Plaidoyer pour une transformation numérique de la justice en Tunisie
La transformation numérique constitue un développement technique très rapide qui ne cesse de croître depuis la seconde moitié du XXe siècle. Elle a abouti à un changement profond dans tous les aspects des systèmes économiques, sociaux et politiques à travers la diffusion des technologies numériques.
Aucun secteur n’a été épargné par les effets de cette révolution numérique. Le droit et la justice n’ont pas échappé non plus à cette transformation digitale et au développement de l’intelligence artificielle qui l’accompagne. En effet, dans les pays développés, les nouvelles technologies ont offert aux autorités de nouveaux moyens pour désengorger les tribunaux et pour accéder ou rendre plus facilement justice à moindre coût.
Par ailleurs, dans certains pays, plusieurs sociétés investissent dans ce qu’on appelle communément les "LegalTechs" qui sont des applications basées sur des systèmes algorithmiques qui permettent entre autres d’analyser l’ensemble des données légales et jurisprudentielles (Big Data Judiciaire) afin de prévoir les solutions des litiges judiciaires, activité que l’on qualifie par le concept de « justice prédictive ».
Qu’en est-il en Tunisie ?
Malheureusement, notre pays accuse un retard important en la matière. Contrairement aux autres fonctions régaliennes de l’Etat que sont l’armée et la sécurité qui se transforment rapidement au contact des nouvelles technologies, notre justice ne semble pas progresser au même rythme.
Malgré les diverses innovations technologiques, l’utilisation des pleines potentialités des technologies de l’information est encore extrêmement faible dans le système judiciaire tunisien qui est encore basé sur des procédures qui sont très liées à l’environnement papier, à la signature manuscrite et au courrier recommandé et qui exigent la présence physique des différents protagonistes du procès dans les tribunaux, ce qui conduit à une justice qui n’est pas en phase avec les attentes des justiciables du XXIe siècle.
Dans ce contexte, il est important d’examiner s’il est possible aux pouvoirs publics de tirer pleinement profit de la transformation numérique en cours pour améliorer l’accessibilité et l’efficacité de la justice tunisienne. Cette question se pose avec acuité ces dernières semaines d’autant plus que les juridictions sont au ralenti suite au confinement dû à la pandémie de coronavirus (covid-19). En effet, l’automatisation de la justice aurait pu permettre le fonctionnement d’une partie non négligeable de l’appareil judiciaire notamment à travers le télétravail.
Cependant, il est indéniable de constater que le processus de transformation de la justice tunisienne par le numérique est très lent (I). Il est donc nécessaire d’accélérer ce processus par l’adoption d’un plan ambitieux de réforme du système judiciaire dans des délais raisonnables (II).
I- La lenteur de la transformation numérique de la justice
Historiquement, le ministère de la justice était parmi les pionniers en Tunisie en matière d’intégration de l’informatique en tant qu’outil de travail. En effet, depuis le milieu des années 80, une application informatique qui a été conçue pour la saisie et l’enregistrement des dossiers de la justice pénale, a été implantée au tribunal de première instance de Tunis. Cette application a été progressivement généralisée aux tribunaux de première instance, aux tribunaux cantonaux, aux cours d’appel, et à la Cour de cassation. Le même processus a été suivi lors de l’implantation de l’application informatique utilisée en matière civile, foncière et pour le registre de commerce.
Malgré la modernisation de ces applications informatiques, elles semblent aujourd’hui obsolètes. En effet, ces logiciels ne sont pas accessibles au juge. Ce dernier ne peut avoir aucune information relative aux affaires pendantes devant sa chambre par voie électronique. Pour tout renseignement relatif à un dossier donné, il doit contacter le greffier de la chambre qui va lui répondre après avoir effectué une recherche manuelle dans les registres qu’il tient ou dans plusieurs piles de dossiers. D’ailleurs, et pour l’anecdote, il faut savoir que le calendrier des audiences des différents tribunaux est encore tenu manuellement par les juges d’où l’impossibilité d’avoir des informations fiables, permettant une meilleure gestion du contentieux.
