News - 18.09.2020

L’agriculture tunisienne : ne fallait-il pas raisonner autrement !

L’agriculture tunisienne : ne fallait-il pas raisonner autrement !

Par Ir. Dr. Amor Chermiti, directeur de recherche agricole. ( à gauche sur la photo, au Mexique en 2008, avec l’agronome américain Norman Ernest Borlaug, le père de la Révolution verte, prix Nobel de la paix en 1970). Il est bien connu que l’agriculture, et à travers toutes les civilisations, a été, dans les pays développés, à l’origine d’accès à des niveaux technologiques et industriels importants ; car leurs décideurs étaient convaincus et considéraient que la transformation de l’agriculture est une condition préalable pour la libération du potentiel de développement économique de leur pays. Dans de nombreux autres pays, qualifiés : émergents, en voie de développement, tiers monde, sous développés, etc. le secteur est considéré dans les programmes politiques, comme étant stratégique, alors qu’il demeure depuis leur indépendance, négligé, ignoré, comparé à d’autres secteurs; même si, des périodes de succès et de réussite ont marqué parfois son histoire ; au point que certains agriculteurs et responsables d’hier et d’aujourd’hui se demandent s’il ne fallait pas ramener le passé au présent ?

Feu Hédi Nouira disait : « le climat a voté pour moi » étant donné que les résultats économiques de son gouvernement de l’époque étaient en grande partie liés au développement agricole, suite aux conditions climatiques favorables au cours de cette décennie. « L’agriculture ne doit plus être traitée en tant qu’outils de production ; mais plutôt définie en termes d’accès aux marchés »

En ce qui concerne l’agriculture nationale, nous pouvons affirmer, et comme nous l’avons signalé dans nos précédents articles, que notre agriculture, a bel et bien, connu des périodes de réussites et aussi d’échecs qui ont marqué son histoire depuis l’indépendance. De nos jours ; on assiste à de nombreuses contraintes et défis tant à l’échelle nationale, que régionale et internationale ; de sorte que l’on se demande sur l’avenir et le devenir du secteur et s’il ne fallait pas raisonner autrement. 

De plus, si les générations antérieures ont pratiqué l’agriculture par amour à la terre, les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures raisonnent en termes de rentabilité économique et de bien-être ; souhaits qui ne sont plus garantis et assurés par les activités agricoles de nos jours, et telles qu’elles sont pratiquées actuellement ; d’où le désintéressement de ces derniers au secteur. C’est pour cela d’ailleurs, nous sommes convaincus que l’agriculture d’aujourd’hui et de demain, ne doit plus être traitée en tant qu’outils de production ; mais plutôt, elle doit être définie en termes d’accès aux marchés et que le producteur agricole devienne « entrepreneur agricole ».

Ceci impose, entre autres, l’idée de création d’entreprises agricoles pour remplacer ce que nous appelons « fermes » ou « exploitation » et que les circuits de commercialisation des produits agricoles fassent partie des activités de ces entreprises agricoles. En conséquence, la promulgation d’une loi pour la création des « EARL : Entreprises Agricoles à Responsabilité Limitée» ou « EA : Entreprises Agricoles » ; à l’instar de ce qui existe dans les autres secteurs (SARL, SA), en remplacement à ce que les responsables ont toujours proposé et à tort : coopératives, sociétés mutuelles, groupements, etc., alors que de telles propositions demeurent jusqu’à nos jours refusées par tous les agriculteurs.

De plus, il est urgent qu’une autre loi doit suivre et assurant la garantie à l’entrepreneur agricole d’un bénéfice par rapport au coût de revient des produits agricoles. Le même bénéfice doit être également accordé aux commerçants ; ce qui impose une réelle révision des circuits de distribution pratiqués depuis bien des décennies. En conséquence, et à moyen terme, ne fallait-il pas intégrer la fonction de commerçant au sein des activités de l’entreprise agricole !
« L’agriculture n’aura pas d’avenir sans la maîtrise du savoir et une recherche scientifique ayant un impact sur le développement »

Il est bel et bien connu qu’aucun secteur économique n’ait de l’avenir sans la maîtrise du savoir et une valorisation commerciale et industrielle des innovations technologiques issues des programmes de la recherche scientifique. A ce niveau, il faudrait rappeler que la Tunisie dispose d’institutions de formation technique et professionnelle, d’enseignement supérieur et de recherche agricoles des plus anciennes dans le pays. Ces structures, qui étaient créées depuis les premières années de la colonisation française, car les colons de l’époque étaient bien convaincus que la meilleure valorisation des terres des plus fertiles du pays ne peut être qu’à travers une connaissance précise de la qualité des sols, des ressources génétiques végétales et animales et leur adaptation aux conditions pédoclimatiques des régions.

