News - 18.11.2021

Concilier justice sociale et préservation de la planète: Rompre le cercle vicieux des inégalités

Concilier justice sociale et préservation de la planète: Rompre le cercle vicieux des inégalités

Par Professeur Samir Allal - Dans un contexte d'accroissement des inégalités et de chômage, les politiques environnementales et de lutte contre le changement climatique sont souvent perçues comme des contraintes supplémentaires, quand elles ne sont pas qualifiées de mesures anti-pauvres. Pourtant, il existe un lien étroit entre injustices environnementales et sociales.

Un lien évident entre la dégradation de l’environnement et les inégalités sociales

Ce lien s'apparente à un cercle vicieux. Les plus modestes ont en effet moins accès aux ressources environnementales comme l'eau, l'énergie ou une alimentation de qualité. À titre d'exemple, un Tunisien a très faible revenu se contente de 4 kWh d'énergie pour l'ensemble de ses besoins, quand ses compatriotes aisés consomment dix fois plus d'énergie. En France, les 10 % les moins aisés consomment 73 kWh par personne contre 262 kWh pour les 10 % les plus riches.

Il en va aussi pour les catastrophes climatiques, inondations, sécheresses, désertification ou tempêtes: les plus modestes y sont plus exposés et plus vulnérables. Au Maroc, parmi les 10 % les moins aisés, 16 % habitent dans des zones à risque d'inondation, contre moins de 1 % parmi les 10 % du haut revenu. Idem au niveau mondial: plus de 2,5 milliards de personnes vivent à moins de 100 km du littoral, et parmi elles, plus de 75 % habitent dans un pays en développement.

Si les plus modestes sont disproportionnellement touchés par les conséquences du changement climatique et les dérèglements environnementaux, ce sont pourtant celles et ceux qui y contribuent le moins.

Au niveau mondial, les 10 % les plus aisés (principalement des Américains et des Européens, mais aussi des riches Chinois Saoudiens ou Latino-Américains) émettent 45 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tandis que les 50 % les plus modestes seulement 13 %.

Sortir des inégalités: vers un nouvel État social

Concilier justice sociale et préservation de la planète est possible, mais cela demande de franchir une nouvelle étape dans la construction de l'État social, qui devra être repensé afin d'articuler prise en charge des risques environnementaux et outils traditionnels de la protection sociale.

Il faut d'abord de nouveaux outils de mesure et de cartographie des inégalités environnementales. Le produit intérieur brut (PIB), qui continue d'être utilisé comme une boussole du progrès, ne prend en compte ni la question des inégalités, ni la dégradation de l'environnement.

La mise en œuvre par les Nations unies des Objectifs de Développement Durable, mérite d'être saluée. L'adoption de métriques communes pour mesurer le progrès sur plusieurs dimensions est loin d'être suffisante, mais c'est une réelle avancée. Il suffit désormais de mettre les gouvernements devant leurs responsabilités.

Il convient ensuite de mettre en cohérence les politiques sociales classiques et les politiques de protection de l'environnement et du climat. La fiscalité écologique – taxation du carbone ou suppression des subventions aux énergies fossiles – peut être un puissant outil à cet égard. Dans les pays en développement notamment, les aides d'État aux énergies fossiles bénéficient largement aux plus aisés qui ont un mode de vie plus polluant que les autres. Supprimer progressivement ces aides relève d'une mesure à la fois sociale et environnementale.  Les pays qui ont procédé à ce type de réforme, ne s'y sont pas trompés.

Enfin, l'État social devra regarder à la fois vers le haut et vers le bas. Les politiques sociales menées à l'échelon national sont vite démunies face à la hausse des inégalités sociales et environnementales. Les États-nations doivent avancer groupés, au niveau régional ou mondial. Parallèlement, l'État-social doit aujourd'hui regarder vers les territoires, pour s'allier à toute l'énergie des mouvements militants locaux qui regorgent d'initiatives et de formes de solidarité. Même si, les associations se méfient, parfois à juste titre, des grand-messes sociales ou environnementales.

