Tunisie - Un métier d’avenir : éleveur d’insectes
Jusqu’à il y a quelques temps, les insectes étaient combattus et traités de parasites et d’ennemis causant de graves dégâts pour les cultures, les animaux et l’homme. Que ce soit à la maison, au jardin ou aux champs, face à ces bestioles on éprouvait du dégoût, de la peur et de la répugnance. On essayait de s’en débarrasser à l’aide de produits chimiques de plus en plus forts et efficaces. Cafards, fourmis, poux et puces, criquets, guêpes et autres insectes portaient atteinte à notre santé, notre bien-être et détruisaient nos récoltes et notre nourriture. Le charançon du palmier introduit en Tunisie il y a quelques années commet des ravages importants dans la région de Tunis et représente une menace sérieuse pour notre palmeraie. Des efforts et des moyens humains et matériels importants sont utilisés pour limiter la propagation de ce ravageur qui détruit complètement le palmier.
Depuis quelques années, on s’est rendu compte que ces insectes peuvent être domestiqués et employés autrement et plus avantageusement.
Diverses utilisations des insectes
Les insectes peuvent être utilisés pour la lutte biologique. En effet au lieu d’utiliser des pesticides qui peuvent nuire à la santé de l’homme, il est possible d’utiliser des insectes pour tuer d’autres insectes nuisibles. De nombreux exemples existent déjà et assez couramment et de plus en plus en agriculture biologique. Il y a par exemple le cas de la coccinelle qui peut être lâchée dans les cultures pour combattre les pucerons. La coccinelle raffole des pucerons et en mange de grandes quantités. Un lâcher de coccinelles dans une serre de piments ou de tomates vous débarrasse de tous les pucerons d’une façon plus efficace que les pesticides. De nos jours des laboratoires spécialisés élèvent des coccinelles et les vendent aux agriculteurs. L’utilisation des mâles stériles (par irradiation) a permis de réduire très sensiblement les effectifs de la mouche de fruits surtout sur les agrumes au cap-bon. De nombreux autres insectes sont utilisés pour lutter contre divers autres parasites et ravageurs des plantes.
Des insectes d’élevage sont également utilisés pour les laboratoires pour tester l’efficacité d’insecticides nouvellement mis au point avant commercialisation. Des laboratoires de recherches médicales étudient l’utilisation des insectes pour l’élaboration de médicaments pour soigner différentes pathologies. Certains étudient l’utilisation du venin de guêpe pour soigner des types de cancer. Le venin de la guêpe brésilienne semble attaquer les membranes des cellules cancéreuses. Les Meloidae (scarabées) secrètent une substance, la cantharidine, qui aide à soulager les douleurs des personnes souffrant des calculs rénaux et des infections urinaires. Cette substance peut également être employée pour détruire les cellules virales et cancérigènes. Le venin d’abeille traité utilisé en acupuncture peut calmer les douleurs rhumatismales. La police judiciaire utilise couramment les observations du stade de développement des larves de la mouche domestique sur les cadavres pour estimer la date approximative de la mort de la personne en question.
Les insectes jouent un rôle important dans la pollinisation des plantes. On estime que 85% des plantes comestibles dépendent de la pollinisation par les abeilles. Sans les abeilles et d’autres insectes pollinisateurs les récoltes de fruits et légumes seraient gravement touchées et fortement réduites. Les larves d’insectes (sont utilisés comme appâts pour la pêche des poissons. Certains collectionnent font la chasse et la collection d’insectes rares (surtout les papillons). Le cocon du ver à soie est utilisé pour l’obtention du fil à soie et la confection de lingeries chères et fines en soie. Les insectes peuvent également être élevés pour nourrir certains animaux insectivores sauvages détenus en élevage dans des parcs zoologiques, des laboratoires… (Caméléons et lézards, oiseaux, hérissons…). Enfin les insectes peuvent être une source importante surtout de protéines pour l’alimentation animale et humaine.
Utilisation des insectes dans l’alimentation humaine
Depuis longtemps, l’homme consomme le miel des abeilles réputé pour ses qualités nutritionnelles et ses vertus sanitaires. Les cochenilles rouges produisent un colorant rouge
(l’acide carminique) qui est utilisé dans la fabrication du rouge à lèvres et comme colorant naturel dans de nombreuses préparations alimentaires sous la dénomination E 120.
