En marge de son 75e anniversaire (1946-2021), l’Unesco et la traversée du siècle
Par Mohieddine Hadhri - En marge de la commémoration du 75 anniversaire de la fondation de l’UNESCO (1946-2021), Mme Audrey Azoulay a été réélue le 9 novembre dernier au poste de Directrice générale de l’UNESCO à une très large majorité pour quatre ans à la tête de cette organisation onusienne pour un second mandat qu'elle souhaite tourné tout particulièrement vers l'éducation et la préservation de l'environnement.
Saisissant cette occasion, l’auteur de cet article essaie d’apporter quelques éclairages et quelques réflexions sur le parcours de l’UNESCO évoquant les grands défis culturels auxquels cette organisation internationale est confrontée en ce début du siècle, à l’heure de la mondialisation envahissante et des crises internationales multiformes. Il plaide surtout pour la relance d’un partenariat culturel entre les deux rives de la Méditerranée secouée ces derniers temps par des crises politiques, identitaires, écologiques et migratoires de grande ampleur, susceptibles de faire de la Mare nostrum « la mer morte du XXI siècle » pour reprendre les mises en garde du Plan Bleu.
I-Un monde plus que jamais à reconstruire
En ces temps difficiles, marquées par l'incertitude de la conjoncture politique et économique internationale, les ravages de la pandémie du Covid, mais surtout par la résurgence des facteurs religieux et identitaires, plus que jamais le dialogue entre les cultures et les civilisations s'impose comme une matrice essentielle des activités et des stratégies culturelles de l’Unesco dans les années à venir. "Dialogue de cultures ou Choc de civilisations? ". Ce sont là les deux leitmotive, les deux termes de l'équation difficile dont dépendra l'avenir des rapports internationaux dans leur globalité.
Les membres du Comité Scientifique International de l’Unesco, Paris (France, Royaume Uni, Etats-Unis, Russie, Japon, Australie, Inde, Argentine, Sénégal, Tunisie)
Certes, André Malraux, le grand écrivain français avait prophétisé dès les années cinquante que le XX e siècle sera marqué par le retour du spiritualisme religieux succédant aux excès du matérialisme du XXe siècle. L’histoire de ces dernières années avec la résurgence des mouvements religieux et les tendances théocratiques un peu partout dans le monde semble lui donner raison.
D’ailleurs, dans ce contexte de crise, le Monde arabo-islamique s’est trouvée plongée a tort ou à raison au cœur d’une tempête idéologico-culturelle que les théories tendancieuses de Samuel Huntington, celles de la fin de l’histoire et du choc de civilisations avaient déjà implicitement annoncée dès le début des années 1990., en accréditant les thèses d’un face-à-face Islam-Occident.
D’où les grands défis qui se profilent à l’horizon dans bien de régions et de continents, au Sud comme au Nord, en Orient comme en Occident : ceux de l’intolérance, de l’extrémisme et des replis identitaires ; autant de phénomènes pour le moins paradoxaux à l’ère de la mondialisation des moyens de communication et de transport.
Des lors, dans ce monde en transition et en quête de nouveaux repères, l'UNESCO a un rôle crucial à jouer en encourageant la mise en valeur des ressources humaines, en aidant au développement ou au renforcement des savoir-faire locaux et en incitant la communauté internationale à investir dans la créativité humaine, c'est-à-dire dans la production, l'acquisition, le transfert et le partage des connaissances..
Ainsi, l'UNESCO s'est engagé depuis quatre ans dans un important processus de modernisation afin de rendre son action plus efficace. Pendant la pandémie de COVID-19, alors que des centaines de millions d’enfants et d’adolescents étaient privés de leur droit à l’apprentissage, l’UNESCO a une nouvelle fois démontré ses capacités d’intervention en créant la Coalition Mondiale pour l’Education qui a permis d’assurer la continuité pédagogique dans 112 pays.