Quant aux avocats, leur accès en ligne à ces applications informatiques est hasardeux et le cas échéant succinct, parfois désuet. En effet, l’application informatique en matière pénale, leur permet d’avoir accès uniquement à un listing des affaires en cours de leurs clients ou au sort des affaires pendantes devant la justice. En matière civile, l’application informatique leur permet dans certains tribunaux d’avoir accès au sort des affaires pendantes. Encore faut-il qu’il n’y ait pas de problèmes au niveau du réseau informatique. C’est pourquoi, Ils doivent à chaque fois se déplacer personnellement ou envoyer leurs clercs pour se renseigner sur leurs affaires.
Il convient de signaler qu’un mémorandum d’entente sur la mise en œuvre du programme de la justice numérique a été signé le 17 novembre 2017 par les ministres de la Justice et des Technologies de la communication et de l’Economie numérique de l’époque en vue de mettre en place un système informatique global réservé à la justice en Tunisie et reposant sur des applications informatiques intégrées pour améliorer le fonctionnement de ce service public.
D’après le communiqué du ministère de la justice, ce programme, qui devait s’étaler sur la période 2017/2020 et comprend 52 projets d’une valeur totale estimée à 62 millions de dinars, « repose sur trois axes majeurs. Premièrement, l’accès à l’information et à la loi à travers l’installation d’un système informatique développé, deuxièmement la numérisation des jugements rendus et des dossiers et leur archivage électroniquement et troisièmement la mise en place d’un réseau administratif intégré pour l’envoi rapide des données dans l’ensemble des tribunaux et des institutions relevant du ministère de la Justice ».
Le ministère de la justice n’a pas encore communiqué sur l’exécution partielle ou totale de ce programme. Cependant, la mise en œuvre même complète de ce programme, n’est pas en mesure de combler le retard de notre pays dans la transformation de la justice par le numérique. En effet, ce programme ne permet pas de résoudre les problèmes mentionnés ci-dessus.
Par ailleurs, ce programme ne favorise pas l’échange de documents ou de renseignements entre les services du tribunal, et les services de la police, de la garde nationale, de la douane, de l’administration pénitentiaire et du Trésor public.
D’un autre côté, ce programme n’a prévu aucune application informatique pour substituer même partiellement le dossier judiciaire en papier par un dossier numérique qui, à travers la dématérialisation des pièces du dossier, permettra aux parties d’y avoir un accès permanent en évitant un déplacement pour consulter le dossier et faire des photocopies.
De surcroît, l’instauration de la signature électronique sécurisée des pièces du dossier et des décisions rendues par la justice, n’est pas encore à l’ordre du jour bien qu’elle constitue une étape primordiale pour se passer du dossier judiciaire en papier.
Il apparait ainsi que la justice tunisienne ne tire pas profit pleinement des opportunités de la mutation numérique pour assurer une refonte des modes de fonctionnement de ce service public. Il est donc urgent d’agir en vue d’accélérer la transformation de la justice par le numérique à l’instar des pays développés.
II- La nécessaire accélération de la transformation numérique de la justice
Etant donné que la transformation digitale de la justice n’est plus un choix mais une nécessité absolue pour rattraper le retard accumulé en la matière, le ministère de la justice doit adopter un plan ambitieux de transformation numérique en vue de faire de la justice un service public plus accessible, plus efficace et adapté aux exigences de la société contemporaine. Ce plan doit refléter une nouvelle vision de la justice, ce qui exige un changement profond de son organisation et de ses modes de fonctionnement.
Plusieurs propositions concrètes inspirées d’expériences réussies à l’étranger peuvent être formulées en vue de mettre en œuvre la transformation digitale de la justice en Tunisie. C’est ainsi qu’il est recommandé de favoriser l’accès à l’information juridique en simplifiant le contenu à travers des présentations intelligibles facilitant ainsi aux différents utilisateurs la compréhension de leurs droits et obligations.
Dans le même ordre d’idées, il est grand temps de permettre au public d’accéder aux décisions judiciaires en ligne surtout qu’actuellement l’accès par voie électronique est limité à quelques arrêts de la cour de cassation uniquement, les décisions rendues en première instance et en appel n’étant pas accessibles. La mise en œuvre de cette proposition exige la création d’une base de données automatisée de mise à disposition des décisions de justice (Open Data). Encore faut-il prendre les dispositions nécessaires en vue d’un usage raisonné et éthique de ces outils en favorisant par exemple l’anonymisation des décisions de justice.
