Monia Ben Jemaa: Pas une victime de plus, Refka
Refka Cherni est tuée par son mari, dans la nuit du 8 au 9 mai, un dimanche. Le 7 mai, le vendredi, elle avait déposé plainte contre lui pour coups et blessures. Elle avait une blessure visible et un autre invisible qu’elle ne déclare pas à la police. Sur réquisitoire de celle-ci elle se rend à l’hôpital faire constater les violences et obtenir ce qui lui servira de preuve, un certificat médical initial. Le 8 mai, elle retire sa plainte et dans la nuit du 8 au 9 mai, le soir même du retrait de la plainte, il la tue de cinq balles tirées à bout portant.
Elle n’est malheureusement pas la première victime de féminicide. D’autres l’ont précédée, tuées par leur partenaire intime ou ex partenaire intime ou un membre de la famille. Selon l’actuelle Rapporteur spéciale violences, Dubravka Šimonović qui a fait de la lutte contre les féminicides sa priorité, « les homicides commis par le partenaire intime ou un membre de la famille constituent la principale cause des homicides commis contre des femmes […]. En 2012, presque la moitié des femmes victimes de meurtre dans le monde (47 %) ont été tuées par un membre de leur famille ou par un partenaire intime, contre 6 % des victimes d’homicide de sexe masculin »
Le nombre de ces féminicides n’est répertorié nulle part, en Tunisie. Or recenser le nombre de féminicides est essentiel pour établir des stratégies de lutte efficaces, pour qu’il n’y ait plus une victime de plus.
Refka est morte parce que le risque qu’elle encourait a été sous estimé. Parce qu’elle avait retiré sa plainte, parce que le certificat médical n’est pas arrivé à temps, parce que le meurtrier n’avait pas d’antécédents judiciaires et qu’il était, de par sa fonction, gardien de l’ordre. Il a été laissé en liberté et a tué Refka avec son arme de fonction. Ailleurs, dans d’autres pays, le risque est tout aussi sous estimé. En France, près du tiers des femmes victimes de féminicides avaient au préalable déposé plainte.
Prévenir ces meurtres, c’est d’abord savoir écouter les femmes qui déposent plainte. Les écouter dans des lieux, accueillants, paisibles, séparés de ceux des dépôts habituels de plainte. Savoir écouter, c’est apprendre à écouter les silences de la femme victime de violences. Les femmes qui portent plainte pour violences du partenaire intime actuel ou passé, ne le font pas au premier coup qui leur ait asséné. Elles le font généralement après un plus ou moins long passé de violences régulières, parce qu’elles ont peur de leur agresseur. Parce que le système agresseur inverse la culpabilité sur elles et les couvre de honte. Les femmes ont d’autant plus peur que leur agresseur fait partie du corps de la police ou de la garde nationale, et qu’en général elles craignent la police. Et si elles arrivent à surmonter leur terreur, c’est parce qu’elles sentent la mort roder autour d’elle.
Le sachant, il faut savoir être attentif aux silences, s’assurer que la femme ne minimise ni la violence qu’elle subit ni sa fréquence. Une écoute bienveillante et sécurisée de Refka aurait permis de savoir qu’elle n’avait pas qu’une blessure visible, mais d’autres invisibles et que les violences étaient fréquentes, physiques et morales. Les unités spécialisées-qui n’ont pas recueilli la parole de Refka car elle ne s’y était pas adressée- sont dit spécialisés car formés à l’écoute des femmes victimes de violence. Tâche nouvelle, inhabituelle pour eux et qui demande des années de formation et de pratique. Les violences sexistes et en particulier les violences dans le couple sont encore trop souvent assimilées à de simples conflits, des disputes d’amoureux. Ils finiront bien par se réconcilier dira-t-on et d’ailleurs bien souvent les victimes retirent leur plainte. On préférera dire qu’elle a pardonné quand le retrait n’est motivé que par la peur et les menaces de mort de l’agresseur.