Il convient de rappeler à cet effet, les engagements antérieurs de l’UNESCO dans le domaine du partenariat culturel. C’est dans cet esprit d’ailleurs que le Plan à moyen terme pour 1990-1995 réaffirmait le rôle unique de l'UNESCO et l'importance "des travaux que seule l'Organisation peut mener à bien, c'est-à-dire des projets interculturels requérant une coopération culturelle internationale". Le Plan faisait montre d'une conscience aiguë de la situation contemporaine dans le monde, qu'il résumait comme suit:
• L'interdépendance accrue des cultures et des économies, accélérée par le développement des moyens de transport et de communication modernes, qui favorise le sentiment d'appartenance à une culture universelle ;
• L'affirmation également croissante des spécificités et des identités culturelles ;
• La persistance, voire la recrudescence, de tendances au repli sur soi et de préjugés culturels s'opposant à la coopération internationale ;
• Le développement de sociétés pluriculturelles, qui rend plus complexe, tout en l'enrichissant, l'affirmation des identités culturelles»).
Par ailleurs, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, adoptée à l’unanimité au lendemain des événements du 11 septembre 2001, en élevant la diversité au rang de “ patrimoine commun de l’humanité ”, opposait aux “ enfermements fondamentalistes la perspective d’un monde plus ouvert, plus créatif et plus démocratique ”. Le paradigme éthique de la “ diversité en dialogue ” prenait le contrepied de la thèse de Samuel Huntington sur l’inéluctabilité du “ choc des cultures et des civilisations ”.
L’extension du processus de mondialisation, bien que constituant un défi pour la diversité culturelle, crée les conditions d’un dialogue renouvelé entre les cultures et les civilisations, en respectant leur égale dignité, basée sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Sur la base du rapport de la Commission mondiale de la culture et du développement, du Plan d’action adopté par la Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles pour le développement (Stockholm, 1998), ainsi que de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2001), l’UNESCO continuera à préconiser qu’un rôle majeur soit donné à la culture dans les stratégies de développement nationales et internationales.
En un mot, à l'aube du 21ème siècle, le monde est marqué par la proximité et l'interdépendance nées de la communication instantanée, de la diffusion de la science et de la technologie et de l'émergence d'un système économique et commercial mondial.
Créer un monde plus solidaire, tel est désormais le défi que l'humanité doit relever, telle est la mission que l’Unesco est appelée à y contribuer. D’ailleurs, saisissant l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’UNESCO en novembre 2015 à Paris, j’y ai livré un discours prémonitoire intitulé «L’Unesco et la Traversée du Siècle : Un monde plus que jamais à reconstruire.»* dans lequel j’ai souligné l’ampleur des risques et des défis que la société internationale toute entière est appelée demain affronter à l’heure de la mondialisation envahissante, tout comme l’impératif majeur de lancer un partenariat culturel planétaire afin de contrer cette dérive des replis communautaires, des résurgences identitaires et des regains religieux.
II- Des ponts et des passerelles culturels à reconstruire en Méditerranée
En ce début du XXI siècle marqué par une accélération vertigineuse de l'histoire de l'humanité, avec son cortège de drames, de guerres et d'épidémies, la Méditerranée, espace charnière entre cultures et civilisations, est à un moment crucial de son histoire. Vingt-cinq ans après la Conférence de Barcelone du 3-5 novembre 1995, jamais la Méditerranée et l’espace méditerranéen n’ont été aussi proches des risques de guerre et de confrontations armées, des résurgences des replis identitaires et culturels et de la montée de l’islamisme intégriste.
En effet, à l’aube du XXI siècle, la Méditerranée présente Hélas ! Les indices les plus alarmants en termes de risques de fractures accrues entre les deux rives, de fragmentations internes dans les pays riverains, de dégradations de l’environnement et d'instabilités politiques régionales. C’est ainsi que tous les indicateurs concordent pour dire que de grandes menaces pèsent aujourd’hui sur la Méditerranée et l’espace méditerranéen:
• Blocage des perspectives de paix réelle en Palestine et enlisement du conflit en Syrie sans parler de la dégradation subite de la situation au Liban depuis l’explosion du port de Beyrouth en 2020.
• Spectre de guerres et de conflits autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale provoquée par les velléités expansionnistes de la Turquie.
• Incertitude de la situation politique en Libye devenue une véritable poudrière, un champ clos des rivalités entre les Grandes puissances régionales et internationales.
