Aïda Caïd Essebsi Fourati - Décider en temps de crise: Pécher par excès ou pécher par abstention
«Prévenir, c’est devancer, c’est aller de l’avant. Mais prévenir c’est aussi avertir, attirer l’attention»(1). Nous vivons aujourd’hui une pandémie sans précédent n’épargnant aucun pays, aucun âge, aucune classe sociale. Dans cette crise sanitaire inégalée, les Etats et les décideurs politiques sont contraints de prévenir, d’agir et de faire les bons choix. En effet, un bon décideur est celui qui réussit à anticiper afin de se prémunir contre l’incertain, de devancer le danger pour s’en protéger.
L’Etat se trouve aujourd’hui face à une nécessité de prendre des décisions rapides, adéquates et efficaces dans une situation d’urgence. Or, tout décideur se trouve devant un dilemme à chaque fois qu’il doit prendre une mesure (I); pour faire face à cette situation de doute, il doit trouver des solutions (II).
I/ Le dilemme
En situation de crise et de doute, un décideur est souvent tiraillé entre deux choix: prendre des mesures préventives afin de parer aux risques possibles, en dépit de l’adage « trop de précaution nuit », ou s’abstenir de décider en attendant que la situation se stabilise en application de l’adage « en cas de doute, abstiens-toi », au risque d’être tenu pour responsable de cette abstention qualifiée de fautive après coup.
Et les exemples de cette situation ne manquent pas
Dans certains cas, les décisions des responsables politiques ont été qualifiées d’excessives:
En 2009 et à l’occasion de la propagation du virus AH1N1, les autorités tunisiennes avaient annulé le pèlerinage, une décision qui a été par la suite qualifiée d’excessive par certains.
Dans le même sillage, les mesures prises par les Etats et les compagnies aériennes le 20 Mars 2010 par précaution à cause de la fumée émise par Le volcan islandais EYJAFJALLAJÖKULL ont été ensuite jugées excessives et certains tribunaux ont admis la réparation des dommages matériels causés par la fermeture des espaces aériens(2).
Dans d’autres cas, on a reproché aux autorités de ne pas avoir pris les précautions nécessaires, leur abstention a été alors qualifiée de fautive après coup. Tel a été le cas concernant l’affaire du sang contaminé, du poulet à la dioxyne, de la vache folle, ou encore de la fabrication et la commercialisation du Distilbène (molécule D.E.S) qui a causé des dommages corporels aux enfants mis au monde suite à l’ingestion de ce produit par leurs mères.
Situation actuelle
Aujourd’hui, L’Etat se trouve face à des décisions difficiles: poursuivre le confinement au détriment de l’activité économique et de la paix sociale, ou autoriser le dé-confinement au risque d’affronter le danger d’une propagation du virus, à l’instar de ce qui se passe en Italie ou en Espagne ? Doit- on prendre trop de précautions, au risque de paralyser l’économie? Ou laisser faire, au risque de perdre des vies humaines et d’être accusé par la suite de ne pas avoir pris les décisions idoines?
Dans la même lignée, le ministère de la santé ne devrait normalement autoriser l’usage d’un médicament que si son innocuité est prouvée, suite à des tests et à des essais cliniques, or, si on prend le temps de respecter toutes ces procédures, et on laisse les personnes atteintes par virus sans traitement, on risque d’être tenu pour responsable après coup pour abstention fautive. Néanmoins, si on autorise un tel usage sans qu’il ne soit fondé sur des arguments scientifiques valables, l’Etat et ses décideurs pourraient être tenus pour responsables des dommages subis par les malades, même des années plus tard.
II/ Les solutions envisageables
Afin de se protéger contre l’engagement de leur responsabilité a posteriori, les décideurs doivent fonder leur choix sur des positions réfléchies:
D ’une part, il faut procéder à une pondération des intérêts en jeu: certes, la balance avantages/ risques n’est pas facile à mettre en œuvre, une attitude trop prudente peut bloquer la libre circulation des personnes et des marchandises alors qu’une attitude trop libérale peut mettre en péril la santé des citoyens.
