Abderrazak Zouari: Repenser en profondeur le système politique, lancer les réformes (Vidéo)
Abderrazak Zouari. Professeur universitaire, économiste, ancien ministre - Au niveau politique, il est clair que le soulèvement du 14 janvier a mis fin à un Etat omniprésent et a ouvert la voie à ce que l’on pourrait appeler une « explosion démocratique ». En effet, depuis 2011, les formations politiques se sont succédé à coups d’alliances et de mésalliances. Cette floraison de partis n’a fait qu’alimenter le flou dans la culture démocratique du peuple tunisien alors que cette dernière n’en était qu’à ses premiers balbutiements. On pourrait effectuer une analyse sociopolitique, par ailleurs, pour remonter à des causes plus anciennes et profondes de ce manque de culture et de conscience démocratique voulu par le pouvoir en place depuis des décennies.
Au départ, la situation était euphorique puisqu’il fallait bâtir une démocratie constituant, ainsi, une source d’inspiration pour toute une région. La Tunisie fut le premier pays à amorcer une transition d’un régime politique théocratique vers l’instauration d’une démocratie souhaitée et voulue par son peuple. La révolution constituait un « bien public régional » et, à cet effet, elle méritait d’être plus soutenue par la communauté internationale.
Hormis la liberté d’expression, de réunion et le passage d’un régime théocratique à un régime parlementaire, le bilan économique des 10 dernières années nous amène à un constat d’échec à tous les niveaux. Se pose alors la question : faut-il repenser le modèle ou remettre en cause la démocratie ; simple ajustement ou profonde remise en question?
La remise en cause de la démocratie ne peut être le fait que de quelques nostalgiques convaincus que les régimes théocratiques réalisent de meilleures performances sur le plan économique. Cette question du lien entre régime politique et performance économique a été largement débattue par la littérature économique. Les études ont montré qu’il existe une corrélation positive entre stabilité politique et performance économique. Or, c’est le régime démocratique qui assure une meilleure stabilité que le régime théocratique. Comment alors expliquer que cette corrélation n’ait pas été vérifiée pour le cas tunisien ?
Pensez-vous que la démocratie demeure la véritable voie d’avenir et à quelles conditions ?
Un régime démocratique suppose (1) l’existence de forces politiques représentant, chacune, une vision de la société ainsi que des choix relatifs aux politiques publiques proposées aux citoyens ; (2) des citoyens qui votent, en fonction de leur âme et conscience, en faveur de la force politique qui propose la vision qu’ils approuvent; (3) un Etat fort qui dicte les règles du jeu auxquelles les citoyens se soumettent parce qu’elles représentent la volonté de la majorité de la population ; (4) une équipe stable qui met un œuvre des politiques et des réformes sur la durée de la législature (5 ans) et enfin, la possibilité de l’alternance si les citoyens le décident.
Or force est de constater que toutes ces conditions ne sont pas respectées : une multitude de partis dépourvus de vision, une instabilité gouvernementale à effet démocratique factice, une absence de réformes institutionnelles et une performance économique réduite.
Une lueur d’espoir, cependant, persiste, à savoir accepter notre échec et se rendre à l’évidence que des choix difficiles et durables seront nécessaires.
Puisque les conditions de fonctionnement ne sont pas respectées, il faut alors s’efforcer à les mettre en œuvre.
En effet, le développement du pays doit passer par une stabilité à tous les niveaux, sécuritaire, socioéconomique et politique afin de sortir de la médiocrité ambiante et de l’aphasie actuelle avec son lot d’indicateurs alarmants et de créer ainsi de nouveaux équilibres pour les 10 années à venir.
Ces facteurs, associés à la montée du terrorisme et à la dégradation du paysage politique, économique et social, ont fait ressurgir la question de l’équilibre entre garantie de sécurité et défense des libertés civiles dans le débat public.
Dans le but de garantir cette liberté si chèrement acquise et continuer à en bénéficier, il faudra encadrer la mise en place de notre démocratie naissante en établissant un véritable Etat de droit, une transparence absolue sur la chose publique en appliquant enfin les principes de base d’une bonne gouvernance, chose qui jusque-là n’était pas le fil conducteur des politiques successives. Les dérapages qui se multiplient et l’échec de l’application des règles de base de la démocratie ne font, malheureusement, que remettre en cause cette liberté et peuvent pousser une majorité de citoyens à vouloir revenir à un système politique plus fort, omniprésent et qui finalement ne pourrait plus être le garant de cette liberté. Benjamin Franklin disait qu’un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux.
Il est clairement évident qu’actuellement, une majorité des Tunisiens appellent à revenir à plus de fermeté au vu de la situation politique, socioéconomique et sécuritaire. Néanmoins, un Etat de droit qui peut garantir les droits et les libertés de chacun ne doit pas forcément être omniscient et ne devrait pas conduire son peuple à sacrifier sa liberté pour assurer ses droits. Ce risque est plus que jamais d’actualité et il y va de la responsabilité de la classe politique qui se retrouve dos au mur et doit assumer pleinement son rôle pour sortir de l’aphasie dans laquelle elle s’est engouffrée depuis 10 ans. En un mot, démocratie et Etat fort ne sont pas antinomiques.
