Sécheresse et culture de la pomme de terre hors saison
Par Ridha Bergaoui - La pomme de terre est la quatrième plante la plus cultivée dans le monde après le riz, le blé et le maïs. Elle représente un constituant essentiel du régime alimentaire de l’homme.
En Tunisie, la pomme de terre est un légume incontournable. Le Tunisien en consomme en moyenne 30 kg/an, ce qui correspond à peu prés à la consommation moyenne mondiale estimée par la FAO à 31,4 kg/habitant/an. Nos voisins Algériens en consomment plus de 100 kg/habitant/an, ce qui les place parmi les plus gros consommateurs à l’échelle mondiale.
Production de la pomme de terre
On distingue en Tunisie quatre saisons de production de la pomme de terre : arrière saison, extra-primeur, primeur et saison. La pomme de terre primeur est essentiellement destinée à l’exportation.
Les deux principales saisons dont la production est destinée à la consommation locale demeurent la pomme de terre de saison (PTS) et celle de l’arrière saison (PTAS). La superficie réservée annuellement à la culture en pomme de terre tourne autour de 27 000 ha. La production totale avoisine les 400 000 tonnes dont environ la moitié PTS et 40% PTAS. Pour la campagne 2020-21, la production de PTS, récoltée de mi-mai à fin juin, est estimée à 230 000 tonnes pour une superficie de 10,2 mille ha (ONAGRI, tableau de bord Aout 2021).
La pomme de terre nécessite beaucoup d’eau et est cultivée dans les périmètres irrigués au Cap-Bon, Bizerte, Jendouba, Gafsa, Kasserine et Sidi Bouzid. La région de Nabeul représente à elle seule presque la moitié de la production nationale.
La PTS est produite durant les mois de mai et de juin. Il faut attendre mi-novembre/décembre et jusqu’au mois de février pour profiter de la PTAS. Les mois de septembre et octobre représentent une période de soudure où la pomme de terre se fait rare et les prix augmentent. Le Ministère du Commerce et du Développement des Exportations a dû récemment intervenir pour plafonner le prix de vente au détail à 1,380 Dinar le kg. Consommation et stockage de la pomme de terre.
La consommation étant pratiquement constante durant toute l’année (environ 30 000 tonnes/mois), il est nécessaire de stocker la pomme de terre pour pouvoir assurer l’approvisionnement des marchés en ce produit alimentaire devenu indispensable. Le stockage se fait soit chez l’agriculteur au champ soit par des privés dans des dépôts modernes tenant compte des spécificités des tubercules de pomme de terre.
L’Etat, par l’intermédiaire du Groupement Interprofessionnel des Légumes (GIL), constitue chaque année un stock régulateur de prés de 40 000 tonnes dont 10 000 tonnes dans les dépôts du GIL même et 30 000 chez des stockeurs privés moyennant une prime de stockage.
Certains spéculateurs en profitent pour stocker, d’une façon illégale, des quantités importantes, créer de la pénurie artificielle et vendre la pomme de terre à des prix forts. Des quantités très importantes de pomme de terre sont régulièrement saisies par les services de contrôle durant ces dernières semaines.
Sécheresse et menace de pénurie de PTAS
La pomme de terre est une plante exigeante en eau. Son système racinaire est superficiel (ne dépasse pas les 30 cm de profondeur) et a besoin d’un sol constamment meuble et humide durant les différentes phases de son développement (germination, formation des stolons, début de grossissement et développement puis maturation des tubercules). L’apport d’eau est un facteur déterminant et tout manque d’eau affecte la taille des tubercules et le rendement final de la culture.
En raison de la situation exceptionnellement critique en rapport avec la sécheresse et les très faibles réserves hydriques des barrages (le taux de remplissage moyen n’est que de 33% seulement, ONAGRI), les services du Ministère de l’Agriculture ont demandé aux agriculteurs d’éviter de cultiver dans les périmètres irrigués, les légumes d’arrière saison (pomme de terre, tomate, piment et fraise). Ceci risque de réduire considérablement la récolte de la PTAS, de créer une pénurie dés l’épuisement des derniers stocks de la PTS accompagnée de prix impossibles pour le consommateur.
Faut-il importer de la pomme de terre ?
Il est certain que la production de PTAS connaitra une chute très importante alors que la consommation ne cesse d’augmenter. Pour y faire face l’Etat sera obligé de plafonner le prix de vente au détail et d’importer de la pomme de terre.
A part l’importante sortie de devises que cela puisse représenter, l’importation de pomme de terre ne sert pas l’intérêt des agriculteurs qui doivent faire face à des couts de production de plus en plus élevés face à la sécheresse, aux prix croissants des intrants (fertilisants, produits phytosanitaires, semences, eau…) et de la main d’œuvre qui se fait de plus en plus rare et chère.
Il faut signaler que dans le cas où l’administration refuse de fournir l’eau d’irrigation aux agriculteurs et les empêche de cultiver leurs terres, il serait logique de les indemniser pour le manque à gagner qu’ils vont subir.
Pour la culture de la PTAS
Compte tenu des réserves d’eau très réduites au niveau des barrages, il est légitime aux pouvoirs publics de restreindre l’utilisation de l’eau surtout pour l’agriculture, principal consommateur d’eau (jusqu’à 80%), et de privilégier le transfert et la distribution de l’eau potable qui jouît d’une priorité absolue.
