Opinions - 01.03.2020

Mohamed Arbi Nsiri : Entre Histoire de la Mémoire et Mémoire de l’Histoire : esquisse d’une réflexion épistémologique

Mohamed Arbi Nsiri : Entre Histoire de la Mémoire et Mémoire de l’Histoire : esquisse d’une réflexion épistémologique

Dans un livre intitulé « Douze leçons sur l’histoire », Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre Histoire et Mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’Histoire, la Mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; ceci s’explique parce que la Mémoire est affective, tandis que l’Histoire se veut rationalisante ; pour lui, il y a donc contradiction entre la tendance de la Mémoire au particulier et celle de l’Histoire à l’universel, c’est-à-dire entre les racines et les valeurs. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », actuellement de rigueur, lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’Histoire. Cet antagonisme entre Histoire et Mémoire est une donnée récente, bien qu’essentielle. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’Histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du 20e siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par l’École des Annalesen faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’Histoire-Mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la montée des revendications mémorielles, face auxquelles les historiens doivent se positionner.

I) Entre «Clio» et «Mnemosynè»

À l’origine, l’Histoire est Mémoire. Au 5e siècle av. J.-C., Hérodote d’Halicarnasse justifie d’ailleurs d’emblée son entreprise par la volonté de préserver de l’oubli des événements qu’il juge d’importance. En ce sens, au moment de sa fondation, l’Histoire ne se donnait pas un objectif si différent du mythe : la poésie épique de type homérique, ou bien la tragédie, mettaient également en scène les grands événements du passé (et leur héros) sans négliger d’en proposer une explication. D’ailleurs, rappelons que les Grecs considéraient que Mnemosynè, c’est-à-dire la mémoire divinisée, était la mère des neufs Muses, dont Clio la Muse de l’Histoire. Déjà à la fin du 8e siècle av. J.-C., Hésiode se présente, dans les premiers vers de son « Théogonie », comme celui auquel les Muses ont accordé la connaissance du passé héroïque. Comme le rappelle Paul Veyne a juste titre, le poète est un possédé de la Mémoire, un témoin inspiré du mythe constructeur du passé. L’historien, pour sa part, est témoin d’un temps. Mais le principe est le même : Lucien rapporte que les auditeurs des lecteurs publiques effectuées par Hérodote à Olympie donnèrent aux neuf livres de ses « Enquêtes » les noms de chacune des Muses (Lucien, Sur Hérodote, I). Authentiquement ou non, cette anecdote révèle un parallèle établi entre l’historien et le poète, dans leur rapport à la Mémoire autant que dans l’agrément de la forme. Durant toute l’Antiquité classique subsiste l’idée que l’historien transmet par son œuvre un souvenir mémorable dont la postérité aura l’utilité. Celui qui l’a formée le plus clairement est sans doute Cicéron, dans ses « Dialogues de l’Orateur »écrits en 55 av. J.-C., dans lesquels il présente l’Historia comme un témoin des temps, une lumière de la vérité, une mémoire vivante qui nous instruit à vivre (testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae).

Ainsi, chez les Romains de la fin de la République et du début du régime impérial, l’Histoire se fait véritablement remémoration (monumentum) à vocation exemplaire : la commémoration y est source d’émulation et contribue à construire une Mémoire socialement effective, procédé très sensible par exemple chez Tite-Live. Toutefois, si l’Histoire est bien Mémoire, elle ne constitue pas qu’un aspect de celle-ci, sous une forme particulière et qui peut même être jugée mineure. D’une manière générale, les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité disposaient de supports mémoriels puissants et variés qui ne leur rendaient pas indispensable l’écriture de l’Histoire. Tout se passe comme si l’invention de l’Histoire s’était produite inexplicablement, sans réelle demande sociale. Comme l’a bien mis en évidence l’historien italien Arnaldo Momigliano, les Grecs disposaient sans l’aide des historiens, de tous les savoirs sur le passé dont ils avaient besoin. Ceci s’applique aussi à la tradition hébraïque qui révèle une grande influence du modèle grec. Ceci explique que l’historiographie soit restée dépourvue de véritable statut dans l’Antiquité et que les historiens n’aient jamais acquis une place reconnue dans la société antique. À ce propos A. Momigliano notait le suivant : « Ce ne peut être un hasard si tant d’historiens grecs vécurent en exil et si tant d’historiens romains furent des sénateurs d’un âge mûr : les uns écrivirent l’histoire alors qu’ils se trouvaient empêchés de participer à la vie normale de leur propre cité, et les autres alors que leur vie active approchait de sa fin ». 

Ni enseignée, ni toujours bien distinguée de la littérature dans l’esprit du public de l’Agora Antique, l’Histoire n’était qu’une des modalités de la Mémoire collective, et pas nécessairement la plus importante. À Rome, lorsque Auguste, le fondateur du principat, souhaita légitimer son régime, il le fit en inscrivant celui-ci dans la continuité d’une mémoire redéfinie et réaffirmée pour l’occasion, par le biais de la scénographie grandiose du nouveau forum qu’il avait fait construire en plein cœur de l’Vrbs et qui fut inaugurée en 2 av. J.-C.

Avec la christianisation de l’Empire romain, l’ancrage historique de la Mémoire se déplace vers la liturgie, qu’illustre les Memoriae du Bas-Empire et du Moyen-Âge. Si la pratique mémorielle consiste à rendre présent le passé dans un effort dynamique d’appropriation d’un héritage, alors on peut dire que la liturgie trouve dans la remémoration l’essentiel de ses efforts. Certes, aucun rituel religieux n’échappe à un ancrage mémoriel car une telle remémoration ne prend sens que par la commémoration, celle des fidèles réunis en un lieu de culte (synagogue, église, mosquée…) dont l’universalité léguée par son Histoire allait permettre un emboîtement hiérarchisé et harmonieux d’identités collectives extrêmement solides, entretenue par la faveur généreuse des fidèles qui en attendaient beaucoup dans l’au-delà.

