Fadhel Moussa : La cause de la crise n'est pas la Constitution, mais les gouvernants
«Ils avaient tout pour redresser le pays et réussir la transition», déplore vivement Fadhel Moussa, constitutionnaliste, constituant et maire de l’Ariana, pointant du doigt les acteurs politiques successifs. «Si nous sommes aujourd’hui au bord du gouffre, gardons-nous de franchir le pas qui nous plongera dans les abîmes», met-il en garde, dans une interview exclusive accordée à Leaders. «Le bras de fer entre Carthage, le Bardo et la Kasbah, ajoute-t-il, pourrait mener à la déliquescence de l’État» et «conduire au contraire de ce qui a été espéré par la révolution et consacré par la Constitution», avec une perspective de Delenda Carthago.
Fadhel Moussa souligne qu’une mainmise sur les forces armées militaires et civiles entraîne une responsabilité très lourde et des conséquences très graves. En cas de soulèvement ou de graves désordres, c’est le commandant qui risque de payer. Sa légitimité risque de ne pas peser.
Il faut cesser de dire, déclare-t-il, que la Constitution est la cause de la crise alors que ce sont les acteurs politiques qui se sont relayés aux commandes du pays qui en portent la responsabilité. Des lacunes, il doit sûrement y en avoir, c’est pourquoi un mécanisme de révision est prévu et une cour constitutionnelle, instituée. La grande lacune ne se trouve pas dans la Constitution mais dans l’absence d’une volonté politique.
Pour Fadhel Moussa, le spectacle offert par les gouvernants suscite « une désaffection populaire largement répandue de cette démocratie et un appel pressant à sa reconstruction, notamment par la révision du code électoral pour garantir la qualité et
l’efficacité. » Cette reconstruction, souligne-t-il, « est désormais fondée sur une défiance dans la démocratie représentative, avec une montée de la démocratie radicalisée où la participation directe des citoyens devient une réclamation forte. «Nous sommes entrés dans l’ère du ‘’peuple roi ’’ qui met l’État devant une épreuve plus complexe dans sa gouvernementalité », affirme-t-il.
Tout en appelant à une révision du mode de scrutin électoral, Fadhel Moussa invite les personnalités investies d’une charge politique à donner une meilleure image de la démocratie. Il les appelle à «se serrer dans le même esprit de ce qui a été fait pour clôturer les travaux de l’ANC». «C’est la sagesse et le dialogue responsable qui doivent être notre feuille de route», dit-il.
Interview
La Tunisie est-elle dans la situation d’un État en déliquescence?
Le Premier ministre libanais, Hassan Diab, était le 19 avril dernier au Qatar. Il n’a pas caché que «le Liban est en grand danger et il ne peut plus attendre sans une corde de sauvetage». C’est un signe de déliquescence, ont conclu des commentateurs avertis, ce qui m’attriste beaucoup pour ce pays frère. Aujourd’hui, on rapproche avec crainte la situation dans notre pays à celle du Liban, même si notre chef de gouvernement n’est pas aussi alarmiste. Un point commun toutefois entre les deux, c’est qu’ils ne sont pas responsables de cette situation. Ils ont pris un train en marche et se sont trouvés aux commandes pour mettre le pays sur les rails, dans une situation compliquée par une pandémie avec ses conséquences dramatiques et, en plus pour la Tunisie, un scénario politique kafkaïen dû au bras de fer au sommet de l’Etat. Si maintenant nous sommes au bord du gouffre, gardons-nous de franchir le pas qui nous plongera dans les abîmes. C’est le sentiment prévalant auprès des Tunisiens. Je ne ferais pas exception.
Jusqu’où peut mener ce bras de fer entre Carthage, le Bardo et la Kasbah?
Là encore, je ne dirais pas plus que le commun des mortels : ce bras de fer pourrait mener au naufrage du bateau, à la déliquescence, à la décadence… Il pourrait nous conduire au contraire de ce qui a été espéré par la révolution et consacré dans la Constitution : la dignité, les droits et les libertés, les valeurs de la République, l’indépendance, la souveraineté, la cohésion nationale, la sécurité. J’ai bien peur que nous risquions un Delenda Carthago.
La mainmise sur les forces armées militaires et civiles entraîne une responsabilité très lourde et des conséquences très graves. En effet, un soulèvement ou de graves désordres qui risquent de se produire et que plusieurs prédisent, si ce bras de fer perdure, nécessiteraient l’intervention des forces armées et ce sera le commandant qui risque de payer. Sa légitimité, dans des circonstances extrêmes, risque de ne pas peser.
Serait-il possible d’y mettre fin?
