Des mesures urgentes pour l’accompagnement à la réinsertion socio-professionnelle
Par Samia Ben Youssef Mnif - La pandémie du COVID-19 nous rappelle que ce que nous considérons comme acquis et composante fondamentale de notre équilibre peut s’évaporer et s'effondrer assez rapidement, de manière globale et apparemment sans raison hormis les lois de la nature !
Modification du travail et perte d’emplois
Si le COVID-19 menace principalement la santé, la menace socio-économique n’est pas à négliger et risque d'avoir un impact encore plus important à bien des égards. Il existe différents scénarii que nous pouvons modéliser sur les impacts à long terme de la pandémie. Dans les plus optimistes, nous reviendrons à la "normale" d'ici septembre 2020. Mais les modèles les plus réalistes notent que même si la pandémie disparaîtra par la mise sur le marché de remèdes thérapeutiques, les dommages causés à l'économie seront probablement réels et substantiels pour les années à venir.
Les conséquences immédiates de la fragilisation de l’économie se manifesteront systématiquement par à la fois la modification de la nature des formes du travail (le code du travail tunisien sera incontestablement révisé) et la nature même des emplois. Il est également probable que nous assisterons à l'émergence de nouvelles inégalités. Alors que « les cols blancs » (à l'exception des travailleurs de la santé qui restent en première ligne) s’abritent derrière leur ordinateur portable pour échapper à la maladie et pour assurer la continuité de leur activité professionnelle, « les cols bleus », quant à eux doivent continuer à braver le monde extérieur. Ce qui est certains c’est qu'il y aura une bataille sur ce à quoi la nouvelle « normalité professionnelle » va ressembler !
Si certaines professions actuelles en Tunisie, comme les ingénieurs et les médecins ont le vent en poupe pendant cette période de crise, grâce à toutes les découvertes, les recherches et les innovations techniques et technologiques dont ils font preuve, grâce à leur force créatrice et à leur sens du devoir ; d’autres métiers sont appelés à disparaître et au mieux à se transformer car remplacés par les nouvelles technologies, la digitalisation et la robotisation.
L’Organisation Internationale du Travail avait déjà annoncé en 2016 que 80% des emplois actuels tendront à disparaître en 2030.
Par ailleurs, de nombreux hôtels, restaurants, artisans, magasins, entreprises, commerçants, indépendants ont fermé leurs portes pendant la période de confinement et ne pourront peut-être pas les rouvrir sans un soutien important de l'État et une relance économique. Nous pouvons ainsi nous attendre à une hausse du chômage, à une précarisation encore plus accentuée de l’emploi, à la croissance du travail informel, à une augmentation des mutations professionnelles et à une modification du contenu de la nature même des emplois. Selon l’économiste Hakim BEN HAMOUDA (Tunisie Numérique, 15 avril 2020), la pandémie du COVID-19 entraînera en Tunisie la perte de158 000 postes d'emploi avec un passage du taux de chômage de 14,9% à 18,8%.
Pour une stratégie politique de réinsertion socioprofessionnelle
Dans une telle conjoncture, les politiques publiques devront réfléchir à la manière avec laquelle elles peuvent faire du nouveau monde normal un monde plus juste, plus humain et plus durable. Le gouvernement tunisien doit reconnaître que le moment est critique pour soutenir non seulement financièrement mais également socialement et psychologiquement ses citoyens et plus particulièrement les travailleurs à emploi précaire qu’ils soient dans l’économie formelle (vacataires, intérimaires, contractuels) ou dans l’économie informelle.
A cet effet, louables sont les dispositions et mesures financières, économiques, sociales et juridiques adoptées par le conseil des ministres à la date du 13 avril 2020 pour accompagner les entreprises, leurs salariés impactés et certaines catégories de personnes travaillant pour leur compte personnel, pour amortir les répercussions du confinement général sur l’économie. Toutefois ces mesures demeurent insuffisantes et une politique de réinsertion socio-professionnelle s’avère incontournable.
En guise de préparation au déconfinement, cette politique doit s’appuyer sur un partenariat tripartite entre le Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, l’entreprise lésée économiquement et le salarié ou l’entrepreneur « en perte d’emploi ». L'accompagnement à la réorientation, à la reconversion et à la réinsertion professionnelle devrait être envisagé comme un service essentiel à offrir de la part de l’Etat à chaque travailleur susceptible de perdre son emploi afin d’anticiper les dégâts sociologiques et psychologiques. A ce titre, les dispositifs à mettre en place et à assurer par les professionnels (conseillers d’orientation, conseillers d’emploi, psychologues du travail) sont multiples : démarche de bilan de compétences pour réinsertion professionnelle, démarche d’outplacement, démarches de reconversion professionnelle, etc.
Pourquoi une telle démarche est-elle indispensable?
