échanges économiques et contribuer à la préservation de la paix dans le monde.
La théorie des jeux offre à cet effet un cadre conceptuel utile aux programmes de recherche en Economie Politique Internationale permettant d'éclairer les prises de décisions en se basant sur des modèles d'optimisation répondant à la question centrale suivante : Comment les Etats égoïstes peuvent-ils coopérer et renoncer à une part de leur souveraineté dans un système international anarchique dépourvu de gouvernement international ?
Le free-riding constitue un obstacle important à la coopération mais il n'est pas l'unique problème à résoudre. La redistribution de la puissance à l'échelle mondiale replace le problème de la répartition des gains au centre des difficultés rencontrées par la gouvernance de l'économie mondiale et en fait le principal enjeu des Etats aujourd'hui.
Le free riding, un obstacle à la gouvernance économique mondiale
Le courant libéral considère que l'implication des Etats dans un processus de coopération et d'intégration a permis des succès “à célébrer” comme la relance du commerce international après la deuxième guerre mondiale et l'émergence économique de pays comme la Chine et l'Inde. Dani Rodrik soutient à cet effet que ces succès démontrent que “le commerce est préférable à l'autosuffisance, les incitations sont importantes, les marchés sont un moteur de la croissance”.
Tout l'enjeu est d'amener les acteurs à délaisser leur préférence pour la non-coopération et le protectionnisme afin d'atteindre collectivement un objectif supérieur à ce qu'ils auraient pu réaliser seuls grâce à l'action collective étant donné que des mesures fondées sur l'intérêt national se retournent contre tous (et que) sans coopération internationale, la défense de l'intérêt national se retourne alors contre l'intérêt national lui-même. C'est ce qui est advenu pendant les années 30 quand l'escalade du protectionnisme et l'augmentation des droits de douane ont ravivé les tensions qui ont participé au climat délétère qui a précédé la deuxième guerre mondiale.
Les acteurs peuvent avoir un intérêt commun à coopérer, mais des préférences divergentes les incitent à ne pas coopérer. C'est ce qu'on appelle le Dilemme du Prisonnier, une configuration où la pire issue collective serait l'absence de coopération, une configuration “pareto déficiente” où chacun refuse de renoncer à son optimum et opte pour des comportements de free-riding. Les acteurs se situent initialement dans une stratégie dominante d'absence de coopération caractérisée par une situation stable mais non satisfaisante. Cette situation est toutefois préférée par les acteurs à la coopération qui permet d'atteindre un optimum de Pareto.
C'est Kindleberger (1986) qui a permis de transposer cette analyse sur la gouvernance de l'économie mondiale en affirmant que l'ouverture commerciale, par exemple, est un « bien ollectif international ». L'économie s'avère ainsi, contrairement à la politique internationale, un jeu à somme globale positive permettant des gains absolus pour tous les acteurs impliqués.
Dans un système international anarchique et décentralisé, les Etats ne sont en effet pas naturellement incités à la coopération en raison de leurs intérêts différents. Ce problème de collaboration résulte du dilemme d'intérêts communs.
Ainsi, des incitations de la “logique de l'action collective” peut permettre de sortir de ce dilemme en mettant en avant les avantages absolus que les acteurs gagnent grâce à l'action collective et la coopération et des incitations sélectives positives (comme celle des clubs par exemple). C'est ainsi que le G7 et le G20 sont devenus des institutions incontournables de la gouvernance de l'économie mondiale.
Le problème de la coordination au cœur des conflictualités autour de la gouvernance mondiale
Si la gouvernance de l'économie mondiale se trouve aujourd'hui en proie à des questionnements et des remises en question, ce n'est pas seulement, ni même principalement, dû à un problème de collaboration mais à ce que Stein appelle le dilemme “d'aversions communes”, une configuration où les acteurs sont disposés à coopérer pour réaliser des gains collectifs et où le problème de l'aspect bénéfique de la coopération est résolu. Mais les acteurs, tout en admettant que la coopération leur est bénéfique, rencontrent l'obstacle de la répartition des coûts et des gains. La coopération n'est donc plus une finalité ou une solution mais le moyen d'atteindre un équilibre satisfaisant pour les parties prenantes grâce à la négociation et à la coordination.
Cette configuration, mise en avant par les néoréalistes, traduit une conception de la coopération internationale comme un jeu à somme nulle, poussant les acteurs à porter leur attention essentiellement sur les implications de la coopération sur leur position de pouvoir et leurs gains (et coûts) relatifs plutôt que sur les gains absolus qu'ils peuvent espérer.
