«Noces de jasmin» de Hella Feki: le roman de la révolution tunisienne
Par Slaheddine Dchicha - Bientôt dix ans et toujours le déni. Tout le long de cette décennie, malgré l’avalanche de témoignages, de documentaires, d’archives…, les négationnistes de tout poil, n’ont cessé de s’adonner à leur passion triste, nier la révolution tunisienne : elle serait d’après leur dire et délire au choix: un complot américain, un coup d’état qatari, une manipulation de la CIA, une conspiration d’Al Jazeera, un putsch numérique financé par le milliardaire George Soros…,
A tous ces sceptiques invétérés, «Noces de jasmin»* le beau roman de la franco-tunisienne Hella Feki, vient administrer un cinglant démenti. Ce roman polyphonique, à la composition savante et à la narration sophistiquée, raconte par le menu les neuf jours qui ont précédé et précipité la chute de la dictature de Ben Ali et l’avènement d’une révolution. Véritable.
Les derniers jours de la dictature
Deux jours après la mort de Mohamed Bouazizi, à travers la fenêtre de sa cellule, au sous-sol du Ministère de l’Intérieur, Mehdi, un jeune journaliste sfaxien de 28 ans assiste et nous fait assister aux évènements historiques qui se déroulent sur l’avenue Bourguiba :malgré les policiers armés jusqu’aux dents et les snipers postés en haut des immeubles, des milliers de manifestants font trembler le cœur battant de la Capitale par leurs chants, leurs revendications, leurs slogans…bravant ainsi leur peur : «On a toujours eu peur dans ce pays : peur des représailles, peur des répressions, peur de la torture, peur de la mort, peur des regards, peur des paroles. Ces peurs nous ont réduits au silence.» (p.28)
Le journaliste-prisonnier nous décrit aussi ses conditions de détention à travers le témoignage de sa cellule, car la cellule est un véritable personnage du livre…«Je le sais, parce que j’entends tout, je vois tout, je sens tout» (p.44), un véritable témoin oculaire des exactions de l’ancien régime que certains nostalgiques tentent de gommer et voudraient faire oublier: La torture, la cruauté, l’humiliation, les viols.
Exactions mais aussi prédations, corruption, arbitraire dont souffre le pays tout entier et que rapporte le récit qui se déploie en dehors de la cellule de Mehdi et au-delà de l’Avenue Bourguiba. A Tunis où le pharmacien Yacine possède une officine. A Monastir où le même donne des cours à la Faculté de pharmacie et où il a des vues sur Amel, une de ses étudiantes. A Sfax où résident sa mère Mama Aïssa et la famille de Mehdi.
L’amour au temps de la Révolution
On l’a compris, il s’agit de la grande Histoire, l’Histoire collective, mais incarnée par et dans des histoires individuelles « L’étincelle se met à éclairer les ténèbres de l’histoire et ravive les petites intrigues singulières, individuelles, qui ressurgissent comme une brûlure vive » (p.187). Et ces êtres de chair et de sang vivent, se rencontrent, entretiennent des relationset nouent des liens…Ainsi ce compte à rebours des derniers jours du régime de Ben Ali, qui organise le livre en trois parties : neuf jours, six jours et trois jours avant… est en même temps une cantate en trois mouvements et à quatre voix : Mama Aïssa, la mère de Yacine; Yacine, le père de Essia; Essia, l’amoureuse de Mehdi.
Mehdi et Essia la fille de Yacine se sont rencontrés à peine un mois avant les événements et ce fut le coup de foudre, l’amour fou : «Je fais naître la lune dans son regard. Je vois dans ses yeux que je l’habite déjà. C’est un amour si fort, dès cette première fois…» (p.19). Mais depuis l’arrestation de Mehdi, les amoureux séparés languissent chacun de son côté. Et Essia pour s’assurer de la réalité de son amour, ne cesse de revivre leurs ébats par le souvenir donnant ainsi à lire des scènes d’une liberté érotique et sexuelle rare dans la littérature tunisienne et encre plus sous la plume d’une écrivaine. Le lecteur pourrait en juger par les passages torrides des pages 18, 52,64, 66, 97. pourvu qu’il ne perde pas de vue que cette liberté érotique et féminine n’est qu’un aspect de la liberté sociale et sociétale émergeante.
Vérité polyphonique
« Noces de Jasmin » est un objet métisse à l’image des protagonistes Essia et son père Yacine mais aussi comme l’auteure Hella Feki, sont tous les trois franco-tunisiens. Le livre est à la foisune enquête journalistique sur la révolution tunisienne comprenant à la fin ses «repères historiques», un conte où les objets s’animent et parlent ( la cellule et la chemise de Mehdi) mais aussi un roman d’amour et un essai où il est question d’ Albert Memmi, de Marguerite Duras et plus implicitement par allusion de Gilbert Naccache, l’auteur de «Cristal», d'Atiq Rahimi, l’auteur de Syngué sabour, de Halfaouine de Férid Boughedir et de la chanteuse Emel Mathlouthi…Métissage des origines, des cultures, des genres…
Dernière petite remarque sur le titre avant de laisser le lecteur apprécier par lui-même. Pour «les noces de Jasmin», il faut 66 ans de mariage. En 1945, Mama Aïssa a eu une relation amoureuse extraconjugale avec un soldat français dont Yacine, le grand aux yeux bleus, est le fruit : «Tu as gardé le silence pendant soixante-six ans, dissimulant ce secret glissé dans les étoffes du passé, laissant au temps la responsabilité des blessures, des traumatismes, de la solitude chaleureuse, de l’éclosion saine des abîmes» (p187). Nous sommes en 2011, faites le calcul… «Noces de Jasmin»!
*Hella FEKI, Noces de Jasmin, JC Lattès, 2020, 210 pages, 18.00 €
Slaheddine Dchicha
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