• Persistance et aggravation des tensions entre l’Algérie et le Maroc à cause du dossier du Sahara occidental
• Crise migratoire sans précèdent qui est en passe de faire de la Méditerranée « un cimetière à ciel ouvert » pour les migrants de tous bords du sud méditerranéen et subsaharien.
Séminaire de la Fondation Espace du Savoir Europe – Méditerranée (WEM), en coopération avec : Institut für Auslandsbeziehungen (ifa), CERCLL, EA Université de Picardie Jules Verne, Fondation Académie Européenne et Ibéro-Américaine de Yuste.
C’est à croire que les scenarios les plus pessimistes annoncées par le Plan Bleu à l’horizon 2025 sont en train de se concrétiser avant l’heure. Un tel scenario catastrophique est en réalité un cri d’alarme lance aux leaders politiques, aux acteurs de la société civile sur l’urgence d’action pour sauver la Méditerranée devenue aujourd’hui un véritable miroir des disparités croissantes entre le Nord et le Sud de la planète.
Dès lors, la question ne manque de se poser aujourd'hui:
a). Quels sont les ponts et les passerelles à reconstruire en Méditerranée afin de dépasser les pesanteurs, les malentendus du passé et du présent et de préparer l'avenir ?
b). Comment identifier les stratégies, les mécanismes et les acteurs susceptibles de contribuer à jeter les bases de la Méditerranée du XXI è siècle, en lui conférant une nouvelle centralité géopolitique qu'elle a perdue depuis longtemps?
A vrai dire, ce sont là les deux leitmotive, les deux termes de l'équation difficile dont dépendra l'avenir des rapports méditerranéens. D'où la nécessité d'une réflexion renouvelée sur les stratégies optimales et alternatives pour l'émergence d'une société méditerranéenne globale pour le XXIe siècle.
Jamais le concept de reconstruction n'a été autant sollicité par les universitaires, les écrivains et les hommes politiques de par le monde qu'il ne le fut au cours de ces dernières années. Point n'est besoin de dire que l'enjeu est aujourd'hui énorme, celui de l'avenir de la paix, de la stabilité régionale en Méditerranée. L'objectif est clair : réduire la fracture, l'incompréhension, les disparités qu'elles soient économiques, politiques ou culturels.
A cet égard, cinq axes d’orientation nous paraissent essentiels et constituer autant de piliers sur lesquels devraient reposer tout projet de reconstruction de l'édifice des relations internationales pour le XXIe siècle à savoir:
1. Concevoir au sein de l’Unesco une stratégie de Nouveau Partenariat Culturel International pour le XXI siècle autour duquel pourraient s’agréger une série d’initiatives culturelles et de projets fédérateurs dans de nombreux domaines d’activités, une sorte d’un nouveau Plan Marshal de la Culture. Il s’agira d’œuvrer pour que ces rêves d’universalisme poursuivis par Huxley et James Torres Bodet pour l’avènement d’une communauté culturelle mondiale deviennent un jour réalité.
2. Cultiver un Nouvel Humanisme Universel en investissant encore et toujours dans la valorisation des grandes œuvres du patrimoine culturel de l’humanité que ce soit dans le domaine archéologique, religieux, artistique et scientifique en exhumant les personnages et les symboles tout comme les valeurs communes qui ont contribué au rapprochement entre les peuples et les nations, l’objectif étant de contribuer à combler le grand déficit culturel dont souffrent encore les relations internationales contemporaines.
3. Reconstruire l'héritage d'Abraham autour du message monothéiste en Méditerranée en relançant toutes formes de dialogue entre les trois religions monothéistes à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam. A cet égard, la consolidation et la relance du Projet Méditerranéen de l’Unesco s’avère nécessaire au progrès de la Méditerranée considérée à juste titre comme un bassin d’échanges millénaires, un lieu complexe et emblématique de contact entre les cultures, un foyer permanent d’interaction et de dialogue entre les cultures européennes et islamiques.
4. Consolider les facteurs de compréhension, politique et culturel entre le Nord et le Sud et tout particulièrement entre l’Europe et l’Afrique en ressuscitant les principes du dialogue Nord /Sud dans le domaine politico-culturel.
