Opinions - 27.02.2020

Samir Gharbi - Tunisie: L’Etat de droit avant tout

Tunisie: L’Etat de droit avant tout

J’entends parler, ici et là, d’une «nouvelle conférence nationale». Les appels viennent de personnalités autrefois placées dans les hautes sphères de l’Etat avant et après le changement de 2011. Ces personnalités et non des moindres  semblent vivre encore et toujours dans le microcosme politique: elles passent d’un remake à un autre à la recherche d’un «nouveau consensus élargi», sorte de Graal magique pour résoudre tous les problèmes sociaux et politiques de la société tunisienne plus fracturée que jamais dans:

ses niveaux de revenus (accroissement incroyable mais vrai des inégalités depuis 2011);

ses croyances religieuses (tiraillement entre les valeurs séculaires (rite musulman malékite, tolérance, modération et ouverture culturelle – et les valeurs archaïques que les Wahhabites saoudiens, les Salafistes et les Frères musulmans avaient maintes fois échoué d’imposer à la Tunisie;

son identité même (la tunisianité est depuis 2011 ouvertement combattue par les tenants de l’arabité);

ses équilibres intérieurs (résurgence de sentiments régionalistes, jamais apaisés, opposants le Nord-Ouest au Nord-Est; le Nord au Sahel; le Sud-Est au Sud-Ouest…);

son environnement géographique (entre ceux qui veulent tourner le dos à la Méditerranée, synonyme d’Occident, et ceux qui veulent s’adonner à l’Orient arabe («Ech-Chark»)…

Qu’apportera une «conférence nationale» entre toutes les «composantes» de la société tunisienne ? Rien de durable, que des paroles que le vent emportera alors que l’encre ne se sera pas encore séchée. Que de pactes la Tunisie n’a-t-elle pas scellés depuis les années soixante-dix : le pacte social, qui a volé en éclats par les exigences politiques d’une centrale ouvrière ragaillardie par les progrès industriels des années Hédi Nouira? Tout comme le pacte national conclu sous la houlette de Ben Ali et les multiples «consensus» obtenus à l’arrache depuis 2011et jamais honorés.

Pourquoi tous ces échecs? La réponse est claire et nette, sauf pour les aveugles et les sourds de ceux qui nous dirigent depuis la cassure de 1970. Seul la masse populaire le sait ou le devine de façon diffuse, car c’est elle qui en souffre le plus. Il s’agit de l’absence quasi-totale d’un Etat de droit en bonne et due forme, pas celui des discours creux et illusionnistes depuis cinquante ans.

Oui, c’est l’Etat de droit qui manque affreusement à la Tunisie. Et si l’Etat de droit était présent, nous n’avons nul besoin d’un remake de «conférence nationale», sauf à vouloir détourner constamment l’attention de la masse tunisienne vers des querelles intestines en majorité auto-fabriquées.

Oui, l’Etat de droit fait défaut depuis 1970. Pourquoi 1970 et pas 1956? Dans la fleur de l’âge, un pays indépendant a besoin d’un pouvoir fort pour faire les bons choix rapidement dans l’intérêt général. Et la Tunisie a eu la chance d’avoir à sa tête un leader dictatorial, éclairé, désintéressé par l’argent et patriotique, ce n’était pas le cas de la plupart des pays nouvellement indépendants africains et arabes, qui ont tous sombré sous la dictature de l’armée, d’un roi ou d’un clan inféodé aux ex-colons.

La Tunisie avait, dans cette première étape de sa vie, besoin d'un gouvernement visionnaire, le moins corrompu possible, le plus patriote qui soit. L’Etat de droit a été scellé dans la Constitution et les lois, mais elle a peu servi face aux urgences d’un autre ordre : mettre en place une éducation gratuite et obligatoire pour tous, filles comme garçons (ascenseur social a servi à certains de ceux et celles qui nous dirigent depuis 2011 et qui ne manquent pas une occasion pour dénigrer le système qui les avait fait naître); mettre en place un système de santé publique basique sur l’ensemble du territoire; commencer à construire les infrastructures de base (barrages; électricité; eau potable; routes; transports publics locaux et inter-régionaux); la rupture avec l’ex-colon (monnaie nationale indépendante ; évacuation des bases militaires ; nationalisation des terres) n’avait pas laissé beaucoup de choix pour les stratèges économiques. La Tunisie a dû opter pour le seul choix possible face à l’absence de capitalisme national : le socialisme. Ce choix a été aussitôt encadré par des «Perspectives décennales 1961-1972, des plans triennaux puis quadriennaux… Mais l’expérience socialiste a tourné court pour plusieurs raisons:

intrinsèques: absence de vulgarisation, de formation, de conviction;

météorologiques: longue période de sécheresse;

extérieures: hostilité de la France, compensée par une aide américaine (alimentaire) et soviétique (industrielle);

intérieures: hostilité des propriétaires terriens bien récupérée par un clan politique à un moment crucial de la vie du Leader: sa survie miraculeuse avait ouvert la «boîte de Pandore» de la succession du Leader face à la montée en puissance d’un super-ministre doté de plusieurs portefeuilles (Education, Economie, Finances, Planification), le Chef du gouvernement étant le Président de la République.