Depuis certainement la création, l’homme se nourrissait par la cueillette des fruits, des herbes, de la chasse et certainement d’insectes. De chasseur, l’homme s’est convertit par la suite en agriculteur et plus tard grâce à la domestication en éleveur. Toutefois l’homme a continué de consommer occasionnellement des insectes. Le monde des insectes comporte environ 900 000 espèces parmi lesquelles 1 400 sont considérés espèces consommables qui peuvent être dégustés sans danger. Parmi les insectes les plus consommés surtout en Afrique, il y a les sauterelles ou criquets pèlerins. Depuis très longtemps les essaims de criquets représentent une vraie menace pour les cultures et donc les populations de l’Afrique, moyen Orient et l’Asie. Ces bestioles se déplacent par millions et anéantissent rapidement des milliers d’hectares de cultures. Le criquet pèlerin passe par deux phases. Une phase solitaire où le criquet vit en solitaire et passe inaperçu. Dès que les conditions sont défavorables (sécheresse, manque de la nourriture), les criquets se rassemblent en des essaims de millions d’individus, volent et se déplacent à la recherche de nourriture. Les criquets voyageurs sont tellement nombreux qu’ils forment d’impressionnants nuages couvrant parfois de grandes superficies et obscurcissent le ciel. Ils atterrissent sur les cultures qu’ils anéantissent complètement. Les femelles pondent plusieurs œufs et reprennent leur voyage et de nouveaux ravages. Les œufs à leur tour éclosent, les larves très voraces se mettent à manger tout ce qu’elles trouvent, subissent plusieurs mues pour atteindre le stade adulte ailé. . Suite aux graves dangers occasionnés par les criquets voyageurs, la FAO dispose de tout un réseau d’observation de la situation des criquets dans les différentes régions et publie régulièrement des bulletins d’information sur la situation, les alertes et l’appel aux traitements si nécessaire. Depuis le début de ce mois de février, l’Observatoire Acridien de la FAO a signalé d’importants essaims migrateurs de criquets en Afrique de l’Est (Ethiopie, Kenya et Somalie), en Arabie Saoudite et en Egypte qui font planer le spectre de la famine dans ces régions.
Pour les populations, ces essaims de criquets représentent une malédiction certaine vue les dégâts sur les cultures qu’ils provoquent. Ils sont également une occasion pour les capturer et les consommer. Ces insectes sont ramassés et vendu sur les marchés locaux et font souvent l’objet de transactions commerciales. Ces insectes sont préparés de plusieurs façons, bouillis, frits, séchés au soleil… Ils sont très bien appréciés par les populations et représentent un apport important en protéines. Il faut signaler que les trois religions monothéistes (Islam, Christianisme et Judaïsme) autorisent la consommation de ces insectes.
De nombreuses populations surtout en Afrique et en Asie (Chine, Japon, Thaïlande, Corée…) consomment depuis très longtemps tout genre d’insectes et même d’araignées et de scorpions. Plus de deux milliards de personnes au monde consomment régulièrement des insectes. En Asie, la punaise d’eau géante, la chrysalide du ver à soie, les fourmis… sont très appréciées et consommées frites, en sauces, omelettes… A part leur apport en protéines, vitamines, minéraux… la consommation des insectes semble permettre de lutter contre les rhumatismes et les troubles du système immunitaire. La larve du charançon rouge du palmier, est très appréciée par certaines populations Africaines. Elle est directement mâchée ou entre dans diverses préparations culinaires.
En Occident la consommation des insectes est peu commune. Elle s’affronte à des préjugés culturels, du dégout et des blocages psychologiques de la part des consommateurs. Avec le refus de plus en plus important de la consommation des viandes et la curiosité, la tendance commence à s’inverser. La consommation d’insectes commence petit à petit à s’installer. Partout dans les grandes capitales, de grands restaurants et de prestigieux cuisiniers et pâtissiers se mettent à préparer des plats et des gâteaux agrémentés et décorés d’insectes. Des confiseries et des sucettes et bonbons contenant des insectes comestibles sont commercialisées. Des snacks et amuse gueules pour les apéritifs faits d’insectes grillés ou frits sont commercialisés dans les grandes surfaces.
L’élevage des insectes comestibles commence à se développer. Certains pour détourner les barrières psychologiques chez le consommateur, optent pour le broyage des insectes pour les inclure dans des biscuits, barres chocolatées énergétiques, pâtes alimentaires, farines, gâteaux divers… D’autres pensent qu’il faut d’abord utiliser les farines d’insectes en alimentation animale puis dans une deuxième étape passer à l’alimentation humaine. Déjà certains aliments pour chiens et chats en Europe contiennent une proportion importante de farines d’insectes. L’UE autorise l’utilisation des farines d’insectes (considérées comme des farines animales) dans l’alimentation des poissons d’élevage.