A cet effet, les enfants des colons étaient formés dans les écoles et instituts de recherche qu’ils ont crées pour revenir par la suite dans les exploitations pour produire plus et de bonne qualité. Le meilleur exemple est celui du blé, car la Tunisie à l’époque de la colonisation produisait des céréales de haute qualité technologique pour être exportées pour la France. Nous rappelons que les rendements des céréales peuvent atteindre 30, 40 et même plus de 50 quintaux par hectare ; alors que de nos jours, la moyenne nationale des rendements en céréales ne dépasse pas les 20 quintaux par hectare.

Si je tiens à évoquer cette réflexion, c’est tout simplement, et en ma qualité de chercheur disposant d’une modeste expérience de plus de 37 ans dans le domaine, les secteurs de la formation professionnelle et technique, la vulgarisation, l’enseignement supérieur et la recherche agricoles sont en « hibernation ou dormance » ces dernières années, et aucune réflexion n’a été engagée pour, entre autres, valoriser les nombreux acquis développés depuis des décennies et développer de nouvelles idées pour être en mesure d’apporter des solutions, pour aujourd’hui et demain, à l’agriculture nationale et être en mesure de répondre aux attentes des « entrepreneurs agricoles ». Encore une fois, ne fallait-il pas raisonner autrement !

Ces institutions qui sont sous la tutelle du ministère de l’agriculture : l’Agence de la Vulgarisation et de la Formation Agricoles (AVFA) et l’Institution de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur Agricoles (IRESA) doivent être repensées, sur la base d’une lecture objective du passé et du présent pour une meilleure projection pour l’avenir. Il est à rappeler d’ailleurs que l’AVFA et l’IRESA sont issues ; depuis 1990, d’une seule structure : La DREV : Direction de la Recherche, de l’Enseignement et la Vulgarisation ; période où la coordination et les passerelles entre les différentes structures étaient naturelles et souples et les réflexions visaient à l’époque la fédération des équipes, des moyens et des programmes. De nos jours, l’on constate que la fragmentation et l’éparpillement et le meilleur exemple est celui du système de la recherche agricole qui n’a d’équivalent dans aucun pays du monde ; ainsi que le nombre élevé d’établissements d’enseignement supérieur.

Quant à la vulgarisation, l’on se demande si elle existe encore, surtout dans les régions intérieures ; malgré les efforts déployés par les quelques ingénieurs et techniciens affectés aux CRDA’s ; malgré les moyens presque insignifiants. De plus, en rajoutant l’état dans lequel se trouvent les laboratoires et unités de recherche, que ce soit au niveau central ou régional, et où la majorité des équipements scientifiques, parfois de pointe, sont non fonctionnels ; ainsi que les conditions de ce qui est appelé « stations de recherche »,  l’on peut se demander si la recherche scientifique et la vulgarisation agricoles soient en mesure d’apporter des solutions adéquates aux défis qu’affrontent notre agriculture ; ainsi qu’aux attentes des agriculteurs. On aurait souhaité que ces deux institutions soient en mesure de repenser le système national de la formation, de la recherche et de la vulgarisation agricoles, dans la mesure où le secteur dispose de compétences et de véritables stratèges qui sont en mesure d’apporter de nouvelles réflexions pour une véritable projection pour l’avenir.

Malheureusement, nombreuses de ces compétences, qu’elles soient en exercice ou retraitées, sont totalement ignorées dans leur propre pays, alors qu’elles sont de plus en plus sollicitées par des organisations régionales et internationales. La révision des statuts de ces institutions s’imposent et pourquoi pas intégré la fonction de vulgarisation dans les programmes de recherches et de développement. Madame la Ministre de l’Agriculture, en tant que chercheuse, disposant d’une importante carrière professionnelle dans le domaine connait très bien le secteur et nous souhaitons qu’une nouvelle dynamique lui soit apportée afin que le savoir, la recherche et l’innovation technologique soient en mesure d’apporter des solutions adéquates afin que notre agriculture soit en mesure d’affronter les défis d’aujourd’hui et de demain.

Ir. Dr. Amor Chermiti
Directeur de Recherche Agricole
Ex DG. INRA Tunisie & membre du conseil exécutif du FARA


 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Habib Kraiem - 19-09-2020 02:18

Le problème de la recherche n'est peut-être que la partie visible de l'Iceberg car notre agriculture ou plutôt le cadre institutionnel/réglementaire de notre agriculture n'a connu pratiquement aucune adaptation.évolution notable depuis l'indépendance. Notre problème réside dans (i) les structures de production et la viabilité économique des exploitation agricoles que vous vouliez ériger en " entreprises agricoles", vous n"avez qu'à voir les résultats des enquêtes structures; (ii) l'absence de toute politique d'aménagement et de gestion de l'espace rural ou agricole (en dehors des communes urbaines) qui va s'aggraver davantage avec la récente communalisation de tout le territoire national et (iii) le système de commercialisation des produit agricoles (loi sur les marchés de gros) qui est des plus archaïques dans la région et qui n'a pas bougé d'un pouce depuis l’indépendance. C'est vraiment déconcertant !!! Tout cela est résultat, soit d'une myopie ou d'une ignorance des problèmes par les responsables du secteur, soit de l'absence d'un courage politique pour faire changer les choses, soit les deux à la fois.

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