News - 02.09.2021

Le volet économique en Tunisie : La pièce manquante dans le puzzle de la transition démocratique

Le volet économique en Tunisie : La pièce manquante dans le puzzle de la transition démocratique

Par Fatma Marrakchi Charfi - Depuis 2011, les Tunisiens étaient plus préoccupés par l’aspect constitutionnel et institutionnel que de l’aspect économique qui est resté la pièce manquante dans le puzzle de la transition démocratique.

Certes, ces aspects juridiques sont très importants pour réussir la transition démocratique mais la démocratie ne peut réussir sans l’amélioration des conditions de vie du tunisien, de son bien-être et de son quotidien d’une manière générale. En effet, la transition démocratique peut être compromise si le gouvernement ne peut pas payer les salaires/retraites ou ne peut pas honorer ses engagements avec ses créanciers locaux et /ou étrangers. De ce fait, la priorité doit être désormais, donnée à l’aspect économique. Plusieurs éléments et évènements, nous font craindre le pire :

D’abord, le manque de ressources pour financer les dépenses du budget de l’Etat pour l’année 2021.

L’absence d’une loi de finance (LF) rectificative, qui ajusterait les chiffres suivant des hypothèses plus réalistes sur le prix du baril de pétrole et sur le taux de croissance. D’ailleurs, le ministre des finances en poste en décembre dernier avait promis une LF complémentaire en mars 2021, que nous attendons jusqu’à aujourd’hui. En effet, depuis le vote de la LF 2021, le prix du baril supposé être à un niveau de 45 USD sur l’année, s’est envolé et depuis le mois de juin il a dépassé les 70 USD. Si on suppose qu’en moyenne, le prix du baril sur l’année, s’établit à 65 USD, il y aurait une différence de 20 USD par baril supplémentaires à supporter par le budget de l’Etat. En sachant que chaque augmentation de 1 USD par baril coûte à l’Etat environ 129 MD, il y aurait environ 2600 MD à trouver et à ajouter aux dépenses, rien que sur le prix du pétrole. Par ailleurs, le taux de croissance de 4% est jugé optimiste, vu le faible taux réalisé pendant le premier semestre de l’année en cours. Ainsi, il faudrait le réviser à la baisse.

Les mesures prises le 25 juillet 2021 par le Président de la République qui sont le gel des travaux de l’ARP, le limogeage du président du gouvernement, bien que ces mesures soient applaudies par la majorité des tunisiens (comme le prouve les sondages d’opinion), ont rajouté du flou à une situation économique déjà compliquée. Mais en même temps, ce nouveau paysage peut constituer une opportunité pour assainir l’économie et conduire les changements nécessaires.

Les discussions pour un nouveau programme avec le FMI peinent à avancer et sans cet accord, les autres bailleurs de fonds n’apporteront probablement pas leur appui au budget de l’Etat. Par ailleurs, la non désignation d’un premier ministre/chef du gouvernement et d’un gouvernement ne facilite pas à surmonter ces difficultés.

Les agences de notation guettent n’importe quel manquement ou retard de paiement pour dégrader la note de la Tunisie ; ce qui anéantirait toute possibilité d’endettement sur les marchés étrangers. Les marchés étrangers sont aussi très attentifs et réactifs à ce qui se passe en Tunisie. Ainsi, sans programme avec le FMI et sans possibilité de s’endetter à l’étranger, le danger devient imminent.

Si on ne donne pas l’importance nécessaire à l’aspect économique, les problèmes du financement de la dette et du financement du déficit budgétaire peuvent très rapidement s’exacerber et la dette peut devenir insoutenable avec tous les problèmes qu’elle pourra engendrer (défaut sur la dette publique, dévaluation de la monnaie avec une exacerbation de l'inflation, retard dans le paiement des salaires publics, contraction des services publics). La solution tant redoutée et qui consiste à aller au Club de Paris pour restructurer la dette peut devenir une réalité.

La question qui se pose à ce niveau est: comment va-t-on assurer le paiement de nos engagements pour le reste de l'année 2021?

Une rapide évaluation faite sur la base de l'état d'avancement de l'exécution du budget de l'Etat disponible (fin mai 2021), montre que l’Etat aurait besoin de 19,1 milliards de dinars d’ici la fin de l’année et ne pourrait collecter qu’environ 9,6 milliards de recettes fiscales, les recettes non fiscales étant insignifiantes. Ainsi, l’Etat tunisien serait à la recherche d'environ 9,5 milliards de dinars, en tenant compte d’un investissement public qui évolue au même rythme d’exécution que les 5 premiers mois de l’année. Si cette variable jouera le rôle de la variable d’ajustement comme c’était souvent le cas, le besoin serait inférieur.