La fin de cette période de quinze ans – 1970 – a fait apparaître au grand jour l’absence de l’Etat de droit. Le «poids lourd» du gouvernement est accusé faussement de haute trahison. Il est mis au arrêt puis condamné sèchement à 10 ans de prison…

Cette absence flagrante d’Etat de droit est, jusqu’à ce jour, la marque de fabrique de la République tunisienne, la première (1957-2014) et la deuxième (depuis 2014). L’erreur fatale de la première a été reproduite par la deuxième. Le changement de régime aurait pu se passer avec souplesse n’eut été la volonté de récupérer les «vœux» de 2011: Liberté, Justice, Travail, Dignité. Les «politiques», arrivistes de la première heure (ex-compagnons de Bourguiba) et ennemis de la dernière heure (islamistes, sociaux-démocrates, communistes) ont commis une grave erreur: refaire la République de 1957 à leur façon, à partir d’une page blanche. Ils ont perdu plus de trois ans avant de trouver un «consensus » bancale sur la 2e Constitution alors que le peuple qui criait travail et dignité depuis fin en 2010 attendait vainement… L’Etat de droit s’est encore délabré, laissant un vide sidéral dans lequel se sont engouffrés les opportunistes, les corrupteurs et les corrompus, les terroristes et les mafieux. Tous se sont remplis amplement les poches, laissant le peuple dans une misère grandissante tout en le gargarisant chaque fois d’un nouveau « consensus » creux, d’une «union nationale» de façade, d'une alliance électorale impromptue… La liberté, seul acquis du changement depuis 2011, a été tellement galvaudée qu’elle a débouché sur encore plus d’incompréhensions, de divisions (deux cent partis politiques, des milliers d’associations incontrôlables) et plus d’insultes et de diffamations. Le peuple réclamait la Liberté au sens noble du terme, il a eu le droit d’user et d’abuser de petites libertés: celles qui portent atteinte à autrui, celles qui permettent de bâtir des maisonnettes et des immeubles sans aucun respect des normes et des règles, celles d’occuper définitivement les trottoirs (qui ont presque disparu de nos villes et villages). Ces petites libertés – hors Etat de droit – ont produit des comportements mafieux, inciviques, irrespectueux des symboles et agents de l’Etat : le drapeau, l’agent administratif, l’instituteur, le policier, le douanier, l’agent municipal… De haut en bas et de bas en haut, personne ne respecte plus personne… Personne ne craint plus personne. Certains se trouvent même intouchables, au-dessus de la Loi. Certains de ceux qui dictent les Lois ne les respectent même pas…

L’Etat de droit s’est littéralement déglingué : le peuple a beau dénoncé les abus ici et là ; les agents de police, de gendarmerie, des douanes, de l’armée ont beau arrêté des malfaiteurs en vain… La voix de la Liberté, tant chérie avant 2011, n’est plus entendue par ceux qui gouvernent ou qui veulent gouverner. La Justice a été sciemment engloutie sous des milliers dossiers de droits communs et d’affaires pénales qu'elle a le plus grand mal à faire honnêtement son travail… Sans moyens, sans volonté politique, l’Etat de droit, qui aurait dû être le recours normal de tout citoyen et justiciable est aux abonnés absents, inaccessibles sauf pour ceux qui ont le bras long et puissant. Des crimes d’Etat ont été commis sans que la Justice d'en haut  ne s’en émeuve outre mesure. Des abus et des détournements de biens publics, des assassinats de ceux qui ont dénoncé tout net ces atteintes, des affaires de biens mal acquis (ancien entourage de Ben Ali et nouveaux riches) finissent par tomber dans les oubliettes, tout comme le non-respect des lois électorales (transparence des comptes) par ceux-là mêmes qui codirigent aujourd’hui l’Etat…

Quel consensus ou conférence nationale recherchez-vous Messieurs? Un arrangement qui permettrait de classer toutes les affaires et de faire table rase des abus de gestion depuis 2011 ? Un arrangement qui permettrait de calmer provisoirement le peuple?