5. Souligner les dynamiques de "ponts culturels" entre l’Orient et l’Occident. l’Islam et l’Occident et promouvoir la stratégie des Alliances de Civilisations engagée par les Nations Unies en 2004.
La Tunisie et l’Unesco : des rapports de coopération exemplaires
Les rapports de la Tunisie avec l’Unesco furent exemplaires à plus d’un titre. Dès son indépendance en mars 1956, la Tunisie s’est empressée d’adhérer au system Onusien en rejoignant ses organisations internationales spécialisées dont l’Unesco. Il serait fastidieux de faire état ici le bilan édifiant de la coopération de la Tunisie avec l’Unesco dans de nombreux domaines éducatif culturel et scientifique. Un grand projet de coopération culturel mérite cependant d’être évoqué ici, celui de la mobilisation de l’UNESCO en vue de la préservation du site et de l’exhumation du patrimoine archéologique de Carthage comme lieu de mémoire universel.
En effet, l’appel pour la campagne internationale de fouilles archéologiques de Carthage qui fut lancé le 19 mai 1972 par le Français René Maheu, directeur général à l’époque, avait pour objectifs majeurs : Contrôler l’urbanisation, conduire des recherches archéologiques et mettre en valeur les vestiges relevés dans le but de faire connaître l’histoire de la cité constituent les principaux objectifs de cette campagne.
Cette campagne internationale a mobilisé douze missions de nationalités différentes. Quelque six cents spécialistes (archéologues, historiens, experts, architectes, etc.) vont s’affairer pendant plus d’une dizaine d’années à la sauvegarde de ce site, finalement inscrit sur la liste du patrimoine mondial naturel et culturel de l’UNESCO le 26 octobre 1979.
A l’issue de cette analyse rétrospective, serait-il prétentieux de considérer que l’histoire de l’Unesco se confond d’une certaine manière avec celle de la société internationale contemporaine, éclairant les principales transformations survenues au cours du second moitié XX e siècle ? On serait tente de le croire à la lumière des travaux des trois premiers colloques organisés par le Comité scientifique international du Projet d’histoire de l’Unesco à Londres (2009), Dakar (2009) et Heidelberg (2010)(1) lesquels ont largement démontré que l’Unesco a été à la fois le théâtre de compétitions idéologiques et politiques entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud mais en même temps une tribune unique pour de nombreux acteurs transnationaux, une plateforme idéale pour la promotion des idéaux éducatifs et culturels universels...
A cet égard, l’Unesco, a représenté dans le passé et représente encore dans l'immédiat comme dans le futur un véritable laboratoire, une plateforme incontournable pour tester les chances du dialogue interplanétaire dans le contexte de l'ordre international complexe et difficile à la naissance duquel nous assistons en ce début du siècle.
C’est en effet à l’UNESCO que s’élaborent et se renforcent, depuis des décennies, les activités visant à promouvoir le dialogue des cultures, l’alliance et le dialogue des civilisations, ainsi que le dialogue interreligieux, qui sont les fondements essentiels de la paix dans notre monde d’aujourd’hui. Si l’importance du rôle de l’UNESCO dans la démocratisation de l’éducation, de la science, de la culture et de la communication n’est plus à démontrer, ce qui manquerait c’est proposer en définitive de fonder un nouvel humanisme dont l’un des principes fondamentaux serait de concevoir pour le XXI è siècle, une nouvelle ère de paix et de coexistence, de développement durable et de dialogue de civilisations.
A l’heure ou la communauté internationale célèbre les soixante quinzième anniversaires de la fondation de l’UNESCO, la Tunisie qui a toujours développé une coopération exemplaire avec cette organisation internationale ne peut que saluer cet évènement marquant et se joindre au concert des nations pour jeter les bases d’un partenariat culturel global pour le XXI siècle. Dans ce contexte tumultueux, la Tunisie est déterminée à maintenir le cap, contre vents et marées, pour demeurer une terre de rencontres Orient-Occident, un pont entre les deux rives de la Méditerranée et bien au-delà entre le Nord et le Sud.
Mohieddine Hadhri
Membre du Comité Scientifique International du Projet d’Histoire de l’UNESCO à Paris
www.hadhriconsulting.tn
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