En 2021, le problème du financement a commencé à se poser à l’occasion des deux gros paiements successifs de deux échéances de 500 millions de dollars chacune, la première a eu lieu le 23 Juillet 2021 et la seconde le 5 aout 2021. Ces deux échéances ont été payées grâce à des émissions de bons de trésor de court terme (BTCT) et assimilables (BTA) et d’un swap en devises. En fait, ce qui est anormal dans cette démarche, c’est que l’Etat a emprunté des banques à court terme sur 3 mois, à un taux d’intérêt de 6,52% pour financer un crédit dont l’échéance était sur 7 ans avec un taux d’intérêt de 2,5% ; ce qui a d’ailleurs, provoqué une décote au niveau des obligations tunisiennes sur le marché international.

En plus de ces échéances (principal et intérêts) à payer sur les 4 prochains mois, l’Etat doit aussi payer les salaires, les retraites, les subventions, les interventions de l’Etat etc. … En effet, l’Etat devra payer environ 7,3 milliards de dinars de dettes dont environ 2 milliards de dette externe et 5,3 milliards de dinars de dette interne dont 4,9 milliards de BT à court terme. Ajouté à cela, l’Etat tunisien devrait aussi s’acquitter du paiement de 1,3 milliards de dinars au titre d’intérêts de la dette. De même qu’il devrait payer 6,8 milliards de dinars en salaires, 2,2 milliards de dinars en transferts et interventions, etc. … comme indiqué dans le graphique suivant:

Il est évident que les possibilités de financement sont très étroites et les possibilités de financement extérieur sont très difficiles surtout sans un programme avec le FMI. Les possibilités envisageables sont:

1 - L’emprunt obligataire national ouvert en juin 2021 avec des taux d’intérêt allant de 8,7 à 8,9%, sur deux périodes allant de 5 ans à 7 ans dépendant de la catégorie des souscripteurs. Malgré le fait que le ministère des finances juge que l’objectif a été atteint dans la mesure où le montant a dépassé la barre de 700 MDT, mais le montant reste faible par rapport aux besoins. Ajouté à cela, les souscriptions de la deuxième tranche de l’emprunt national ont été clôturées fin août avec un montant global de 468 MDT. Ainsi, le montant drainé par l’emprunt national jusque-là, serait de 1183 MDT.

2 - Les derniers Droits de tirage spéciaux (DTS) distribués à la fin du mois d’août par le FMI aux pays membres, dont l’objectif est d’aider particulièrement les pays les plus vulnérables qui s’emploient à surmonter les effets de la crise de la Covid-19. Ce montant est d’environ 740 MUSD, équivalent à environ 2 milliards de dinars. Ce versement peut être utilisé pour payer les échéances du remboursement du FMI pour 2023, 2024 ou bien convertis en devises (euros ou dollars) avec l’aide de la Banque Centrale Européenne (BCE)  ou la Réserve Fédérale (FED), pour renflouer le stock des réserves de change, ou être utilisés sous le contrôle du FMI. Ainsi, même si on pouvait utiliser tout le montant pour financer le reste des besoins de financement, nous resterons en deçà du montant global nécessaire. 

3 - Il reste l’option du financement par la Banque Centrale. Or, comme on le sait déjà, la BCT ne peut pas financer directement l’Etat, puisque ses statuts ne le prévoient pas, même pour un montant bien déterminé, comme c’est le cas au Maroc ou en Egypte.  Même si la BCT voulait le faire exceptionnellement, elle doit passer par l’ARP qui est suspendue. Rappelons que le même problème s’est posé à la fin de l’année 2020, qui a entrainé un bras de fer entre le gouverneur de la Banque Centrale et le ministre des finances. Dès lors, l’ARP a donné son autorisation à la BCT pour financer directement le budget de l’Etat à raison de 2800 MDT. Toutefois, pour ne pas assécher complètement le marché de sa liquidité et ne pas compromettre l’investissement en le privant d’un financement éventuel, restera toujours la possibilité de financement par refinancement des banques auprès de la BCT. En effet, ces dernières achèteraient les BT émis par l’Etat en empruntant des liquidités à la BCT par le bais du refinancement. Si cette opération est ponctuelle, elle pourrait être salvatrice. Mais si elle devient permanente, cela reviendrait à monétiser la dette et créerait de l’inflation.