Bien sûr que c’est possible. Il faut de la sagesse et il ne faut pas se méprendre de la volonté de vivre (إرادة الحياة) d’Aboul Kacem Chebbi qui est profondément ancrée en nous. La Tunisie a été soumise après la révolution à des épreuves incroyables. Souvenons-nous : deux petites constituions provisoires et une nouvelle adoptée par une assemblée constituante élue, suivie de l’élection de deux assemblées des représentants du peuple, de deux présidents élus au suffrage universel, douze gouvernements, enfin des élections municipales sur des communes généralisées sur tout le territoire. Le tout s’est déroulé dans une atmosphère globalement démocratique.
Il n’y a pas un pays qui ait connu en dix ans une telle transition démocratique. On peut continuer à nous accrocher à cette main invisible salvatrice qu’on appelle résilience.
Quelles seraient les options possibles de sortie de crise?
La principale consiste à cesser de dire que la Constitution est la cause de la crise alors que ce sont les acteurs politiques qui se sont relayés aux commandes du pays qui en portent la responsabilité, particulièrement ceux de la première ARP. Ils avaient tout pour redresser le payer et réussir la transition : trois présidents du même parti et une majorité substantielle. C’est aujourd’hui à ceux qui sont en place qu’il faut marteler qu’ils doivent se serrer dans le même esprit de ce qui a été fait pour clôturer les travaux de l’ANC. C’est la sagesse et le dialogue responsable qui doivent être notre feuille de route.
Vous êtes constituant, la Constitution de 2014 souffre-t-elle de si grandes lacunes?
Notre Constitution est bonne. Il y a sûrement des lacunes. La Constitution ne peut tout prévoir, c’est pourquoi on prévoit une procédure de révision et une justice constitutionnelle, dont le rôle est précisément d’intervenir chaque fois que nécessaire. C’est ce qui a été prévu. Mais, c’est ce qui ne sera malheureusement pas réalisé aussi rapidement que nécessaire, et c’est inadmissible.
La grande lacune ne se trouve pas dans la Constitution mais dans l’absence d’une volonté politique. Je dois rappeler que l’Instance de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi a été bel et bien mise en place par l’Assemblée nationale constituante (ANC) dans le délai prescrit qui était de trois mois. Mais si le délai n’a pas été respecté pour la Cour constitutionnelle, cela ne peut en aucun cas impliquer que la Cour soit tombée en désuétude, d’autant plus qu’aucune sanction de cet ordre n’a été prévue.
Il est impératif que la sagesse finisse par prévaloir, pour mettre fin à cette tragicomédie qui n’a que trop duré et qui atrophie la Constitution, jusqu’à empêcher sa révision, faute de Cour constitutionnelle. La grande lacune n’est donc pas dans la Constitution.
Quelles conséquences possibles sur la construction démocratique et le bon fonctionnement de l’État?
Des conséquences fâcheuses sur la démocratie représentative qui est le socle des institutions. L’ARP, le président de la République et, par ricochet, le gouvernement, sont l’expression de cette démocratie fondée sur les élections et le mandat représentatif. Le spectacle offert aujourd’hui produit un rejet de ce système. Il atteint ainsi le fondement même de notre démocratie. On n’y croit plus et on s’insurge. On tourne en dérision les députés d’autant plus que la révision de la loi électorale pour garantir une représentation de qualité à l’ARP ne semble pas pour demain. Ceci a produit une désaffection populaire largement répandue de cette démocratie et un appel pressant à sa reconstruction, notamment par la révision du code électoral pour garantir la qualité et l’efficacité.
Il est à noter que la construction démocratique, aujourd’hui, même dans les pays démocratiquement développés, est désormais fondée sur une défiance dans la démocratie représentative. Nous assistons à une montée de la démocratie radicalisée où la participation directe des citoyens devient une réclamation forte. La montée au créneau de la société civile avec ses acteurs associatifs est la meilleure illustration consacrée dans les nouvelles constitutions, notamment la nôtre. Mais, il y a d’autres formes pas toujours organisées et qui illustrent les mouvements dits populistes. Nous sommes entrés dans l’ère du «peuple roi» qui met l’Etat devant une épreuve plus complexe dans sa gouvernementalité.
On parle aujourd’hui d’une démocratie délibérante où des personnes sont choisies au tirage au sort pour examiner un sujet déterminé et dont la décision sera validée par le conseil délibérant tel un conseil municipal. Par conséquent, la construction démocratique ne sera pas achevée de sitôt ni le bon fonctionnement de l’Etat.
Comment y parer?
D’abord, par la bonne image que doivent donner les personnalités investies des charges publiques au sommet de l’Etat. Le spectacle qui nous est offert ces dernières années par plusieurs acteurs aux différents niveaux politiques et des corps constitués décrédibilise l’image du pouvoir issu des urnes. Aussi, une révision du mode de scrutin est-elle nécessaire.
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Vu de la France et de l'information plus ou moins indépendante il n'y a que le président de la république élu au suffrage universel avec en plus 3000000 de voix qui peut prendre la décision qui d'impose seul avec ses électeurs et ses électrices un pont c'est tout .