Par ailleurs, il convient d’entamer une dématérialisation progressive des procédures civiles et pénales tout en garantissant le respect des principes fondamentaux du procès. C’est ainsi que le justiciable ou l’avocat doit avoir la possibilité de saisir en ligne les juridictions en matière civile et pénale. Le ministère de la justice pourra expérimenter ce service en matière d’ordonnance sur requête ou d’injonction à payer avant de le généraliser à toutes les autres matières si le test est concluant.
De plus, il convient de permettre au justiciable d’accéder en ligne à une procédure judiciaire à laquelle il fait partie. Ce service devra lui offrir à tout moment la possibilité de consulter les principales informations et documents de son dossier notamment celles relatives à l’avancée des procédures et aux calendriers.
D’un autre côté, la création d’un dossier judicaire numérique doit constituer une des priorités du plan. Ce dossier sera alimenté par les acteurs du procès (juge, greffier, avocats, experts…) eux-mêmes en déposant directement sur une plate-forme numérique les pièces et documents en version dématérialisée. Sur cette plateforme, les avocats seront en mesure de communiquer entre eux et avec les autres acteurs du procès et déposer leurs conclusions.
La création dudit dossier favorisera ainsi une gestion numérique de toute la procédure jusqu’à l’intervention physique du juge, lors d’une audience de plaidoiries.
Il est aussi recommandé d’exiger que les recours contre les décisions judiciaires soient déposés en ligne. D’ailleurs, en France, à titre d’exemple, l’article 930-1 du code de procédures civiles prévoit la remise des actes de procédures à la cour d’appel par voie électronique, « à peine d’irrecevabilité relevée d’office ».
Il est à noter que la mise en œuvre de ces propositions permettra l’abandon progressif du papier et une diminution sensible du nombre d’audiences physiques.
Il convient de préciser que la dématérialisation complète des procédures civile et pénale nécessite la fourniture des solutions techniques sécurisées et fiables qui favoriseront la mise en œuvre d’une signature électronique qui remplacera la signature manuscrite tout en garantissant la valeur probante des actes signés électroniquement.
Il est à recommander aussi de permettre aux tribunaux l’utilisation de la visioconférence qui est une technologie qui permet la communication à distance. Ce moyen technique est de plus en plus utilisé par les juridictions pénales dans les pays développés puisqu’il offre la possibilité de comparution des détenus et l’audition des témoins, des parties civiles ou des experts à distance. D’ailleurs, le ministère de la justice a annoncé qu’un décret-loi, qui sera adopté prochainement, permettra la comparution des personnes incarcérées par visioconférence, depuis leur lieu de détention.
Bien que l’utilisation de la visioconférence par l’appareil judiciaire offre de multiples avantages, il y a un risque d’atteinte au droit d’accès au juge et d’une façon générale au droit à un procès équitable s’agissant notamment de la comparution des détenus à distance. C’est pourquoi, il faudra déterminer avec précision les cas et les conditions dans lesquels la visioconférence est possible afin de garantir que le recours à cette technique soit conforme aux exigences du procès équitable.
Par ailleurs, le développement d'une procédure pénale numérique n’atteindra pas tous ses objectifs s’il n’est pas suivi d’une dématérialisation totale des échanges de documents ou de renseignements entre les services du tribunal, et les services de la police, de la garde nationale, de la douane, de l’Administration pénitentiaire et du Trésor public.
La mise en œuvre de ce plan exige nécessairement la révision de plusieurs textes législatifs notamment le code de procédure civile et commerciale et le code de procédure pénale. Toutefois, il faut que cette révision soit ciblée en ce sens qu’elle doit se limiter à amender ou à ajouter les articles liés directement à la dématérialisation de la justice, étant donné que la configuration actuelle de l’Assemblée des Représentants du Peuple n’est pas propice à une refonte des deux codes susmentionnés.
Bien évidemment, une stratégie aussi ambitieuse nécessitera un engagement financier important de l’Etat dans le cadre d’un plan d’investissement qui n’excèdera pas les cinq ans. Encore faut-il que les pouvoirs publics reconnaissent l’urgence de la transformation numérique de la justice.
Ce plan ambitieux doit être confié à une task force regroupant des compétences variées qui veillera sous l’autorité du ministre de la justice à identifier et aplanir les obstacles associés à l’automatisation du processus judiciaire et à la mise en œuvre de ce plan dans des délais raisonnables.