Partant, la préoccupation majeure des Etats devient l'obtention de concessions importantes leur permettant d'améliorer leur puissance. Ces gains ne sont d'ailleurs ni nécessaires ni suffisants pour favoriser la coordination, les accords internationaux devant garantir en premier lieu la préservation, ou du moins, le maintien de la position de pouvoir des acteurs. L'équilibre et l'équité sont ainsi remis au centre de l'action collective. Le souci des Etats est d'éviter que d'autres soient plus avantagés par la coopération et affirme qu'un “Etat qui ignore l'équilibre des forces peut subir d'énormes dégâts”.
La théorie des jeux offre un cadre d'analyse propice à l'analyse de cette situation dans la configuration de la querelle de ménage (ou bataille des sexes) qui met en avant le partage des gains collectifs. Dans cette configuration, un État refusera d'adhérer à un accord de coopération, le quittera ou limitera fortement son engagement dans un accord de coopération s'il pense que ses partenaires réalisent, ou sont susceptibles de réaliser, des gains relativement plus importants. C'est la situation qui a prévalu par exemple lors des négociations européennes autour du plan de relance post-covid.
L'utilité pour l'Union européenne dans son ensemble était admise par tous les intervenants mais a donné lieu à des négociations ardues pour que chaque Etat garantisse des gains relatifs conséquents qu'il peut faire valoir auprès de son opinion publique.
Pour les réalistes, le comportement des acteurs peut prendre en compte l'impératif de survie mais également le souci d'autonomie et d'indépendance. Néanmoins, les aversions communes n'empêchent pas la coordination et la négociation, afin de trouver une issue acceptable par toutes les parties. Les négociations peuvent exister même entre des ennemis au cœur d'un conflit armé.
Dans ce cadre, on peut considérer que la redistribution du pouvoir consécutive à la place grandissante des économies émergentes dans le système économique international est à même de favoriser une attention particulière des Etats aux gains relatifs de chacun. Cela peut expliquer les difficultés rencontrées dans plusieurs processus de négociations multilatérales portant sur le commerce international ou les investissements étrangers. C'est ainsi qu'un des points de discorde dans les négociations du commerce international actuellement est le désir de changer les règles applicables à certains pays de manière à prendre en considération leur statut de pays émergents qui ne peut être confondu avec celui du reste des pays en développement. Cette volonté s'est confrontée au refus de ces mêmes pays émergents, soucieux de préserver leurs intérêts et de ne pas compromettre leurs chances d'augmenter leur niveau de puissance économique. Des difficultés similaires ont été rencontrées lors des négociations d'un régime international de l'investissement en raison des divergences de préférences des pays développés et de ceux en développement.
La gouvernance de l'économie mondiale sera amenée à résoudre ce type de problèmes dans l'avenir à mesure que la nouvelle répartition de pouvoir donne lieu à de nouvelles stratégies des puissances économiques.
Dans le même ordre d'idées, un changement de la distribution de la puissance affecte les préférences des acteurs et le régime peut évoluer sans que ce soit nécessairement le cas, l'issue étant conditionnée par les préférences mais aussi par d'autres changements comme ceux technologiques par exemple. Le régime peut donc également changer sans modification de la distribution de la puissance, comme cela risque de s'opérer à la suite de la pandémie de la covid-19 qui a remis à l'ordre du jour des considérations de temps, d'espace et de souveraineté qui risquent de ralentir le processus de l'intégration économique et de la mondialisation.
Comme le souligne Berthaud ‘’rien n'indique à ce jour que les puissances émergentes aspireraient à instaurer un ordre non libéral, ni même à contester l'institutionnalisme libéral” mais certains émergents pourraient exercer le leadership qui leur reviendrait s’ils poursuivent leur trajectoire économique et ce, en remettant en cause les règles de la gouvernance de l'économie mondiale ou la répartition des gains tout en maintenant un ordre qui leur est globalement bénéfique”.
Conclusion
Longtemps mis en avant par les économistes néolibéraux comme la principale menace à la gouvernance mondiale, le free-riding semble être moins préoccupant du fait de l'intégration économique croissante, y compris des pays émergents. Aujourd'hui, rares sont les Etats qui déclarent vouloir se désengager des institutions économiques multilatérales (OMC, FMI...) et la question devient moins de savoir si les acteurs acceptent ou non de coopérer pour produire un bien collectif mais de comprendre comment le souci de la répartition des coûts et des gains, dans une configuration de redistribution de la puissance, risque d'entraver la gouvernance économique mondiale.
Le retour en force de la problématique des gains relatifs marque un certain désenchantement par rapport aux promesses optimistes de prospérité partagée suggérées par les néo-libéraux.
Dans un monde en pleine reconfiguration, où certains pays s'apprêtent à atteindre un leadership économique à même de rabattre leurs cartes de la puissance, il serait utile de mieux appréhender le problème de la coordination dans le système économique international en réhabilitant les concepts de puissance et de gains relatifs.
Afif Traouli
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