La responsabilité sociale des entreprises à l’ère du covid-19
Mouna Ketata - Docteur en droit, Assistante à la faculté de droit de Sfax- La pandémie qui sévit à l’heure actuelle place les plus grandes économies de la planète en difficulté et nous conduit à interroger les outils nécessaires pour l’entreprise pour s’adapter avec un contexte de turbulence sanitaire. La question se pose avec acuité car une crise peut accentuer l’écart perçu entre les attentes des parties prenantes et les objectifs poursuivis par les entreprises. Dans ce contexte, et partant de l’émergence contemporaine d’une entreprise mue par l’objectif de concilier les intérêts privés et l’intérêt général, il semble intéressant d’engager une réflexion autour de la responsabilité sociale de l’entreprise (Ci-après RSE). Dans quelle mesure la RSE peut-elle constituer un outil de performance pour l’entreprise après la crise? Bien que certaines entreprises aient répondu socialement responsables face à la crise (I), la démarche RSE doit être menée voire même renforcée après la crise, comme une condition sine qua non de la pérennité de l’entreprise de demain, ce qui nécessite de s’atteler sur quelques difficultés d’une véritable intégration (II).
I-Une responsabilité devenue incontournable
La RSE, définie par la Commission européenne comme étant «la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société»(1), constitue une démarche volontaire engagée par certaines entreprises qui cherchent à aller au-delà des obligations juridiques applicables, en collaborant de façon étroite avec leurs différentes parties prenantes(2). Constituant une nouvelle grille de lecture en faveur de l’entreprise, la RSE se présente comme un outil de régulation de la mondialisation et semble se traduire par des initiatives sur le plan environnemental, social, économique et civique. En vertu de son article 1er, la loi n°2018-35 du 11 juin 2018 portant sur la responsabilité sociétale des entreprises vise à consacrer la conciliation des entreprises avec leur environnement social à travers la participation au processus du développement durable et la bonne gouvernance. Depuis un certain moment, certaines entreprises évoquaient leurs engagements en matière de responsabilité sociale, que l’on songe aux entreprises dans le secteur financier à l’instar des banques qui participent désormais au financement des activités à forte utilité sociale comme la création d’une association ou d’une fondation pour insérer et encourager les personnes en difficulté(3).
Lors de la crise, certaines entreprises se sont montrées socialement responsables. L’utilité sociale de l’entreprise se fait ressentir et s’est traduite par différentes démarches et efforts consentis par certaines entreprises. C’est ainsi que certaines d’entre elles, opérant dans le secteur du textile, ont opté pour l’idée de reconvertir leurs chaînes de production pour la fabrication du matériel de protection sanitaire d’une extrême nécessité comme les bavettes. D’autres sociétés ont mis à la disposition des autorités sanitaires des solutions logicielles ou encore un robot équipé d’un système alliant micro haut-parleurs et caméra permettant le contrôle de la validité des autorisations de sortie(4). S’agissant des entreprises dans le secteur financier, notamment les banques, et afin d’endiguer la pandémie, elles ont contribué au financement de la campagne menée pour mobiliser les ressources pour le système de santé(5).
Par ailleurs, et afin de prendre en considération les parties prenantes de l’entreprise, plusieurs entreprises tentent de préserver les emplois et les salaires de leurs employés. Etant donné la fragilité de tels acteurs, la crise constitue un test pour évaluer la capacité de l’entreprise à motiver et à retenir ses salariés qui confinés, ont été amenés à un télétravail, souvent incompatible avec la vie de famille(6). De telles situations tendues mettent une pression accrue sur les acteurs économiques «qui se doivent d’éviter les possibilités de contestation, de revendication»(7). Prendre soin des salariés doit se poursuivre même après le confinement étant donné que la poursuite du travail peut être teintée par un sentiment de peur et d’angoisse d’exposition au virus. Un tel fait nécessite par ailleurs un suivi de la santé psychologique des salariés.
Salutaires pour faire face à la crise, de telles démarches et pratiques RSE doivent être maintenues pour le futur. La crise a bien souligné l’imbrication des risques extra-financiers et financiers et l’entreprise doit désormais prendre en considération les différentes dimensions environnementales, sociales et économiques pour assurer sa pérennité. Les données relatives à l’environnement, le climat et la biodiversité mais aussi une meilleure articulation entre logique financière et logique sociale seront essentielles pour s’adapter à la nouvelle donne. D’ailleurs, à l’instar de la crise dite des «subprimes»(8) , la RSE s’est révélée comme un des outils stratégiques en temps de crise. On scrutera tout autant quelques difficultés d’application qu’on doit judicieusement les dépasser.
