Boulbeba Marzougui: Réflexion sur l’analyse stratégique des entreprises dans le contexte du COVID-19
Introduction
Le COVID-19 fait trembler le monde entier en menaçant les vies et en exposant les Etats à une véritable hécatombe socio-économique. Une première dans ce 21ème siècle malgré l’évolution technologique et le progrès scientifique réalisés par les êtres humains sous l’égide de la mondialisation.
Pour minimiser la propagation du virus, un confinement a été décidé permettant certes de sauver des vies en aplatissant la courbe des contaminations mais, toutefois, en causant un dommage lié au ralentissement, voire même l’arrêt obligatoire, d’activité dans quasiment tous les secteurs avec un blocage de tous les échanges commerciaux internationaux et entre les régions d’un même pays.
L’analyse stratégique
L’incertitude sans précédent que fait régner cette crise sur la continuité d’exploitation des entreprises pose des nouveaux défis aux dirigeants et exige une mise à jour de la compréhension de l’écosystème dans lequel elles opèrent afin d’actualiser les enjeux auxquels ils seront confrontés.
Nous proposons l’application de la technique SWOT qui consiste à énumérer les forces, faiblesses, opportunités et menaces à toutes les activités de la chaîne de valeurs de l’entreprise en tenant compte du contexte de la crise COVID-19 et du changement qu’elle a engendré.
Les activités de la chaîne de valeurs se résument selon Michael Porter en activités de base et activités de soutien découpées comme suit:
La chaîne de valeur selon Michael Porter
L’analyse permettra d’atteindre six objectifs:
• Survie: Identifier les menaces qui risquent de mettre en péril l’entreprise totalement ou partiellement et se préparer pour les contourner ;
• Adaptation: Mettre à jour la chaîne de valeur de l’entreprise en tenant compte des nouvelles exigences dictées par la crise ;
• Immunisation: Identifier les faiblesses ressenties depuis le début de la crise et n’ayant pas permis une meilleure réaction afin de les renforcer ;
• Renforcement: Identifier les atouts qui ont permis une certaine résilience à l’organisation et les appuyer ;
• Croissance: Identifier les opportunités qui peuvent s’offrir à l’entreprise après la crise ou même durant la crise si cette dernière s’étalera encore dans le temps ;
• Innovation: élaborer des solutions innovantes face aux nouveaux facteurs ayant un impact sur l’ancienne conception de la chaîne de valeurs et sur la perception des clients ;
Analyse des activités de base
Logistique entrante
Sur l’échelle internationale les échanges commerciaux ont été profondément touchés avec l’arrêt du trafic aérien, du transport maritime et terrestre ce qui a impacté le rythme d’approvisionnement des entreprises tous secteurs confondus.
Probablement, cette situation pousserait à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement locales et remettrait en cause des concepts que nous avons longtemps cru intouchables ou peu envisageables tels que la délocalisation.
Les opérations
Les opérations liées à la transformation de la matière première en produit fini, aux prestations de services qui nécessitent une présence physique et diverses autres activités se sont arrêtées sous la crainte de contamination et d’exposition des collaborateurs aux dangers.
Les experts, qui ne cessaient de plaidoyer l’évolution de l’industrie actuelle vers l’industrie 4.0, ainsi que les défendeurs de l’utilisation exclusive de la technologie et des robots dans divers secteurs confirment qu’avec le minimum d’intervention de l’être humain les conséquences de cette crise auront pu être minimalisées.
Logistique sortante
L’acheminement des produits jusqu’au client s’est vu prendre une déviation drastique comparé à nos comportements standards et les livraisons à domicile se sont vues multipliées comparées à leurs flux classiques.
A noter que Amazon a utilisé même des drones pour assurer des livraisons à domicile.
Marketing et ventes
Les véhicules de marketing se sont diversifiés depuis des années mais exposés à la crise COVID-19, la voie digitale a pris la suprématie absolue avec le confinement qui a réduit à zéro la distribution des supports papiers et qui a remis en cause l’utilité des affiches dans les rues durant le confinement.