Etes-vous confiant pour les dix prochaines années?
On ne peut être confiant que si certaines conditions sont réunies. Sinon le pessimisme gagnera en ampleur et la Tunisie fera face à des risques sociaux d’une grande ampleur.
Le grand défi pour la décennie à venir consiste à repenser en profondeur le système politique qui prévaut. Son échec est cuisant et des changements majeurs doivent rapidement intervenir, à commencer par le système électoral à l’origine d’une application «bâtarde» des principes politiques et du jeu démocratique et, pourquoi pas, évoluer vers un régime présidentiel démocratique.
En effet, à force de vouloir constituer des gouvernements successifs d’union nationale, le régime politique en place a été une source de grande instabilité et de blocages politiques.
A l’origine de ces blocages, l’on peut remonter à l’année 2011, lors du choix du système électoral mis en place, exacerbé par les alliances contre nature et qui a généré un régime parlementaire ne laissant aucune marge de manœuvre pour une évolution ou des réformes sur le long terme.
Rappelons-le, une démocratie suppose une majorité au pouvoir et une opposition synonyme d’alternative. Cette dichotomie politique est la plus communément représentée par une mouvance de droite (conservatrice) ou de gauche (progressiste) avec quelques partis centristes utiles pour former des majorités.
Mais pas uniquement … En creusant plus profondément l’analyse, il s’agit finalement d’une culture démocratique appliquée de manière erronée depuis près de 10 ans dans le but d’aboutir à un pseudo-consensus national servant les intérêts des uns et des autres au gré des victoires électorales et, par conséquent, des nominations.
De fait, en Tunisie, la succession des gouvernements en place ne répond à aucune logique politique aussi bien en termes de courant ou formation politique qu’en termes de vision et stratégie, notamment économique et sociale.
Par conséquent, le chantier prioritaire, et à l’évidence politique, serait en premier lieu de rétablir les principes de base d’une démocratie pour la vivre pleinement et, en second lieu, d’engager des réformes institutionnelles.
Quid des équilibres socioéconomiques ?
L’ère de la politique de l’autruche doit disparaître…
L’économie tunisienne souffre aujourd’hui de maux endémiques auxquels il faut s’attaquer en profondeur ; les équilibres socioéconomiques sont au rouge depuis longtemps engendrant un risque de déséquilibre permanent et systémique sans véritable stratégie économique urgente à court terme pour sortir de la crise et à long terme pour renouer avec une croissance stable et inclusive.
L’incapacité des pouvoirs publics à avoir une vision d’avenir, le manque de transparence et la mauvaise gouvernance représentent les principales causes d’une situation inquiétante. Les gouvernements en place depuis 10 ans n’ont fait qu’appliquer des solutions de court terme pour cacher les problèmes économiques apparus, sans toutefois rechercher de solutions profondes pour remettre l’économie sur les rails.
Une politique économique efficace mise en place aujourd’hui ne fournira d’éléments et d’effets positifs qu’à moyen et long terme, d’où l’urgence de la mise en œuvre de réformes préconisées depuis des années par les experts au vu de leur analyse de l’évolution de la situation.
En dépit d’une bonne volonté et de réformes socioéconomiques à entreprendre, la crise économique mondiale va également impacter les équilibres en Tunisie, rendant nécessaire l’intervention rapide et urgente des pouvoirs en place.
Mais et malgré tout, je reste un tant soit peu optimiste et crois en un avenir meilleur pour mon pays même si je suis convaincu que cela se fera dans la douleur, notamment économiquement et socialement parlant. Il n’y a pas de secret, des choix difficiles doivent être faits et des réformes nécessaires doivent être entreprises au plus tôt et menées à terme malgré l’instabilité politique qui, elle, pourrait perdurer, au risque de voir une ou plusieurs générations sacrifiées.
Rendez-vous dans 10 ans … je l’espère…
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Abderrazak Zouari
Professeur universitaire, économiste, ancien ministre
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Oui. Mais entre temps:1)Application de la lois 2)Faire voter les projets de lois touchant à l'économie, qui attendent depuis longtemps . 3)Réduire par les contrôles en aval ensuite en amont, les volumes du marché parallèle.4) Amélioration de l'Administration en ponctualité,en délais d'exécution .5) Sauvegarde des PME en garantissant les crédits (En dehors des mesures Suite/CVID ) 6) Essayons de trouver 20 millions de doses de vaccin (tous ceux validés par l'EUROPE sa) pour protéger la population et rndre le pays SAFE pour le tourisme en 2021 pas plus tard .Etc ... Ceci en attendant les grandes réformes,cela peut être fait sans dépenses budgétaires supplémentaires et en s'appuyant sur la législation existante. PROCEDONS PAR AMELORATIONS CHACUN DANS SON DOMAINE EN ATTENDANT...