Toutefois, quoiqu’il soit possible de se passer en cuisine de tomate (utilisation de concentré de tomate), de piment d’arrière saison et de fraise, la pomme de terre demeure un produit incontournable aussi bien pour les ménages que les restaurants et fast-foods pour la préparation de frites et même les industriels des chips.
L’importation n’étant pas la meilleure solution, il est encore temps de revenir sur la décision d’interdire aux agriculteurs la culture de la PTAS dans les périmètres irrigués.
En effet, nous sommes tout au début d’une saison agricole et les pluies d’automne commencent à venir. Il est probable que la nouvelle saison soit pluvieuse puisqu’elle vient après deux années sèches consécutives. L’année 2018-2019 était pluvieuse après également deux années déficitaires 2016-17 et 2017-18.
Il serait possible d’autoriser les agriculteurs à cultiver la pomme de terre tout en rationnant les quantités d’eau à leur fournir en fonction de la pluviométrie et le niveau de remplissage des barrages. Ce ci est d’autant possible que les besoins en eau sont faibles au démarrage de la culture. Ces besoins seront plus élevés plus tard, au grossissement des tubercules, ce qui correspondrait aux pluies de novembre-décembre et l’irrigation serait limitée.
A coté de ce rationnement, il faudrait veiller à réparer les circuits de distribution des eaux, lutter contre les pertes et le gaspillage. Les agriculteurs doivent de leur coté effectuer fréquemment le binage, le sarclage et utiliser des systèmes d’économie d’eau comme le goutte à goutte.
Pour une stratégie nationale de développement de la culture de la pomme de terre
La pomme de terre est un produit stratégique de première nécessité. Il est essentiel de disposer d’une bonne stratégie nationale pour le développement de cette culture fort importante.
Les problèmes de la pomme de terre sont bien connus. Il s’agit d’abord des semences certifiées. La Tunisie importe chaque année, à des prix très élevés et en devises, de 25 à 30 000 tonnes de semences pour la culture de la pomme de terre de saison. Les semences utilisées pour l’arrière saison sont généralement prélevées à partir de la production de la pomme de terre de saison. La production de semences locales par multiplication est très faible et doit être encouragée.
Il est possible de réduire considérablement la quantité de semences importées en produisant localement les semences destinées à la culture (classe A) à partir de la multiplication des semences « Elite » ou « Super Elite » importées. L’Algérie est autosuffisante en semence A grâce à la multiplication.
La production et la conservation de semences certifiées obéissent à des conditions très strictes afin de garantir un minimum de pureté variétale, un bon état sanitaire et physiologique des tubercules.
Par ailleurs, alors qu’au niveau mondial des milliers de variétés de pomme de terre existent (de toutes les couleurs, tailles et caractéristiques organoleptiques et technologiques) seules deux variétés sont les plus cultivées en Tunisie depuis très longtemps : Spunta (qui représente plus de 85% de la production de pomme de terre) et Nicola. Il serait intéressant de tester de nouvelles variétés. Il faut éviter les variétés hybrides pour ne pas dépendre des fournisseurs étrangers comme c’est le cas des semences des cultures légumières et des cucurbitacées (melon, pastèque, concombre…). Ces variétés doivent être testées pour à la fois le rendement quantitatif, la qualité des tubercules mais également la résistance au stress hydrique, aux ennemis et aux maladies (surtout le mildiou).
Des efforts sont encore à faire pour améliorer le rendement (qui dépasse rarement les 25 T/ha alors qu’il dépasse souvent les 45 tonnes/ha en France par exemple), la consommation des intrants et les pertes le long de la chaine, surtout au niveau du stockage traditionnel, qui dépassent souvent les 30%.
Le Centre Technique de la Pomme de Terre et de l’Artichaut (CTPTA) et le GIL sont en train de faire de grands efforts pour l’encadrement du secteur, toutefois les moyens dont ils disposent restent insuffisants en rapport avec l’importance des questions soulevées.
La réorganisation de la commercialisation est très importante afin d’assainir le secteur et mettre à la disposition du consommateur une pomme de terre de qualité (calibrée, sans taches, traces de parasites, moisissures ou corps étrangers).
Enfin il est temps de rompre avec ces ateliers anarchiques de nettoyage et de découpe de la pomme de terre qui approvisionnent les fast-foods et gargotes avec ces misérables sacs qui sont trimbalés et trainent sans aucun respect des règles élémentaires d’hygiène. Ces gargotes qui offrent des semblants de frites très mal cuites, toutes molles et dégoulinantes d’huile de friture de mauvaise qualité.
La mise en place d’une stratégie de développement et d’encadrement de la filière « pomme de terre » doit être accompagnée obligatoirement des moyens humains et matériels nécessaires. L’investissement serait nécessaire et tout à fait rentable pour une autosuffisance en un produit aussi important que la pomme de terre. La FAO encourage la culture et la consommation de la pomme de terre qu’elle considère importante pour l’alimentation humaine et la lutte contre la sous alimentation et la famine. L’année 2008, a été déclarée par la FAO, l’année internationale de la pomme de terre.
Ridha Bergaoui
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