Les services
La façon de délivrer les produits au moment de la vente ou les services rendus après sa livraison participent incontestablement à la création de valeur perçue par les consommateurs finaux.
Cette pandémie a permis de renforcer l’importance des mesures sanitaires et hygiéniques dans cette partie de la chaîne de valeurs.
Sans doute, la perception de ces valeurs par les clients est devenue beaucoup plus importante qu’avant la crise COVID-19 ce qui incitera les managers à les prendre en considération dans leur offre et de les privilégier dans l’avenir.
A titre d’exemple, des banques ont pris la peine de diffuser pour leur clientèle comment les billets récupérés sont désinfectés avant d’être remis en circulation.
Analyse des activités de soutien
Les achats
Les acheteurs, qui privilégiaient jusqu’à présent la Chine comme fournisseur imbattable mondialement en termes de coût, ont pu constater l’importance de la diversification de leurs sources d’approvisionnement.
Désormais, ils sont prédisposés à accepter des coûts plus élevés proposés par d’autres fournisseurs.
Même la reprise entamée par l’économie chinoise n’a pas pu stopper jusqu’à présent la remise en cause du modèle qui faisait depuis longtemps l’avantage compétitif de l’ensemble des acteurs économiques mondiaux en termes de coûts dans divers domaines (automobiles, électroniques, textile…).
Développement technologique
Toutes les entreprises et les gouvernements qui ont retardé leur émergence digitale se trouvent aujourd’hui obligés d’accélérer leur démarche digitale afin de garantir l’offre de leurs services en ligne.
Par ailleurs, cette crise a permis à tous les demandeurs de biens et services d’expérimenter l’importance de la digitalisation, ce qui mettra tous les offreurs sous une pression énorme face à leur réticence au développement technologique.
Ressources Humaines
La gestion des ressources humaines fait face à un tournant très délicat et ce du fait que les rapports entre les employés et les employeurs ont été fondamentalement touchés sur tous les plans : les outils de travail, la sécurité sanitaires, la disponibilité, le droit au salaire... C’est une question de survie qui commence à se poser pour les sociétés et les employés.
Les spécialistes des ressources humaines insistent sur l’importance de maintenir le personnel salarié, de le sécuriser et de le préparer pour une reprise proche.
De l’autre côté, les sociétés qui ne seront pas en mesure de suivre cette approche, faute de moyens, se trouveront dans une impossibilité de relancer leur business.
Ainsi, la préparation d’un plan adéquat qui tient compte des contraintes des deux parties et qui permet d’éviter les tensions sociales est d’une priorité absolue pour les décideurs.
Infrastructure
L’infrastructure des entreprises est aussi à revisiter en termes de sécurité physique, sécurité sanitaire, fluidité des mouvements des clients, espacement entre les demandeurs de service, espacement entre les employés, infrastructure digitale, capacité de stockage…
Synthèse
Toute action sur les facteurs cités ci-haut, aura un impact sur les marges de l’entreprise, certains auront un impact positif et d’autres auront un effet négatif mais le plus important c’est la perception de la valeur offerte par l’entreprise à ses clients.
L’adéquation entre l’appréciation du client et la vraie valeur offerte par l’entreprise est un élément clé à prendre en considération.
De même, la dualité entre avantages et coûts restera une contrainte à prendre en considération dans toute démarche qui sera engagée par l’entreprise.
Il ne faut pas perdre de vue que l’analyse de la chaîne de valeur telle que présentée par Porter ne permet pas de prendre en considération un système plus large de chaînes de valeur dans lequel opère l’entreprise.
A titre d’exemple, si en réaction à la crise, les groupes européens et américains décident de diversifier leurs sources d’approvisionnement, les entreprises tunisiennes opérant dans le textile et dans la maroquinerie ne peuvent qu’en profiter. A contrario, une décision de relocalisation des industries automobiles risque de mettre en péril tous les acteurs tunisiens dans ce domaine.