Parce que travailler requiert d’autres fonctions qu’une fonction économique. Travailler constitue un fil conducteur qui parcourt notre vie en alliant notre activité professionnelle rémunérée à notre activité non rémunérée, à notre éducation, à notre temps familial, à nos loisirs, à notre citoyenneté. Travailler dépasse le besoin de survie. Travailler assure la fonction d’existence de l’être humain. Perdre son travail serait donc synonyme de perte de soi, de perte de son statut, de perte d’une partie de son identité socio-professionnelle, de perte d’appartenance à une communauté professionnelle, de perte de reconnaissance sociale : vécus subjectivement et psychologiquement difficiles à vivre (lire Christophe Dejours, Dominique Méda). Ces conséquences ne peuvent que s’associer à une vie indécente qui ne générera qu’un sentiment de mépris, d’injustice, de rancœur voire de haine qui se soldera par des comportements déviants (mouvements sociaux anarchiques, grèves, sit-in, actes suicidaires, délinquance et toute forme de radicalisation idéologique).
Une telle démarche s’avère donc vitale pour les travailleurs touchés par les licenciements économiques pour redonner de l’espoir, pour préserver un tant soit peu la santé mentale qui se trouve elle aussi fragilisée.
Cette démarche est indispensable parce qu’elle permettra aux personnes impactées par le licenciement de se sentir soutenues, reconsidérées et contenues dans leur drame. Parce que ça permettra à ces personnes de développer un rapport de confiance et de promouvoir une responsabilité citoyenne avec les institutions de l’Etat.
Deux mécanismes en veille pour le soutien aux personnes en perte d’emploi
La bonne nouvelle c’est que deux mécanismes de soutien aux personnes en perte d’emploi ou en quête d’insertion professionnelle ont d’ores et déjà été discutés et appréhendés par différents acteurs politiques et sociaux. Le premier mécanisme concerne la mise en place d’un régime d’assurance sur la perte d’emploi et la protection sociale des chômeurs (décidé le 23 avril 2019 par les membres du conseil national du dialogue social). Quant au deuxième, il concerne la mise en place d’une agence nationale d'information et d'orientation sur les carrières. Si la première mesure est d’ordre financier visant le maintien d’un niveau minimum de revenu décent chez le chômeur, la deuxième mesure est davantage centré sur le mentoring, l’aide à l’information sur les différentes opportunités d’emploi, la mise en réseaux et l’accompagnement psychologique.
En effet, la décision de créer une structure étatique dédiée exclusivement à l’orientation professionnelle a déjà été entreprise par le gouvernement tunisien dans le cadre de la réforme de la formation professionnelle de 2013 dont l’objectif était de développer un système d’informations et d’orientation professionnelle «au profit des individus, des familles, des entreprises et de la société» (MEFP, 2013). Cette réforme, soutenue par quatre ministères (Education Nationale, Enseignement Supérieur et Recherche Scientifique, Formation Professionnelle et Emploi, Jeunesse et Sport), par l’ANETI et par l’ATFP s’appuie sur quatre grands axes. Le premier axe consiste à créer un accès à l'information et à l'orientation professionnelle pour tous les citoyens tunisiens, en particulier pour ceux qui sont marginalisés (les 180 000 personnes potentiellement concernées par le licenciement économique sont inclus dans cette catégorie). Le deuxième axe vise à mettre en place un système complet et intégré d'informations sur les carrières et le marché du travail. La finalité du troisième axe est de promouvoir un cadre commun d'assurance qualité pour les services et outils d'information et d'orientation sur les carrières dont la visée est de développer des mécanismes de coopération nationaux, régionaux et locaux pour les parties prenantes pour l’accès à l'information et à l’orientations sur les carrières, ce qui constitue le quatrième axe.
Un accord avait été signé par les quatre ministères pour déclencher la mise en marche de cette agence nationale pour la période de planification 2016-2020 ; mais à ce jour cette entité n’est pas créée. Encore plus intriguant, c’est qu’aucune référence ou allusion n’y a été prêtée de la part du gouvernement actuel !
Les deux mesures, plus que jamais d’actualité, vitales et urgentes pour les personnes les plus vénérables à la perte d’emploi, sont à adopter immédiatement afin de maintenir une justice et une paix sociales, combien même indispensables en temps de crise !
L’action à mener pour l’application des mesures d’accompagnement à la réinsertion professionnelle
Monsieur le Président du Gouvernement,
Tous les mécanismes s’offrent à vous pour mettre en place les dispositifs nécessaires pour le soutien des employés en situation précaire. Vous avez toute la légitimité pour prendre la décision, Vous avez tous les pouvoirs pour les mettre en application et plus que jamais les circonstances s’y prêtent pour les décréter ! Vous savez ce qui vous reste à faire pour changer « de Logiciel » et pour faire sortir les sans-emplois, les futurs sans emplois et les licenciés de la misère et du désespoir (comme dirait Monsieur le Président de la République) ! Il suffit d’assurer la continuité de l’Etat.
Si l’Etat, à défaut de ressources financières ne pourra assurer sa fonction économique, il aura au moins à gagner à rétablir la confiance avec ses citoyens en assurant sa fonction protectrice ! Il s’agit de veiller au maintien de la paix sociale ! Il s'agit d'explorer de nouvelles façons d'être humain dans l'Anthropocène, des façons qui sont respectueuses de soi-même, en symbiose avec les communautés et, hélas, avec des environnements de plus en plus menacés.
Samia Ben Youssef Mnif
Docteure en Psychologie. Enseignante universitaire à la FSHST.
Psychologue du travail et de l’orientation professionnelle.
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