II) Vers une Histoire-Mémoire

Lorsqu’elle émerge à la Renaissance, l’historiographie moderne a cherché les racines des histoires locales jusque dans l’Antiquité qu’on redécouvrait alors avec passion : c’est ainsi qu’à la fin du 16e siècle Étienne Pasquier (1529-1615) mit à l’honneur, dans ses « Recherches de la France », le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ».

Non que le souvenir des Anciens n’ait jamais été perdu : au contraire, il suffit de songer à la référence politique constante qu’à représentée l’Empire romain durant tout le Moyen-Âge, comme en témoigne par exemple la fameuse Donation de Constantin, dénoncée notamment par Lorenzo Valla (1407–1457) comme une « création » forgée de toutes pièces. Mais désormais, l’humanisme aidant, l’amour de l’Antique caractérise le classisme italiens et français et les Lumières, durant lesquels l’Histoire occupe une place privilégiée dans la culture des hommes du temps. Académies et sociétés savantes entretiennent le rêve des origines qui permettent aux élites locales ou régionales de penser leur identité face à une histoire officielle dominée par la centralisation monarchique. La Révolution française et l’Empire porteront à leur comble les emprunts à une Antiquité stéréotypée et atemporelle dans le but de construire une Mémoire lavée de l’héritage abhorrée de la monarchie et de l’Ancien Régime. Par la suite, les nationalistes du 19e siècle puiseront à leur tour abondamment dans l’histoire ancienne (pas seulement gréco-romaine d’ailleurs) pour fonder leurs revendications souvent antagonistes.

En France par exemple, la construction de la Mémoire collective (disant officielle) a procédé par flux et reflux. La place accordée au Moyen-Âge est de ce point de vue significative. Si l’on considère que, pour être opératoire, le travail de Mémoire doit succéder à temps d’oubli, alors il a dû être singulièrement efficace s’agissant du Moyen-Âge. Plus que d’un oubli, on y verra d’ailleurs plutôt un effort délibéré de distinction et, dans le même temps, de dépréciation peu favorable à une remémoration continue : c’est ainsi que les savants de la période classique et de celle des Lumières ancrèrent dans les esprits une certaine idée du Moyen-Âge, obscur et peu digne d’intérêt, que les hommes de la Renaissance avaient lancée.

L’engouement romantique pour la période médiévale apparaît donc, de ce point de vue, comme une grande rupture dont les premiers conservateurs et muséographes des années révolutionnaires furent certainement les éclaireurs. Les musées (Cluny, Petits-Augustins…), donc, mais aussi les arts, romanesque ou pictural, connurent alors un véritable foisonnement médiéval qui ne se démentit pas par la suite : même si leur œuvre était pétrie d’erreurs historiques grossières, Alexandre Lenoir, Victor Hugo ou Alexandre Dumas animent une passion pour la période que l’on peut presque qualifier de populaire. La qualité historique importe peu ici : rapidement, de vrais historiens prendront le relais, qui n’auraient jamais pu le faire sans cet engouement initial.

Alors une dynamique se créa, dont l’enseignement, secondaire et supérieur dès la Restauration, primaire à partir de la IIIe République, serait le principal moteur, entre vulgarisation des apports de l’Histoire savante et passion de plus en plus partagée pour le Moyen-Âge. Là, le « mythe des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch trouvait sa pleine expression : Clovis à Tolbiac, Charles Martel à Poitier, Charlemagne et sa barbe fleurie à Roncevaux, Louis IX sous son chêne et Jeanne d’Arc sur son bûcher …. (etc.). Les Français des trois derniers quarts du 19e et de la première moitié du 20e siècle invoquaient les grandes figures que le premier sentiment national, médiéval celui-là, avait déjà honorée, mais en les réactualisant totalement. Un subtil compromis avec toutes les formes de l’héritage révolutionnaire permettait que, miraculeusement, tous les Français s’y retrouvent, ce en quoi le mythe peut être qualifiée de pleinement opératoire. Sans surprise, il se délita lorsque le sentiment national lui-même qui le sous-tendait s’affaiblit. Enfin, l’on peut remarquer que les identités dites « de minorités », régionalistes notamment, qui s’affirmèrent en s’opposant à une identité nationale englobante dont elles se disaient victimes, s’agrégèrent selon un mécanisme similaire d’invocation d’une mémoire des origines médiévales : les Bretons retrouvèrent le roi Arthur et Brocéliande, les Languedociens les Cathares et les Corses les pourfendeurs de Maures.  

À ce niveau il faut rappeler quelques nouvelles perspectives méthodologiques.  Paul Ricoeur établit un utile distinguo entre Mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une Histoire de la Mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations. L’Histoire de la mémoire collective est ici entendue comme celle de l’usage des passées dans les présents successifs. Caractéristique de cette démarche, l’entreprise de Pierre Nora en France et celle de Lotfi Aïssa en Tunisie, vise à l’établissement d’une cartographie mentale. Dans ce cadre, les « lieux de mémoire» sont entendus largement, puisqu’à côté des « panthéons » nationauxdes emblèmes figurent également des notions telles les spécificités régionales, l’imaginaire, le folklore populaire…(etc.). Ici, « lieu » équivaut à « élément du patrimoine symbolique ». L’étude, partie d’une volonté de déconstruction d’un paysage anthropologique familier, aboutit à la mise sur pied d’un ensemble monumental.

Mohamed Arbi Nsiri
Historien


 

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