Mais le décideur doit tenter de bien peser le pour et le contre entre l’arrêt de l’activité économique et son impact social d’une part et la lutte contre la propagation de la maladie d’autre part. C’est une pondération entre le coût et le bénéfice, tel que le coût économique de l’arrêt d’activité et le bénéfice de l’évitement d’une propagation de la pandémie; entre le risque encouru (les effets secondaires de l’hydroxychloroquine par exemple) et le dommage possible (le décès de la personne atteinte).
Cette pondération des intérêts trouve son fondement dans le principe de la proportionnalité, désormais consacré par l’article 49 de la constitution de 2014 et qui est adopté depuis 1906 dans l’article 556 du Code des Obligations et des Contrats qui affirme qu’entre deux inconvénients, il faut choisir le moindre.
D’autre part, les mesures prise doivent s’adosser à des décisions collégiales et non pas à une opinion dissidente. La position du Pr. Raoult à l’égard de l’hydroxychloroquine et son association à l’azithromicine dès la détection de la contamination par le virus par exemple demeure jusque là une position isolée.
Il faut aussi fonder les mesures prises sur des guides et des protocoles établis par des collèges d’experts et des scientifiques qui pourraient justifier telle ou telle décision.
A cet effet, l’INEAS (l’Instance Nationale d’évaluation et d’accréditation en santé) vient d’établir des protocoles et des guides qui émanent de décisions collégiales de ses experts, et ce, relativement au tri des patients, aux précautions à prendre, aux méthodes de diagnostic, à l’hospitalisation, à la prise en charge clinique et thérapeutique des patients suspects ou atteints par le Covid 19, etc…(3).
Des décisions que les professionnels de santé sont censés respecter.
Certes, à situation exceptionnelle, il faut tolérer des mesures exceptionnelles mais tout décideur est contraint de tenir compte des différents intérêts en jeu, de décider de manière raisonnable, de préférence collégiale afin de pouvoir justifier ses choix. Et contrairement au proverbe anglais qui dit «Vite et bien ne s'accordent guère», il faut veiller à faire les choses «vite et bien».
Aïda Caid Essebsi Fourati
Agrégée en Droit Privé,
Maître de conférences à la Faculté des Sciences Juridiques,
Politiques et Sociales de Tunis.
(1) N.DE SADELEER, Les principes du pollueur payeur, de prévention, et de précaution, essai sur la genèse et la portée juridique de quelques principes du droit de l’environnement, Universités Francophones, Bruylant, Bruxelles, 1999, p119.
(2) La cour de Cassation française a admis la réparation des dommages subis par les voyageurs qui étaient contraints de prolonger leur séjour en leur accordant des prestations de remplacement.(Deux arrêts du 8 mars 2012.)
(3) Deux guides sont déjà établis : « le Guide Parcours du patient suspect ou atteint par le Covid-19 Consensus d’experts Version : 04 Avril 2020 », et le « Guide parcours du patient suspect ou atteint par le Covid-19 Situations particulières Consensus d’experts Version : 01 Avril 2020 ».
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Est ce que les 2 arrêts du 8 mars 2012, concernant la répartition des dommages subis par les voyageurs contraints de retarder la date de leur retour en Tunisie a cause de la decision de confinement suite au coronavirus , sont applicables s'il y a réclamation par les voyageurs ? Si oui , prière d'afficher les 2 arrêts et nous faire connaître la procédure a suivre. Merci
Permettez-moi deux remarques,et un commentaire. Les décisions reviennent, en fin de compte, aux "politiques"! En fin de compte les "experts",en l’occurrence les médecins,ne sont qu'un alibi à ces décisions! Dans une approche collégiale, les conflits d’intérêts,ne permettent pas des décisions respectant l’intérêt "général"! Pour illustrer ce que nous vivons,je trouve que le proverbe tunisien est plus pertinent: "La chatte en accouchant vite, donne naissance à des chatons aveugles".