Notre devoir de mémoire: déterrer "Les "Oubliés de la Gauche"
Par Badie ben Ghachem - La mort de Gilbert Naccache l'un des fondateurs du groupe "Perspectives" avec, entre autres, Noureddine ben Khedher a fait remonter en moi toutes ces années de braise vécues par la Gauche tunisienne. L'hommage (in "Le Cimetière des pauvres" à paraître) rendu à Noureddine ben Khedher dix ans après sa mort fait suite au déni subi par la Gauche durant le règne de la "Troika".
Faut-il rappeler que seuls les combats menés pour la liberté, la justice et la dignité sont justes.
J’ai rencontré Noureddine pour la première fois lors d’une soirée organisée par un ami commun au Bardo. Il venait d’être libéré, je venais d’intégrer la Fac. C’était en 1979. De très nombreuses personnes étaient réunies ce soir-là pour lui rendre hommage. Nous nous sommes revus, et j'ai fait part à Noureddine de ma compassion pour toutes ces années de torture physique et morale subies en prison. Il a été gêné de m’entendre déclamer des vers que j’avais écrits, un soir que la brume m’envahissait au chevet de ma misère, avec toute l’emphase d’un mauvais poète. Alors que, pour lui, «l’existence qui renaît dans le tumulte et l’adversité est celle qui survit à toutes ses détresses».
« Pourquoi cette citadelle d’horreur dans un monde sans nom ?
Où les démons de la terre s’attaquent à tout venant
Arrêtez de mugir, de rugir, d’effrayer
Il n’y a plus que des membres indolents
Des consciences râpées, des sensibilités écorchées,
Des mesquins, des va-nu-pieds, des effrités...Où sont-ils donc nos cadavres
Nous sommes moribonds
Finissez de nous achever
Chantez ensuite tous les hymnes glorifiant
Parsemez ma terre de vos corps ventripotents
Vous gagnerez à être partout présents
En faisant du vide une horreur naturellement »
Une soirée nous a de nouveau réunis à l’adresse emblématique du 6, Impasse Laarif à Bab Souika, la maison des Bsaies, qui a abrité les esprits libres, toutes ces années de braise. Je me suis senti obligé de lui dire comment j’avais vécu les événements de 1967, dont il était l’un des principaux instigateurs : « Ceux de ma génération qui ont milité, étudiants au sein du parti socialiste destourien, ont vécu dans leur chair les événements de 1967. Les démocrates parmi nous ont compris que leur parti n’était plus porteur d’espoir. Ils n’arrivaient plus à s’identifier aux valeurs pour lesquelles ils s’étaient engagés.
L’Union Générale de Etudiants Tunisiens (U.G.E.T.) était le «vivier», dans lequel le pouvoir puisait pour régénérer la classe politique. Elle était de tous les combats, toutes tendances confondues. Elle a été mutilée, au lendemain des événements de 1967, et purement et simplement confisquée par le pouvoir. Au dialogue citoyen s’est substitué progressivement le monologue, avec son lot de refus de la contradiction et du droit à la différence, en somme d’exclusion. Son aboutissement ultime fut le « mensonge patriotique » qui a couvert, entre autres, les atrocités commises. Après un long silence, il me dit fermement : « Tes élans politiques sont de la même nature que tes élans poétiques. Ce sont des « coups de cœur » !
Malgré les différences de trajet et de références philosophiques et politiques, il m’a pris en sympathie et m’a fait l’amitié d’être témoin de mon mariage en Juin1982.
Il a longtemps hésité avant de signer le contrat de mariage en tant que témoin. Puis, regardant fixement le Maire comme pour le situer, un cheikh descendant d’une lignée bourgeoise décadente qui avait vendu son âme à Bourguiba, il lui dit vertement: « C’est ma première signature depuis 1968! »
« Chaque année, pour acheter la grâce de Bourguiba un émissaire venait à la prison me demander de signer une lettre de repentir ; chaque fois je refusais ; et d’ajouter malicieusement : « cette fois-ci c’est différent. »
Noureddine, en racontant ses longues années de prison, qui ont duré de 1968 à 1979, dans l’entretien avec Michel Camau et Vincent Geisser, revient, entre autres sur cet épisode :
« Il semble aujourd’hui établi que le pouvoir avait décidé, à la fin de l’enquête, de responsabiliser onze noms, qui devaient être fortement condamnés, et de libérer tous les autres. Les évènements de mai 68 en France et surtout les évènements de Prague avaient paru, à Bourguiba et à son équipe, justifier une procédure nouvelle : élargir au maximum le champ de la répression et traduire devant les tribunaux des centaines d’inculpés. Le verdict final a bien reproduit le schéma premier : onze « dirigeants » à maintenir éternellement en prison, les autres, «corrigés» par le père de la nation, devaient être libérés après un temps plus ou moins long…
Jugeant d’après la lourdeur des peines que le régime carcéral allait de toute évidence se durcir d’un jour à l’autre, l’ensemble des détenus sans exception avait décidé, à la prison civile de Tunis, d’une date précise par laquelle devait débuter une grève de la faim pour protester contre les nouvelles conditions de détention et réclamer le statut de détenus politiques…
Les craintes se sont malheureusement avérées justifiées. Les conditions de réception et de détention qui ont accompagné les transferts à Borj Roumi ont été des plus innommables, des plus inhumaines…
Pour les uns, la résistance s’imposait plus que jamais, et du sort de cette confrontation dépendait la suite de nos rapports avec nos geôliers ; pour les autres il fallait surseoir à la décision convenue et tenir compte des rapports de force trop défavorables.