En conclusion, la transformation de l’institution judiciaire par le numérique doit constituer une priorité absolue pour les pouvoirs publics afin d’offrir au justiciable une justice adaptée aux exigences de la société du XXIe siècle tout en préservant les garanties fondamentales du procès équitable.
Issam Yahyaoui
Vice-président du Tribunal de Première Instance de Tunis
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Bravo projet à mettre en place
De quoi parlez vous Monsieur ???? l'état n'est meme pas capable de mettre en place un identifiant unique pour chaque citoyen. les ministères n'ont même pas de mail et 80% des bureaux que je peux voir n'ont même pas d'ordinateur commissariat compris. il suffit juste de voir les sites internet officiels qui semblent dater de la préhistoire. commencez déjà par le B A BA ont parlera du reste aprés !!!!
Excellent article qui a le mérite d’appeler l’attention sur la nécessaire numérisation de la Justice, à travers la dématérialisation des flux d’actes qu’elle génère de la simple requête au jugement en passant par les actes intermédiaires procéduraux émis et reçus par tous les acteurs judicaires intervenant dans le processus juridictionnel. Cette numérisation permettra, en effet, de donner à l’institution de la Justice la célérité que l’on attend de ses actes mais aussi la capacité d’accéder aux actes de procédures, dossiers et rapports ,requêtes et mémoires à travers un système informatisé et interconnecté (intranet/extranet) appuyé sur des bases de données fiables et sécurisées et consultables par des interfaces professionnelles (accès du corps judiciaire, des auxiliaires de justice) et des interfaces d’information et de saisine (grand public et justiciables). La numérisation des documents et l’informatisation nécessitent pour leur mise en œuvre et leur déploiement, des ressources humaines, matérielles et financières très importantes mais plus important encore (et c’est là où le bât blesse) il faudrait une volonté des décideurs-clefs de mobilisation réelle appuyée d’une implication de tous les acteurs judiciaires aux fins de collaboration et de facilitation. C’est là une condition réelle de la pérennité de toute introduction d’une nouvelle technologies dans les institutions notamment de souveraineté. Il s’y trouve une force d’inertie de l’habitude, de la routine et de méthodes et procédures obsolètes et de reflexes acquis qui résistent à tout changement et notamment celui qui va demander un effort de changement et parfois moi-même de remise en cause radicale de l’existant. Il s’agit donc moins de technologie, que de participation et d’implication des acteurs concernés dans le processus d’introduction de toute technologie qui va remettre en cause leurs pratiques et leur imposer un effort d’adaptation parfois long et générant des suggestions imprévisibles (formation, renforcement des capacité , mise à niveau …) et dont la programmation, elle-même, nécessite une importante étude préalable (juridiction d’implémentation, greffes-témoin, chambre de test etc.) . Sans cette mobilisation volontariste et participatif, au sein de toute institution, toute introduction de technologie ne sera qu’une greffe, qui ne sera pas pérenne et que le corps (judiciaire ou autre) finira par rejeter, si elle ne tombe pas en désuétude et devient caduque par manque d’usage. Enfin, quand à la legaltech, il est vrai que la numérisation des ressources judiciaires permet d’alimenter les bases des données permettant cette technique, mais elle ne s’y confond pas car elle fait appel à l’intelligence artificielle et aux technologies avancées de traitement de l’information, à travers des algorithmes mathématiquement élaborés appuyés sur les « big data ». Or contrairement à la numérisation qui servira l’informatisation de la justice et accroitra les performances des juridictions, la legaltech vise au contraire à long terme à substituer au jugement humain et à la plaidoirie de l’auxiliaire de justice , le jugement et la plaidoirie de l’intelligence artificielle . Avec tout cela comporte comme conséquences sur le droit et la justice.
Un sujet d'actualité favorise par la pandémie du Corona. Quand je vois la queue devant les guichets des greffiers pour accéder à une information, on se rend compte du retard qu'accuse notre système judiciaire. Le problème c'est qu'il n y a pas une réelle volonté des pouvoirs publics et même des juges pour digitaliser la justice . En Allemagne, un avocat m'a fait savoir qu'il ne va jamais où presque au tribunal, il envoie ses conclusions en ligne.