Il est évident que la Tunisie ne peut plus continuer avec une gestion de l’économie au jour le jour, notamment la gestion du budget de l’Etat et de la dette. On ne peut plus décider des dépenses de l’Etat comme si elles étaient exogènes aux décideurs et par la suite se lancer dans une « course-poursuite » pour trouver les financements nécessaires.

Pour échapper à ce cercle vicieux, il faut d’abord revenir à un surplus primaire positif qui représente l’état normal d’un budget pour assurer une certaine soutenabilité de la dette(1). Et pour rétablir le surplus primaire, il est important d’agir non seulement du côté de la réforme fiscale en élargissant l’assiette et en collectant efficacement les recettes fiscales mais aussi du côté des dépenses en les rationalisant. En effet, du côté des recettes, la réforme fiscale devrait être priorisée pour permettre de réaliser plus d’équité fiscale. Au-delà de la faiblesse de la croissance qui explique la faiblesse des ressources propres de l’Etat, l’absence d’équité fiscale en Tunisie empêche une collecte efficace de l’impôt. Du côté des dépenses, la réforme des entreprises publiques, la réforme des subventions et la réforme de la fonction publique doivent être menées de manière très sérieuse, pour que les entreprises publiques ne soient plus un gouffre pour le budget de l’Etat, pour que les subventions soient orientées vers ceux qui en ont le plus besoin et pour rationnaliser la masse salariale qui est devenue un véritable mammouth à dégraisser dans le budget de l’Etat. Il serait aussi important de s’attaquer aux réformes économiques qui consisteraient à supprimer les protections qui permettent aujourd’hui à certaines entreprises privilégiées de bénéficier des situations de rente. Sans ces réformes, nous serons toujours et chaque année à la recherche de solutions de bricolage et à la recherche de financements de plus en plus difficiles à trouver.

Quelles sont alors les priorités économiques qui s’imposent?

1 – Mettre en place toutes ces réformes et chercher les sources de financement nécessaires et pour celèrent, il est nécessaire de nommer un premier ministre/Chef du gouvernement pour commencer à préparer les réformes indispensables pour relancer l'économie du pays et un gouvernement pour leur implémentation.

2 - Préparer une LF 2021 corrective au moins pour corriger les hypothèses sur lesquelles s’est basée la LF 2021 initiale, ainsi qu’une LF 2022, qui devrait être soumises selon la constitution, au parlement. Mais que faire alors que le parlement est gelé ? Le président sera t- il amené à émettre des décrets-lois présidentiels pour permettre les dépenses courantes et les paiements des salaires et des retraites ? Quid du budget d’investissement ? Puisque dans ces conditions il n’y aura pas d’investissement public, or on sait qu’est-ce que l’investissement public est important de nos jours pour booster l’investissement privé et la croissance.

3 – Se remettre sérieusement autour de la table des négociations avec le FMI pour espérer conclure un accord le plus tôt possible, et qui sera au meilleur des cas en 2022. Ce qui permettra, au-delà du financement obtenu,  d’aider à se mettre sur le chemin des réformes pour trouver un espace fiscal qui servirait à améliorer les services publics, à faire plus d’investissement public et à réaliser plus de transferts sociaux pour les plus vulnérables.

Au-delà du financement fourni par un accord avec le FMI, ce qui est important c’est la conduite des réformes qui accompagnent le programme. Certes, conclure un accord avec le FMI permet aussi de bénéficier des financements des autres bailleurs de fonds, mais l’important dans la conduite des réformes c’est qu’elles permettent d’assainir l’économie, d’assurer une stabilité macroéconomique et de réduire l’endettement. Si on n’est pas conscient de l’urgence économique, la Tunisie court tout simplement à sa perte.

Fatma Marrakchi Charfi
Professeure universitaire

(1) Il est important de rappeler que si le déficit budgétaire inclut le paiement des intérêts ainsi que le remboursement du principal de la dette contractée par d’autres gouvernements antérieurement à l’exercice en question, le surplus primaire n’est autre que la différence entre les recettes et les dépenses avant le remboursement des intérêts et du principal. Ainsi, le surplus ne tient pas compte de la dette contractée par d’anciens gouvernements.



 

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
0 Commentaires
X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.