II-Des difficultés à surmonter
Outre la nécessité d’une certaine familiarisation avec le concept RSE et les tensions dont il est porteur, et même si la RSE semble de plus en plus saisie par le droit, son effectivité demeure controversée. Ceci peut être expliqué pour deux raisons. D’abord, la RSE, avec des contours larges et parfois flous, renvoie à la problématique de l’effectivité de tels engagements souscrits par l’entreprise. Bien qu’encouragée par le législateur, la RSE fait toujours partie du droit souple, d’où se pose la question de sa juridicité. L’article 6 de la loi n°2018-35 dispose qu’un observatoire de responsabilité sociétale devra, sous la houlette de la présidence du gouvernement, examiner les rapports définitifs présentés chaque année par les comités régionaux. L’examen des dispositions de la loi ne laisse pas présumer une obligatoriété. En raison de sa nature non contraignante, la RSE peut dans une certaine mesure être condamnée à une ineffectivité du fait de sa nature même.
Ensuite, si les difficultés relatives à l’effectivité de ces normes peuvent, dans une certaine mesure, être surmontées, toute la difficulté réside dans la possibilité, pour certaines entreprises, d’instrumentaliser une telle responsabilité pour ne servir qu’à se bâtir une image de confiance en quête d’une légitimité sociale. Les dérives de la responsabilité sociale et de l’écoblanchiment sont dès lors pointées(9). D’ailleurs, lors de la crise du covid-19, certains observateurs ont pu constater un risque de "Covidwashing"(10) s’agissant de certaines multinationales qui se sont données à la fabrication de masques en masse et à fournir des équipements pour aider les malades à respirer.
En dépit des difficultés de mise en œuvre, la RSE ne doit pas rester confinée et son intégration renforcée nous semble inéluctable voire même une opportunité. En prévenant les risques sociaux ou écologiques, en réduisant les coûts liés à la consommation de certaines ressources et en assurant un dialogue entre les différentes parties prenantes, les entreprises peuvent augmenter leur performance économique.
Mouna Ketata
Docteur en droit Assistante à la faculté de droit de Sfax
(1) Commission européenne, Communication « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », Com. (2011) 681 final, du 25 octobre 2011, p. 7
(2) V. MERCIER, « Responsabilité sociétale des entreprises », Études Joly Société, n° ER040
(3) Certaines banques ont opté par exemple pour des cartes écologiques, respectant ainsi le droit de l’environnement ;
(4) D’autres entreprises œuvrant dans le paramédical ont choisi de confiner leurs employés au sein de leurs usines pour répondre au besoin en matériel de protection.
(5) Bien que certains observateurs aient souligné, les chiffres à l’appui, la modicité d’une telle contribution, la qualifiant comme « décevante », en invoquant qu’à peine 1 des revenus d’une seule année sont mobilisés pour cette fin. Voir S.TRABELSI, A.NAJAH et M.LAMARI, « Covid-19 Tunisie : Ou est donc passé la responsabilité sociale des entreprises », http://kapitalis.com/tunisie/
(6) Même si le digital doit être appréhendé comme le catalyseur d’une transformation des métiers permettant de respecter la distanciation sociale lors du confinement.
(7) E. FRANKLIN-JOHNSON et K. RICHOMME-HUET. « Crise et gestion de la responsabilité sociétale des entreprises du CAC 40 : Analyse de leur communication sur leur politique RSE entre 2006 et 2010 », La Revue des Sciences de Gestion, vol. 255-256, no. 3, 2012, pp. 75-83.
(8) R.LEBLANC, « Les enjeux éthiques de la crise », disponible sur le site www.aef.asso.fr .
(9) B. DAGENAIS, « L’ambiguïté du discours publics de l’entreprise : entre générosité et mensonge », Communication et organisation [En ligne], 47 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 20 décembre 2019
(10) B. HERAUD, La crise du Covid-19, stress test grandeur nature de la RSE, disponible en ligne sur le site www.novethic.fr
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