Prendre au sérieux une plainte de violences commises par un partenaire intime, c’est immédiatement prendre des mesures de protection. Et la loi n°58-2017 relative à l’éradication des violences contre la femme donne tous les outils nécessaires à cette protection. L’une des premières choses à faire est de rechercher si l’agresseur a des armes et si oui, les lui retirer, même s’il s’agit d’armes de fonctions.
On peut ne pas arrêter tout agresseur présumé, certes, mais l’éloigner de la victime est possible. Les unités spécialisées de la police et de la garde nationale y sont autorisées par la loi après autorisation du Procureur de la République. Il existe des bracelets anti rapprochement reliés à la police et à la victime. Si l’agresseur se rapproche de la victime, la police et la victime en sont immédiatement informées. Il suffirait de s’en procurer.
Il y a beaucoup de choses que l’on pourrait faire qu’on ne fait pas par manque de moyens, il est vrai, mais veut-on vraiment y mettre les moyens ?
Je suis restée coite quand j’ai entendu un représentant de l’Etat dire « mais pourquoi autant de bruits autour du meurtre de Refka ? Une autre vient d’être assassinée par son époux et personne n’en a parlé » Non pas parce que je trouvais qu’il banalisait les féminicides, mais parce que cela signifiait que ceux ci étaient nombreux, fréquents, mais invisibilisés, non répertoriés. Et je suis restée tout autant sidérée du manque de réaction des partis politiques, du chef du gouvernement, du chef de l’Etat et du parlement. Une femme âgée de 26 ans, tuée de cinq balles de revolver tirées à bout portant par son époux et c’est le silence. Le silence d’un Etat qui s’est pourtant engagé dans sa constitution à éradiquer les violences contre les femmes.
Des chiffres on finira par les avoir, la société civile y veillera certainement. Même si ces chiffres seront toujours sous estimés. Des femmes se suicident, contraintes au suicide parce qu’elles n’ont plus la force de vivre, perdent l’estime d’elles mêmes et, l’esprit colonisé par leur agresseur, sous emprise feront ce qu’il leur intimera ou suggèrera de faire : se donner la mort. Pas de meurtres, pas d’assassinats, un suicide…
Mais le reste, la protection, la société civile ne peut seule l’assurer, ce n’est pas son rôle. L’Etat doit y mettre les moyens, bracelets anti rapprochement, et pour une meilleure formation de ceux qui recueillent les plaintes des violences, ceux qui dans le secteur de la santé constatent les violences, ceux qui jugent les agresseurs. Toutes les affaires de violences conjugales qui sont parvenues à ma connaissance (très peu, il est vrai, la loi est récente) se sont soldées par des circonstances atténuantes accordées à l’agresseur. Parce qu’on écoute l’agresseur et jamais sinon si peu les victimes. L’agresseur saura plaider sa cause comme il le fait quand il agresse sa partenaire. Il a perdu les pédales, parce que le chômage, parce que l’alcool, parce que la drogue, parce qu’il a vécu une enfance malheureuse, parce que la maladie dont il souffre, parce sa femme n’a pas su le rassurer, qu’elle lui a tenu tête etc. Il jure qu’il ne recommencera plus, dans des affaires de violences au long cours qui plus est. On trouve tout ça dans les jugements et pour ce qui est de la victime, le certificat médical parlera pour elle.
Installer des refuges pour les victimes partout. Dans les municipalités, chacune devrait pouvoir en être pourvue. Et des refuges pour les hommes violents éloignés sur décision de justice de leur domicile. Et des groupes de parole pour eux, comme les groupes des alcooliques anonymes, il paraît que ça fonctionne très bien. Assurer leur rééducation pour que, comme il a été dit, après leur éventuelle détention, ils ne se vengent pas sur leur victime.
Une femme sur deux est victime de violences intrafamiliale et dans le couple, peut-être même un peu plus car ces chiffres datent de l’année 2011 et on sait que ces violences ont augmenté ces derniers temps, notamment lors des confinements. Si plus de 50% de femmes vivent dans l’insécurité dans leur logis, il n’y a d’ordre et de sécurité nulle part dans le pays.
Pas une victime de plus, Refka, je sais que c’est un vœu pieux, mais je le fais.
Monia Ben Jémia
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