Décès d’Albert Memmi: La Tunisie officielle, otage des idéologies et des calculs politiciens
Par Habib Mellakh - Le mutisme des instances officielles tunisiennes à la suite du décès d’Albert Memmi nous fait constater, cruellement, l’abîme qui sépare la sphère intellectuelle et le tissu associatif tunisiens des gouvernants actuels, chaque fois qu’il s’agit du sens à donner à notre citoyenneté, à notre identité et à notre devoir de mémoire. Avec une grande affliction, nous faisons le constat que notre Révolution et notre démocratie balbutiante n’ont pas encore, en ces domaines, si vitaux, produit les effets bénéfiques qu’elles avaient inspirés à leurs débuts.
L’échec fait, à l’Université tunisienne, au tamisage de notre patrimoine littéraire
J’ai découvert Albert Memmi sur les bancs de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis pendant l’année universitaire 1969-1970 grâce à Jacqueline Arnaud qui avait introduit La Statue de sel au programme du département de français et nous avait incités à la lecture d’Agar et des essais de l’écrivain, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur et L’homme dominé. Pionnière de l’enseignement et de la recherche sur la littérature maghrébine d’expression française, elle a introduit cette littérature dans les programmes de la maîtrise de langue et de littérature françaises et elle nous initia, pendant les années universitaires 1970-1971 et 1973- 1974, aux œuvres, entre autres, de Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Mohamed Khaïr-eddine, Driss Chraïbi et bien sûr Albert Memmi. Elle a contribué ainsi à faire connaître et reconnaître, à Tunis, ces écrivains maghrébins jusqu’alors inconnus ou méconnus non seulement en France et dans le monde mais aussi au Maghreb.
Nos programmes de littérature au lycée les ignoraient superbement et l’unique faculté des lettres du pays ne jurait que par les œuvres de Molière, de Pascal, de Zola, de Corneille, etc. L’arrivée de Jacqueline Arnaud, qui avait décidé de se consacrer à l’étude des textes maghrébins, vint rompre ce conformisme des études littéraires malgré le scepticisme voire l’hostilité de certains responsables de l’Université de Tunis. Aussi surprenant que cela puisse paraître, certains détracteurs de l’enseignement des œuvres maghrébines parlaient d’une « sous- littérature », d’une littérature de « seconde zone » et même d’une « littérature de la haine », pour reprendre la formule utilisée par un ancien doyen dans une allusion claire à la stigmatisation récurrente du colonialisme dans cette littérature. Il ne comprenait pas que les étudiants puissent revendiquer une plus large place à la littérature maghrébine dans leur cursus et aspirer à l’étude d’œuvres qu’ils considéraient comme le reflet des maux de leur société.
A l’époque, personne n’avait tenté d’interdire la programmation de l’œuvre d’Albert Memmi à l’Université en raison de ses vues concernant la condition des Juifs et leur aspiration à un Etat indépendant. Une tentative faite à la fin des années 1980 par une minorité d’enseignants du département de français de la Faculté des Lettres de la Manouba, sur la base du même motif, pour pousser le département à revenir sur la décision de programmer La Statue de sel dans le cursus de la maîtrise, a été vouée à l’échec parce que la majorité des membres du département ne transigeait pas avec l’obligation du respect de la liberté académique. Aucun responsable tunisien n’interdira à Albert Memmi, invité plusieurs fois à Tunis, de faire des conférences sur son œuvre et sur la littérature maghrébine. Mais voilà que quelques voix se font entendre, ces jours-ci, pour soutenir, en arguant de l’attitude d’Albert Memmi vis-à-vis de l’État d’Israël, l’acte délibéré du ministère des Affaires culturelles qui n’a pas daigné rendre hommage à l’écrivain tunisien à la suite de son décès.
La franchise et les déchirures d’Albert Memmi sont à contextualiser
On a pu reprocher à Albert Memmi d’avoir soutenu la création de l’Etat d’Israël et de ne pas avoir condamné dans les termes qu’il fallait les exactions commises en Palestine par les Israéliens devenus des bourreaux. Il a justifié ce soutien en invoquant la condition du Juif sous les beys de Tunis. Ce statut était justement, pour Albert Memmi, celui « d'un citoyen de seconde zone », pour reprendre la formule de Sophie Bessis (cf. son article sur la condition des Juifs en Tunisie depuis les beys jusqu'à nos jours https://www.leaders.com.tn/article/8385-tunisiens-juifs). L’histoire des relations entre Juifs et Arabes, souvent magnifiée, n’a pas toujours été un long fleuve tranquille du point de vue de l’écrivain tunisien.