La matrice suivante avec plus de détails permettra de simplifier la démarche :
Forces | Faiblesses | Opportunités | Menaces | |
• Les activités de base | ||||
- Logistique entrante | ||||
- Opérations | ||||
- Logistique sortante | ||||
- Marketing Vente | ||||
- Services | ||||
• Les activités de soutien | ||||
- Infrastructure de l’entreprise | ||||
- Gestion des ressources humaines | ||||
- Développement technologique | ||||
- Achats |
Illustration
Dans la suite une illustration simpliste de la démarche proposée pour une société opérant dans le secteur de la « grande distribution ».
Risques liés à la crise COVID-19
• Perte de vies d’une manière massive ;
• Perte de clients liée à la reprise considérable des activités au niveau des petits commerces de proximité ;
• Perte de clients liée à l’émergence des livraisons à domicile ;
• Fermeture d’un point de vente à la suite de la détection de cas positifs au COVID-19 ;
• Fermeture des usines des fournisseurs et rupture des approvisionnements ;
• Arrêt des ventes des produits non considérés comme essentiels ;
• Lenteur des opérations de vente pour des restrictions sanitaires ;
• Dépenses additionnelles pour les besoins de désinfestation des locaux et des produits ;
• Dépenses additionnelles pour les besoins de sécurité des agents et des clients ;
• Chômage du personnel travaillant sur des produits en baisse de ventes
Réponse aux risques identifiés
• Renforcer le redéploiement des agents et préparer le back-up des postes clés ;
• Accompagner la reconversion des métiers ;
• Mettre en place le service livraison à domicile soit à travers des conventions avec des tiers spécialisés soit par l’intégration en aval de cette tâche. L’intégration serait probablement une solution pour résorber le chômage qui pourrait résulter de la crise ;
• Mettre en place une plateforme digitale sécurisée adaptée à toutes les tranches d’âges et cultures permettant aux clients de faire leurs courses en lignes ;
• Mettre en place une ligne téléphonique pour la prise des commandes pour les gens non capables d’accéder aux services en lignes ;
• Préparer des paniers « packagés » contenant les articles les plus nécessaires et qui peuvent être identifiés à travers la base de données historique des tickets clients ;
• Assurer le maximum des ventes des paniers « packagés » directement depuis les centrales d’achats afin de minimiser les coûts logistiques de distribution aux points de vente ;
• Adapter les processus de l’entreprise aux nouvelles exigences clients en matière sanitaire à travers l’aménagement des espaces d’accès aux magasins, la désinfestation des chariots et des produits, la désinfestation des pièces de monnaie et des billets de banque ;
• Dématérialiser toute la chaine logistique, de la passation de la commande à la réception et au paiement en ligne ;
• Sécuriser les transactions en ligne ;
• Orienter les efforts marketing vers l’environnement digital faute de possibilité de distribuer des supports publicitaires papiers et à défaut d’exposition des affiches dans les rues ;
• Réétudier la structure des coûts, les marges voire même revisiter le « business model » ;
• Promouvoir les produits qui connaissent une baisse au niveau des ventes.
Conclusion
Cette illustration ne traite pas de l’ensemble de points qui peuvent être décelés et recommandés dans une étude approfondie mais permet de donner une idée sur la démarche proposée pour appréhender la crise.
Certes, des prérequis sont indispensables pour la mise en œuvre des recommandations à proposer sans oublier l’importance du financement pour surmonter la période de la crise et préparer la relance.
Bien évidemment, chaque secteur d’activité a ses spécificités mais malgré les différences des grandes lignes convergent pour tous les secteurs dont on peut citer la digitalisation.
Enfin, il est indispensable de rappeler que le capital humain demeure la richesse la plus importante de l’entreprise et que l’Etat doit jouer pleinement son rôle afin de soutenir leurs efforts.
Boulbeba Marzougui
Associé Pragma Consult
Expert-Comptable membre de l’OECT
Enseignant à la MSB
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