Pourtant, sans le parapluie de l'État social, sans coordination internationale, elles sont elles aussi bien vite impuissantes face aux crises sociales et environnementales. Il convient donc de récuser la fausse opposition entre le global et le local.

Avec la crise sanitaire et climatique, la nécessaire métamorphose de l'État social est déjà en route. Le paradoxe est que cette transformation est à la fois à portée de main et lointaine. Des exemples positifs existent dans tous les pays, qu'ils soient industrialisés ou en développement, mais il faudra encore beaucoup d'imagination, d'énergie et détermination, de la part de tous les acteurs, citoyens, chercheurs, acteurs de la sphère privée ou élus, pour parvenir à un avenir à la fois juste et durable.

Ne pas opposer la décroissance à la croissance verte

Le débat sur la croissance arrive à la fois au pire et au meilleur moment. Au meilleur, car il est plus que temps de nous interroger sur les finalités de notre modèle économique. Au pire, car notre débat public est incapable de supporter la moindre nuance.

Or c’est bien de nuance qu’il va falloir nous armer si nous voulons éviter l’impasse à laquelle nous conduit l’opposition entre croissance verte et décroissance. L’enjeu n’est plus le développement matériel de nos sociétés, mais la transition «juste» écologique et sociale.

Le PIB donne une vision partielle, voire déformée, de la réalité. Mesurant uniquement les flux, il peut nous donner l’illusion de nous enrichir, alors même que nous détruisons notre patrimoine naturel. Le problème, c’est qu’il est devenu bien plus qu’un indicateur. Sa généralisation, au lendemain de la révolution électro-industrielle, coïncide avec le début d’une ère de développement matériel sans précédent, … Le PIB est synonyme de prospérité et de plein-emploi. Un objet fétiche auquel nous sommes attachés de manière quasi affective.

S’il est nécessaire d’accepter que le PIB représente tout cela dans l’imaginaire collectif, il nous faut entendre le rejet qu’il provoque chez la «génération climat». Pour toute cette génération, la croissance va de pair avec la mise en péril de notre existence.

En opposant la décroissance à la croissance verte, on continue de maintenir le PIB au cœur de nos réflexions. Or, l’enjeu, aujourd’hui, est de passer du toujours plus au mieux, de partager les richesses plutôt que de poursuivre une croissance sans fin qui nourrit aujourd’hui les inégalités.

Pour atteindre la «neutralité carbone» en 2050 et rester sous les 1,5 °C, il nous faut changer radicalement nos modes de vie et notre modèle de développement, décroître massivement dans certains secteurs polluants et encourager dans le même temps le développement d’activités dont l’impact est positif en matière écologique et sociale.

Pour y parvenir, nous avons besoin d’indicateurs sociaux et environnementaux à même de guider nos politiques, mieux saisir les conséquences pratiques d’un changement de modèle : par quoi remplacer le PIB dans les négociations salariales et le vote des budgets ? Comment financer ce nouveau modèle social? Et quid des marchés financiers, dont l’existence même est intrinsèquement liée à une croissance perpétuelle ? et avec quel contrat de confiance entre les pays développés et les pays en développement à la suite de COP 26 à Glasgow ?

Ce choix d’indicateur n’est ni anecdotique ni technocratique. Il renvoie à un véritable choix de société et nous conduit à nous interroger sur ce qui compte vraiment. A repenser notre rapport à la nature, à l’idée de limite. A réfléchir à comment et par quoi remplacer ce qu’Ivan Illich appelle notre «ethos de l’insatiabilité». Et, plus largement, à redéfinir notre vision de la prospérité et de la solidarité.

Autant de questions majeures qui ne nous permettent pas de nous perdre dans de faux débats ni de faire semblant de ne pas nous comprendre.

Professeur Samir Allal
Université de Versailles/ Paris-Saclay

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