Je reste aujourd’hui convaincu qu’une partie essentielle s’est jouée là. La belle histoire d’héroïsme tranquille, inscrite dans la mémoire des autorités carcérales jusqu’à ce jour, a été initiée par cette confrontation. Depuis, des luttes plus dures ont été menées par les mêmes et par d’autres, charriées par les nouvelles vagues de répression.
Je ne peux pas dire autant de ceux qui, au plus fort de la lutte pour la survie, ont jugé bon de quémander la grâce de Bourguiba. Outre ce qu’il y a de moralement condamnable dans ce geste, quand on se prétend homme de principe, il aura contribué largement à prolonger les souffrances de ceux qui ont préféré la dignité, car depuis, les autorités n’ont cessé de croire que de nouvelles têtes allaient fatalement tomber et qu’il n’y avait qu’à laisser le temps faire. »
« En prison, nous avons découvert la Tunisie moyenâgeuse : les caves, la tonte, les uniformes, les besoins faits à même le sol. Il y avait dans les caves des prisonniers quasiment aveugles qui étaient là depuis la répression du coup d’Etat de 1962…
Le drame de la répression en Tunisie, c’est que tout le monde est devenu amnésique. Aujourd’hui, tous disent : « On ne savait pas ! ». C’est le comble du cynisme ! Je suis persuadé que, tôt ou tard, ce dossier s’ouvrira. Ce qu’il révélera sera terrible pour ceux qui croient aujourd’hui avoir échappé à la justice humaine. »
Noureddine a été inhumé le 12 Février 2005 à El Hamma, « la ville de la plume et de l’épée », expression qui résume avec intensité et profondeur la richesse et la diversité du patrimoine militant de cette ville si féconde. Il a exprimé ses dernières volontés dans son ultime article consacré à la gauche tunisienne, mais aussi à l’ensemble de l’élite politique et culturelle tunisienne :
« Il est temps que les élites tunisiennes accordent la priorité absolue à l’activité culturelle et à la production intellectuelle.
Notre pays est prêt à la reconstruction, après avoir réalisé l’essentiel des principales tâches de destruction de l’ordre social et culturel ancien. Il a les moyens et les capacités nécessaires pour réaliser cette œuvre grandiose de reconstruction nouvelle.
Notre société possède suffisamment de valeurs communes pour réaliser l’union et la concorde nationale et réussir à relever les défis de la modernisation ».
Ce testament plein d’espoir, d’optimisme et de résolution à toujours avancer et mieux faire, était le présage du printemps qu’a connu la Tunisie à laquelle il a tout donné.
Ce printemps, que j’aurais tant voulu qu’il vive, continue à m’inspirer d’autres «coups de cœur» :
«Tout intellectuel est coupable de trahison s’il ne s’est pas révolté contre sa patrie, quand celle-ci était sous le joug de la dictature, en se servant de tous les moyens dont dispose un intellectuel.»
Après les années de braise qui ont suivi et la faillite des élites politiques, intellectuelles, morales et religieuses en général, on se retrouve tous, après la Révolution, démocrates convaincus. Du plus petit bourgeois conservateur, plutôt respectueux de la puissance traditionnelle de l’époque: la monarchie beylicale, aux destouriens, aux «RCDistes», baathistes, Trotskistes, communistes, frères musulmans ou rien de rien.
On assiste à une organisation de l’oubli. D’abord, l’oubli des victimes, puis de ceux qui cherchent à se dissimuler ; enfin l’oubli de ceux qui sont coupables et qui aimeraient bien se faire oublier!
Cette occultation pourrait bien être, à plus ou moins brève échéance, responsable à nouveau de beaucoup de dégâts.
Douleur et amertume, voilà les sentiments que suscite en moi l’idée que ceux qui ont survécu à toutes les dérives du système, dont ils sont responsables, impunis et souriants, ne se souviennent de rien et n’ont rien appris.
Les intellectuels, du premier poète au dernier journaliste, du premier professeur de droit ou d’économie au dernier muezzin, ont pataugé dans la «Boue» de la dictature et en ont tiré avantage. L’impunité scandaleuse des journalistes nous interpelle, ceux-là mêmes qui ont menti sur la réalité effroyable de la dictature. Ils ont évidemment de bonnes raisons de participer activement à l’organisation de l’oubli général.
Les journaux les plus influents n’ont même pas eu besoin d’exprimer un sentiment de gêne ou de repentir quelconque.
Malgré le temps qui oppose notre temps au leur, il nous faut éviter de généraliser pour ne pas discréditer les institutions du pays qui ont continué à fonctionner et qui comptent un bon nombre de gens vertueux et honnêtes. Ceux qui généralisent abusivement sont justement ceux qui essaient d’utiliser à leur profit la vertu et l’honnêteté avérée des autres.
La Révolution ne doit-elle pas viser uniquement la Démocratie ? Alors que tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur, encense la première démocratie du monde arabe, aucun des objectifs de la révolution n’a été atteint : justice transitionnelle, réconciliation nationale, indemnisation des martyrs et des blessés de la révolution, fonds pour le développement des régions défavorisées, nouvelle politique économique et sociale… même la presse qu’on dit libre est manipulée par les puissances de l’argent qui polluent la vie politique. Pire on reproduit à l’identique le même schéma de développement, on reprend pratiquement les mêmes et l’on recommence !
Badie ben Ghachem
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A part les quelques intellectuels engagés et martyrisés par les dictatures de Bourguiba et Zaba, tous les autres se sont rangés du coté "gagnant" du pouvoir pour jouer le sale rôle d'infantilisation et de rejet de tout le peuple. Malheureusement, cette basse besogne continue à être de mise aujourd'hui hui où l'on continue à tirer à boulets rouges sur une démocratie balbutiante. il faut dire que l'argent sale coulant à flot y est pour quelque chose dans l'enveniment et dans la corruption des âmes ,des plumes et des esprits.