Pourquoi élever des insectes
Il est possible de récolter des insectes dans la nature. Toutefois avec l’utilisation généralisée des pesticides dans les champs, il n’est pas du tout sûr que ces insectes ne portent pas de traces de produits chimiques toxiques. Par ailleurs, il n’y a aucune garantie sur la nature de l’aliment consommé par ces insectes et enfin, il est difficile de trouver des quantités importantes d’insectes et surtout cela reviendrait beaucoup plus cher de les chercher, les ramasser et les trouver toute l’année. Pour ces raisons, il est plus commode de les élever.
Les insectes présentent de nombreux avantages au niveau de l’élevage. Leur multiplication est très rapide, l’intervalle entre générations étant très court. Ce sont des organismes rustiques et peu exigeants et leur élevage est très facile. Ils occupent très peu de place et on peut en élever des milliers dans un espace très réduit. Ils se nourrissent de déchets et de sous-produits qui ne sont pas valorisés par l’homme. Les protéines des insectes est bien équilibrée, de très bonne qualité et comporte tous les acides aminés indispensables.
L’avantage principal des insectes réside dans la bonne valorisation de l’aliment. En effet ce sont des hétérothermes (dont la température interne varie en fonction de la température ambiante par opposition aux homéothermes dont la température interne est fixe comme le cas des oiseaux, des mammifères….). De ce fait l’aliment n’est pas utilisé pour la thermorégulation, il est entièrement valorisé pour la croissance et la reproduction. La transformation de l’aliment est donc la plus efficace, encore plus que chez le poulet. Ce ci impacte favorablement sur le prix de revient. Par ailleurs les insectes sont entièrement valorisés alors que le rendement à l’abattage des animaux est de 50 à 60%. Un veau de 400kg donne à peine 200 kg de viande, un poulet de 2kg donne 1,3 kg de viande. Enfin les insectes ne peuvent pas transmettre de maladies transmissibles à l’homme comme le cas des animaux.
A la fin de la période d’élevage, les insectes ou les larves sont tués (à l’eau chaude ou par congélation), séchés et broyés. On obtient ainsi une farine grasse, riche en protéines d’où on peut extraire une huile riche en Oméga3. Cette huile peut être utilisée comme biocarburant ou pour l’alimentation animale (poulet, poisson d’élevage…), la cuisine et la consommation humaine, l’industrie, la pharmacie, la cosmétologie… Les restes des insectes représentent un fertilisant intéressant et peut être vendu pour les agriculteurs comme fumier.
L’élevage d’insectes respecte l’environnement
Contrairement aux élevages des animaux domestiques, l’élevage des insectes exige peu de ressources (eau, sol et énergie). Il dégage très peu de gaz à effet de serre. Cet élevage permet de recycler des déchets organiques peu utilisés par l’homme. Les insectes sont nourris avec des résidus des cultures, les surplus alimentaires et de l’industrie agroalimentaires. Les produits (farine, huile, fumier) sont exempts de résidus chimiques.
La FAO encourage l’élevage et la consommation des insectes. L’idée c’est qu’avec la croissance démographique (nous serons presque 10 milliards sur terre d’ici 2050 alors que nous sommes actuellement seulement 7,7 milliards), la terre ne pourra probablement plus subvenir à l’alimentation de tous ses habitants en plus de tous les animaux d’élevage qu’il faut également nourrir. L’élevage classique occupe beaucoup de surface (pour les cultures des fourrages et des grains, les parcours et pâturages) et consomme beaucoup d’eau et d’énergie. Les grands animaux (bovins et mêmes moutons et chèvres) valorisent très mal les aliments ce qui explique les prix élevés de la viande rouge. Les élevages de volaille sont de gros consommateurs de maïs et soja. L’élevage des insectes représente une excellente alternative à la viande tout en préservant l’environnement et le pouvoir d’achat du consommateur.
Elevages modernes d’insectes comestibles
Dans le monde, et depuis quelques années des startups et des entreprises se sont lancés dans l’élevage, la transformation et la commercialisation des insectes. Les espèces les plus utilisées pour l’élevage sont : les grillons, crickets, sauterelles, vers de farine, mouche noire et les ténébrions. Tous ces insectes se nourrissent de plantes et verdure. En Tunisie une start-up Franco-Tunisienne « NextProtein» installée dans la région de Nabeul, s’est lancée en 2015 dans l’élevage de la mouche de soldat noire à partir des déchets organiques, principalement des fruits et des légumes disponibles dans la région et la transformation des larves en farine et huile.