Non Messieurs, la Tunisie a le plus besoin aujourd’hui d’un Etat de droit. Nul ne doit plus être au-dessus des lois quelle que soit sa position. Le peuple doit avoir accès à une vraie justice, rapide et tranchante. Les investisseurs et les entreprises (petites, moyennes et grandes) ont besoin d’un horizon fiscal et réglementaire stable et transparent. L’Etat de droit n’a nul besoin d’une énième conférence nationale : le cadre législatif actuel est amplement suffisant. Pourquoi tarde-t-on à mettre en œuvre les institutions constitutionnelles fondamentales si ce n’est pour continuer à diriger le pays hors d'un Etat de droit?
L’avènement de l’Etat de droit – qui a besoin d’une formidable poussée citoyenne – permettra de résoudre la plupart des problèmes actuels de la Tunisie. En respectant les lois, en donnant l’exemple d’en-haut, en les appliquant fermement à tous en toute équité et transparence, la machine économique nationale se remettra tout de suite en marche avant. Aucune épée de Damoclès ne pèsera plus sur les Tunisiens actifs qui aiment travailler et faire travailler. Le gouvernement pourra gouverner en toute tranquillité en respectant lui-même sa parole, son programme et sa signature; les syndicats feront pareil. Chacun sait désormais qu’il a des moyens de recours devant la Justice. Qu’il est désormais à l’abri des actes de vengeance ou démesures arbitraires. Les agents de l’Etat, des gouvernorats et des municipalités feront leur travail en conformité avec les lois et les règles. La corruption verra son « marché »se rétrécir. Les malfrats sauront qu’ils n’échapperont plus à la Justice.

L’Etat de droit est la «mère» de toutes les batailles politiques, sociales et économiques. Il apportera la visibilité et la tranquillité à tous les partenaires. Le gouvernement pourra enfin travailler et se concentrer sur les dossiers les plus épineux (dettes intérieures et extérieures ; fiscalité ; douanes ; remise à plat des accords de partenariat avec l’extérieur), les plus urgents (inégalités entre les régions, santé, éducation, formation, emploi, hausse des prix, spéculation, marchés parallèles, contrebande…). L’Etat – dans ses toutes ses composantes : Présidence de la République, Parlement, Gouvernement, Banque centrale, Administrations centrale et locales – pourra commander un «état des lieux» de la Tunisie actuelle (sorte de check-up complet) à un groupe d’experts et de praticiens assermentés. Ils pourront s’adosser sur les rapports de la Cour des comptes et tous autres documents ou archives pertinents. Cet «état des lieux» permettra de juger le travail passé et d'éviter les erreurs à l’avenir. Les sanctions seront du ressort de l’Etat de droit. C’est en sachant ce qui s’est passé depuis 2011 qu’on pourra définitivement faire taire les rumeurs, les menaces et les chantages. Le pays – ses femmes, ses hommes et ses entreprises – repartira vite de l’avant. Car il se sentira désormais en confiance : l’Etat de droit sera fort simplement parce qu’il appliquera le droit et les devoirs en toute équité et transparence. Il y aura désormais «zéro impunité».

Il ne s’agit nullement de remettre en cause le régime parlementaire ni de revenir à un régime présidentiel fort. Il s’agit de reconnaitre les erreurs du passé, de muter vers une classe politique comptable de ses actes, de corriger les mécanismes défaillants, notamment: code électoral; transmission des informations du centre vers la périphérie et vice-versa; lutte énergique contre la corruption ; indépendance claire et nette de la Justice avec des moyens humains et matériels en conséquence; intégrité et moralité des agents de l’administration et de la police ; de même pour les élus du peuple, les chefs d’entreprises, les banques… et les médias (respect et contrôle de la déontologie du métier et de la transparence des sources de financement et des propriétaires). Le sentiment diffus de l’arnaque et de l’agression à tous les coins de rue devra s’estomper à jamais… Nous atteindrons alors le degré supérieur de la Démocratie.

Cet Etat de droit a seulement besoin d’un nouvel engagement solennel au sommet de l’Etat (tous les rouages compris). Il peut être mis en place avec un «carnet de route» clair, précis et public. Etape après étape dans un temps bien délimité (trois mois, maximum six).

Si vous ne voyez pas les institutions de l’Etat opter pour l’Etat de droit, c’est qu’il y a anguilles sous roche. C’est que la Tunisie n’est pas encore prête de sortir de l’ornière et de la crise profonde où elle a été installée en 2011.

Samir Gharbi
 

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