Tunisie, An I, cette chronique de l’année 1955-1956, qui relate de jour en jour les événements et les faits marquants de la période allant de l’autonomie interne jusqu’aux premiers mois de l’indépendance de la Tunisie, se veut un témoignage de l’impossibilité pour un Juif instruit et cultivé de jouer un rôle important dans la Tunisie indépendante parce que ce rôle ne pouvait être assuré, du point de vue d’Albert Memmi, que par les seuls musulmans en raison de l’exclusion et du racisme. Ce jugement à l’emporte-pièce est démenti par l’histoire de la Tunisie indépendante et mérite, par là même d’être nuancé.
Albert Memmi a également ressenti les stigmates du colonialisme, des crimes nazis, des progroms, des humiliations subies par les Juifs, dans plusieurs pays, pendant des siècles. On ne peut qu’apprécier son engagement anticolonial et antiraciste, palpable dans La Statue de sel et davantage dans ses portraits comme dans son Journal de guerre. Ce militantisme est incarné par son héros et son double, Alexandre Mordekhai Benillouche, sensible aux affres du colonialisme et du racisme. A l’image de son alter ego, Albert Memmi, se percevait comme « indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe ». En dépit de tous ces stigmates, il n'a jamais sauté le pas pour devenir un militant sioniste même s’il a soutenu, à plusieurs reprises, l’existence de l'État d'Israël.
Un soutien permanent à l’existence d’un État palestinien
Ce qu'on occulte par contre chez nous, et pas uniquement dans le contexte du silence des autorités à la suite du départ d’Albert Memmi, c'est son soutien au droit des Palestiniens à avoir un État indépendant. Ne confie-t-il pas à l’hebdomadaire Jeune Afrique, en juin 2004 : « La conscience palestinienne est là, alors faisons avec ! L’existence d’un État palestinien est la seule solution. Que les Arabes acceptent pour leur part l’existence d’un État d’Israël comme tel. Et fassent de la place aux minorités arménienne, juive, copte ou kabyle qui vivent parmi eux ! » ? Albert Memmi a d’ailleurs appartenu au comité de parrainage du mouvement « La Paix Maintenant », pour que les Palestiniens et les Israéliens puissent coexister pacifiquement dans deux États indépendants.
Les Palestiniens eux-mêmes acceptent aujourd'hui la solution de deux États, préconisée par ce grand visionnaire qu'était Bourguiba. Évidemment, la solution idéale, pour beaucoup d'entre nous serait la création d'un État laïc en Palestine, un Etat où cohabiteraient musulmans, chrétiens et juifs. Mais la politique est l'art du possible (C'est aussi l'une des leçons de Bourguiba).
Albert Memmi s’est donc fait connaître, dès sa prime jeunesse, comme un apôtre de la liberté et comme un pourfendeur du racisme et de toute forme de domination et particulièrement du colonialisme. C’est sans doute en reconnaissance de cet engagement que le Président Abdelaziz Bouteflika a tenu à préfacer la réédition, en 2006, de son Portrait du colonisé. Son engagement pour l’indépendance de la Tunisie et pour le droit des Palestiniens à un État sont aujourd'hui des évidences même si nous ne comprenons pas son refus de nier la légitimité de l’État d’Israël. Il a beaucoup aimé son pays natal auquel il était très attaché mais d’où l’exil lui semblait inéluctable puisqu’il a estimé qu’il n’y avait plus de place au soleil dans ce pays pour un intellectuel juif. Le journal intime, Tunisie, An I ainsi que l’œuvre romanesque et les essais témoignent de ce déchirement d’un homme qui a vécu un double exil, celui de l’incompris dans son pays natal et de l’exilé dans le pays d’adoption.
Albert Memmi incarne aussi la Tunisie plurielle et la diversité culturelle qui fait sa singularité. Cette Tunisie, creuset de civilisations et de cultures diverses ne donne-t-elle pas le vertige à l’auteur de La Statue de sel qui recourt à l’hyperbole pour exprimer cette diversité : « Cinq cents pas de promenade et on change de civilisation »?
Refuser de rendre hommage à ce grand écrivain tunisien alors que tout milite en faveur de la reconnaissance de son mérite, s’obstiner à considérer, plus d’une semaine après sa disparition, que son décès est un non-événement, c'est nier cette diversité et adopter une vision figée, sclérosée de l'identité, celle des idéologies fanatiques et populistes. Ce silence scandaleux de la Tunisie officielle et particulièrement du ministère des Affaires culturelles est à mettre en rapport avec l’éviction de René Trabelsi du ministère du Tourisme et de l’Artisanat malgré le grand succès qu’il y a obtenu. Lorsqu'un dirigeant du Mouvement Echaab se flatte que son parti est derrière la non-reconduction de ce dernier au gouvernement, il faut se rendre à l'évidence qu'il y a une volonté politique d'occulter des pans entiers de notre histoire et que, pour de nombreux hommes politiques, le Tunisien, qui n'est pas musulman, est un citoyen de seconde zone.
Habib Mellakh
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J'adhère complètement à ce que dit l'auteur de ce somptueux essai