Ailleurs, en France, en Belgique et aux Pays-bas, des filières entières groupant des producteurs, des transformateurs, utilisateurs et exportateurs/importateurs commencent à se structurer et s’organiser. Des syndicats et des fédérations s’activent pour défendre les intérêts de leurs affiliés. L’Union Européenne considère la farine d’insectes comme toute autre farine animale. Elle ne peut être utilisée qu’en aquaculture ou pour les animaux de compagnie (chiens et chats surtout). L’utilisation pour le reste des animaux (surtout volaille et porc) n’est pas encore autorisée.
Quoique la commercialisation des insectes pour la consommation humaine ne soit pas encore officiellement autorisée pour des raisons de sécurité, elle est néanmoins tolérée.
Les autorités sanitaires estiment pour le moment qu’il y a certaines incertitudes sur les risques sanitaires liés à l’ingestion des insectes. Ces risques sont aussi bien chimiques (présence de polluants, métaux lourds…) que microbiologiques en relation avec les pathogènes susceptibles de contaminer l’homme. Les insectes issus des élevages sont contrôlés et nourris avec des aliments naturels. Ils sont élevés dans un environnement propre et sain. Ils sont donc sains et dépourvus de contaminants. Il est probable que l’interdiction de commercialiser les insectes pour la consommation humaine ne va plus tarder à être levée.
Le prix des produits issus de l’élevage des insectes sont relativement plus élevés que les produits traditionnels (farine de poisson ou tourteau et huile de soja) toutefois les avantages sur le plan environnemental sont en faveur de l’élevage des insectes. Il faut rappeler que le maïs et le tourteau de soja utilisés pour l’élevage sont surtout des OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) dont l’innocuité pour la santé du consommateur et l’environnement n’est encore démontrée. Il est fort probable que les grandes firmes et laboratoires de recherche vont s’intéresser dans l’avenir à l’élevage des insectes et les possibilités d’intensifier cet élevage pour réduire les couts de production comme se fut le cas des volailles et des autres animaux domestiques (sélection de souches d’insectes très productives, détermination d’une alimentation équilibrées, matériel spécialisé d’élevage et de ramassage, techniques rationnels d’élevage…). Les industriels, les cuisiniers et pâtissiers vont certainement s’y mettre pour innover et créer de nouveaux produits à base d’insectes. Une législation doit réglementer l’élevage, la transformation et l’utilisation des insectes pour préserver la santé du consommateur.
Avenir de l’élevage des insectes en Tunisie
En Tunisie, la croissance démographique, l’urbanisation et l’amélioration du niveau de vie ont entrainé une augmentation de la consommation des produits d’origine animale. La production locale pose de nombreux problèmes de dégradation de l’environnement, d’épuisement des ressources et de pollution. Les élevages intensifs surtout de volaille et de vaches laitières ont montré leurs limites. Ils dépendent étroitement de l’étranger pour à la fois l’approvisionnement en matières premières pour l’alimentation (maïs et tourteau de soja OGM), les reproducteurs, le matériel d’élevage, les médicaments, les minéraux, vitamines et additifs…
L’élevage des insectes fait appel à des ressources locales disponibles et préserve nos ressources naturelles. Les conditions climatiques tempérées sont favorables à la croissance des insectes toute l’année. Le développement de tels élevages permet de créer de nombreux emplois au niveau de l’élevage et de la transformation surtout pour les diplômés du supérieur. Les élevages d’insectes nécessitent peu de travail et peuvent représenter un complément de revenus appréciable pour certains. Dans un premier temps il est intéressant de produire de la farine et de l’huile destinées à l’alimentation de la volaille grosse consommatrice de maïs et de soja importés. Les insectes pourront ainsi réduire l’importation et la sortie des devises, et contribuer à notre sécurité alimentaire surtout dans le contexte du réchauffement climatique et les risques de sécheresse et de réduction des ressources alimentaires. Dans un deuxième temps, et avec le changement des habitudes alimentaires (des campagnes informatives et publicitaires seront certainement nécessaires) , il serait probable que les insectes soient acceptés et appréciés. Ils pourront faire partie de nos produits alimentaires et de nos plats les plus appréciés. Pourquoi pas une chakchouka ou ojja aux grillons, une salade tunisienne aux vers de farine ou un brick à l’œuf aux larves de la mouche noire et une pizza aux larves de ténébrions … ?
Professeur Ridha Bergaoui
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Une production stratégique que deux jeunes tunisiens ont, contre vent et marée et surtout une administration récalcitrante, promue. Bravo pour ces jeunes promoteurs.