Haykel Ben Mahfoudh - Tunisie: du renvoi d’un projet de loi pour une seconde lecture
La lettre (ou « missive ») que vient d’adresser le Président de la République à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) par le biais de sa présidence lui demandant une seconde lecture sur la loi portant amendement de la loi organique n° 50 de l’année 2015, relative à la Cour constitutionnelle restera sans-doute dans les annales constitutionnelles et politiques de la Tunisie. De par ses traits formels et substantiels et son caractère très particuliers, elle constitue un document à analyser et à commenter à plus d’un titre. Viendra le temps aux études approfondies de ce texte et geste éminemment politique exercé par le président et dont la légitimité est fondéesur les pouvoirs que lui confère la Constitution du 27 janvier 2014. Pour l’heure, l’on se contentera d’apporter quelques explications et clarifications sur ce fameux « droit de renvoi » devant le Parlement pour une seconde lecture.
La Constitution du 24 janvier 2014 confère des pouvoirs propres au Président de la République, autant d’ailleurs qu’au Chef du Gouvernement en leurs qualités respectives de titulaires du pouvoir exécutif (article 71). Ces pouvoirs « propres », il les exerce sans accord d’une autre autorité que cette dernière soit exécutive ou parlementaire. A cet égard, la Constitution réserve au président des pouvoirs propres à l’égard du Parlement et dans le cadre de l’exercice du pouvoir normatif. A ce titre, elle lui attribue notamment des pouvoirs de nomination, de grâce et des pouvoirs exceptionnels en cas de crise (article 80).
Dans ses relations avec le pouvoir législatif, le Président de la République dispose de pouvoirs propres d’importance et de portée inégales. Ainsi, dans des cas extrêmes il a le droit de dissoudre l’ARP. Il peut également s’adresser à l’Assemblée par des messages ou des discours (article 79), de même qu’il dispose de pouvoirs qui accompagnent l’action du législateur. A cet égard, il peut demander une nouvelle délibération de la loi (à l’exception des projets de loi constitutionnelle), ou déférer devant l’organe chargé du contrôle de constitutionnalité des lois le projet de loi voté pour motif d’inconstitutionnalité, comme il peut décider de soumettre au référendum certains projets spécifiques de loi.
Sur la question de l’exercice du droit de renvoi pour une seconde lecture, le Président de la République peut, en vertu de l’article 81, paragraphe 2 de la Constitution, demander à l’ARP une seconde lecture du projet de loi et ce avant l’expiration du délai de5 jours à compter:
1. De l’expiration du délai de recours en inconstitutionnalité sans exercice de ce dernier, conformément aux dispositions 1er tiret de l’article 120;
2. Du prononcé d'une décision de constitutionnalité ou de la transmission obligatoire du projet de loi au Président de la République (…)
Outre les conditions de délais susmentionnés, le Président de la République doit motiver sa demander de renvoi, c’est-à-dire, exposer de façon claire et détaillée les raisons et motifs pour lesquels il demande une nouvelle délibération. Le texte de l’article 81 ne spécifie pas que la motivation soit exclusivement d’ordre juridique. Ceci dit, il est de bonne règle de considérer d’abord et essentiellement les arguments juridiques et davantage constitutionnels avant tout autre considération fusse-t-elle politique dans l’argumentation accompagnant la demande présentée par le président. L’objection du président à la promulgation du texte devrait, en principe, soit viser à remédier à un défaut technique, telle que la malfaçon réactionnelle ou l’erreur matérielle, soit s’assurer de la régularité de la loi à la constitution, comme à la suite d’une décision de non conformité partielle rendue par l’organe juridictionnel de contrôle de constitutionnalité des lois.
Une demande d’une seconde délibération ne peut être refusée par le Parlement pour un motif quel qu’il soit. Mais cette demande n’est ni un veto ni une sanction, en ce qu’elle ne permet pas au Président de la République de s’opposer au pouvoir législatif. Certains, la rapprochent auveto suspensif que confère, par exemple, la Constitution des Etats Unis d’Amérique au président américain, même si on ne devrait pas les confondre. Il s’agit d’une faculté d’empêcher du chef de l’Etat dans un régime politique hybride.
L’effet de ce droit est d’autoriser le Président de la République de sursoir à la promulgation d’une loi adoptée par l’ARP en demandant à celle-ci une « seconde lecture », c’est-à-dire, une « nouvelle délibération », qui peut être d’ailleurs, de tout ou partie de ses articles. En tout état de cause, le Président de la République en exerçant ce droit, n’agit pas en tant que co-législateur.
D’utilisation rare dans les systèmes comparés, ce droit n’en constitue pas un moins un arme dont dispose le Président de la République lorsqu’il a des objections fondamentales sur le projet de loi voté par le Parlement. La Constitution ne précise pas la nature ou la portée des objections qui motivent sa décision, mais l’on pourrait songer aux cas où il estimerait que le projet de la loi avait perdu sa raison d’être comme lorsqu’il était dépassé par les événements, ou qu’il avait perdu sa cohérence constitutionnelle après avoir été invalidée par l’organe chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois, ou bien qu’il était devenu politiquement contesté ou gênant.
Dans sa lettre datant du 3 avril 2021, le Président de la République expose une série d’arguments juridiques, constitutionnels et extraconstitutionnels qui étalent l’essentiel de ses objections. Nous nous commenterons pour l’heure ces arguments, bien que nous ayons des raisons pour le faire, en particulier, quant au choix de renvoyer le projet pour une seconde lecture au lieu d’une saisine de l’Instance provisoire du contrôle de constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL) pour contrôler la constitutionnalité du projet d’amendement de la loi, d’autant plus que les motifs d’inconstitutionnalité ne manquent pas d’après le président lui-même.
L’ARP procédera sans aucun doute à nouvel examen du projet de loi. Elle examinera nécessairement les objections du président et les motivations qui les accompagnent et devra adopter en deuxième lecture le texte de la loi, qui sera amendé – ou pas -, à la majorité des trois-cinquième des membres (majorité requise par l’article 81 in fine de la Constitution pour les projets de loi organique).
En principe, le vote en deuxième lecture devrait donner lieu à la promulgation de la loi par le Président de la république, acte par lequel il atteste, en apposant sa signature, l’existence de la loi, ordonne sa publication au Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT) et « donne l’ordre aux autorités publiques d’observer et de faire observer cette loi », à moins qu’il n’en décide autrement, et c’est cet autrement qui risque de poser problème. Car autant, le droit de recours en inconstitutionnalité d’un projet de loi renvoyé par le Président de la République et adopté par l’Assemblée dans une version amendée est préservé par la Constitution (article 81, paragraphe 1 (3), autant un renvoi pour une nouvelle «troisième» lecture n’est pas envisageable.
Il devra donc soit la promulguer, soit saisir l’IPCCPL pour inconstitutionnalité du projet de loi amendé - ce qui présume en soi que l’ARP est disposée à amender le texte de la loi en deuxième lecture -, soit éventuellement pour certaines catégories spécifiques de lois les soumettre au référendum. Quel que soit le scénario à envisager, le Président de la République ne participe pas à la formation de la loi en la promulguant. Il ne fait que constater officiellement son existence, ce qui explique que la date de la loi est celle de sa promulgation. Par conséquent, le Président de la République ne peut se dispenser de le faire après avoir exercé un droit de renvoi ou que l’IPCCPL n’ait été saisie par un recours en inconstitutionnalité. Il doit promulguer la loi dans les formes et délais impartis par la Constitution, et ce en dépit du fâcheux et regrettable précédent crée par feu Président Béji Caïd Essebssi, dont le président ne saurait s’en prévaloir :il s’agit là, doit-on le rappeler, d’une compétence liée.
Quid alors de l’hypothèse où le président ne procéderait pas à la promulgation de la loi ? La Constitution reste muette sur cette hypothèse très particulière, alors que d’autres l’ont bien envisagée. Aux Etats Unis d’Amérique, par exemple, si, après un nouvel examen, le projet de loi réunit en sa faveur les voix des deux tiers des membres d’une Chambre, il sera transmis, avec les objections qui l’accompagnaient, à l’autre Chambre, qui l’examinera également à nouveau, et, si les deux tiers des membres de celle-ci l’approuvent, il aura force de loi. Une pareille solution n’a pas été envisagée dans la Constitution tunisienne et n’est pas envisageable. Le sort de la loi portant amendement de la loi organique n° 50 de l’année 2015, relative à la Cour constitutionnelle est donc suspendu à une décision politique.
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur de droit constitutionnel
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