Opinions - 06.10.2019

Mohamed Kerrou: L’habit d’arlequin du populisme tunisien

Mohamed Kerrou: L’habit d’arlequin du populisme tunisien

Si le populisme européen et américain constitue, selon l’historien P. Rosa Vallon, une réponse au dysfonctionnement de la démocratie ancrée, le populisme tunisien est une réaction à l’essoufflement de la révolution et de la transition politique.  En termes concrets, le populisme tunisien est le produit de la révolution trahie et de la démocratisation inachevée. Tout se passe, en effet, comme si le populisme le plus en vue de la région de l’Afrique du Nord — en cela, la Tunisie ressemble, au niveau de la théâtralisation politique, plus à l’Italie qu’à l’Algérie ou à l’Egypte — était l’expression de la naissance douloureuse et des soubresauts de la démocratie pluraliste, de l’Etat de droit et des libertés.

Huit ans après le soulèvement populaire contre l’ancien régime et le passage déterminé mais incertain de l’autoritarisme au pluralisme démocratique, les acteurs du changement politique que sont principalement les jeunes se sentent trahis et contraints d’assumer leur destinée. Ils ont le sentiment que les nouveaux dirigeants élus ont usurpé « la révolution de la dignité » au nom d’une démocratie représentative déviée de sa vocation au profit d’intérêts individuels, partisans et mafieux. D’où la quête obstinée d’une revanche que l’élection présidentielle anticipée offre sur un plateau d’argent, en permettant d’assurer une seconde révolution, de type légal, contre le pouvoir en place. Le désenchantement d’une jeunesse abandonnée à elle-même et de larges couches moyennes et pauvres de plus en plus précarisées par le chômage, le sous-emploi et la cherté de la vie, forment le terreau du populisme, ici comme ailleurs. En s’identifiant au peuple conçu comme un tout indivisible, abstrait et homogène, le populisme se veut le langage politique des exclus de la gouvernance, de la croissance et du développement. En pratique, ce mouvement émotionnel plus que rationnel ajoute à la confusion entre populaire et populiste, les couleurs de l’appartenance à la communauté locale et supranationale, avec son versant identitaire arabo-islamique, forcément anti-occidental.

Le triomphe électoral récent du populisme incarné par les figures atypiques de Kaïs Saïed et Nabil Karoui - élus respectivement premier avec 18,4% et second avec 15,6% - s’est effectué aux dépens de deux forces qui ont dominé la transition politique, de 2011 à 2019, à savoir l’islamisme et le nationalisme. Deux forces historiques qui se sont avérées incapables de satisfaire les demandes pressantes de la jeunesse exprimées dans le fameux slogan de la révolution : travail, liberté et dignité. D’autant plus que l’alliance de ces deux forces représentées, d’un côté, par le parti islamiste Ennahdha et, de l’autre, par les partis sécularistes Nida Tounes et Tahya Tounes, n’a débouché que sur la crise globale : crise de l’économie, crise de la politique et crise des valeurs morales.  À y regarder de près, le populisme identitaire est une réaction contre le mépris et la non-reconnaissance des jeunes et des forces révolutionnaires par l’establishment islamo-nationaliste qui s’est montré incapable de satisfaire les demandes pressantes d’emploi et de justice, creusant davantage le hiatus entre l’Etat et la société. Or, le populisme triomphant est de composition hétérogène, tout en ayant un style politique commun ainsi qu’une symbolique polarisée autour de la figure d’un chef viril et entreprenant. Sauf que le chef charismatique fait défaut en cette période de crise de leadership et de reproduction du politique. Néanmoins, la nature ayant horreur du vide, le champ politique traversé par des forces et des luttes de compétition laisse essaimer une multitude de mini-leaders aspirant à la succession de Béji Caïd Essebsi, mort avant d’avoir fini son mandat présidentiel (2014-2019).  C’est à couteaux tirés que les aspirants à la magistrature suprême paradent pour accéder au palais de Carthage, le lieu de résidence du président de la République dont les pouvoirs ont été limités par la nouvelle Constitution, tout en conservant une place de choix dans l’imaginaire politique des Tunisiens longtemps soumis au pouvoir personnel.

Parmi la pléiade des mini-chefs populistes, Kaïs Saïed élu avec le plus de voix lors du premier tour du 15 septembre 2019, avec un taux de participation de 45%, se distingue par son verbe obséquieux axé sur l’usage de l’arabe littéraire et l’expertise constitutionnaliste, sa rigidité physique et morale ainsi que son projet utopique de transformation du pouvoir exécutif. Il surpasse ses concurrents par une réputation de « mains propres » et de « parler-vrai », en un temps de perte de repères causée par la crise de confiance entretenue par les ego démesurés des dirigeants actuels dont la quasi-totalité se distingue par l’arrogance et l’ignorance.  Son concurrent immédiat et non moins populiste, Nabil Karoui, magnat de la chaîne de TV Nessma, détenu en prison juste avant les élections pour « blanchiment d’argent et fraude fiscale », a plus d’attrait auprès des adultes, en particulier des femmes rurales, qu’il s’est évertué à aider matériellement et à séduire médiatiquement par le biais de sa télévision et de son association philanthropique « Khalil Tounes » - référant à son fils Khalil décédé tragiquement, à l’âge de vingt ans, dans un accident de circulation – avant de la transformer en parti politique portant le nom de Qalb Tounes ou Cœur de Tunisie, donné vainqueur depuis le mois de mars dernier par les sondages d’opinion. L’arrestation brutale et maladroite de ce « Berlusconi tunisien » - l’ancien chef du gouvernement italien est d’ailleurs actionnaire de Nessma - en a fait une victime politique en contribuant à l’échec de la candidature du chef du gouvernement, Youssef Chahed. Ce dernier était déjà politiquement mort dans le sillage de la disparition de son parrain trahi, l’ancien président Caïd Essebsi, qui refusa de signer le projet de modification de la loi électorale devant mener à l’exclusion de Karoui et d’autres nouveaux prétendants comme Olfa Terras Ramboug, la fondatrice de l’association Aich Tounsi. Résultat : ce que la loi ne put appliquer, la police et la justice s’en chargent, comme au temps de la dictature de Ben Ali, décédé en exil le 19 septembre 2019. 

Du fond de sa cellule de la prison de Mornaguia, Nabil Karoui, qui est empêché de mener sa campagne électorale, accuse le gouvernement et le parti Ennahdha de le maintenir en détention arbitraire. De même qu’il se démarque de son concurrent immédiat, Kaïs Saïed, qu’il considère comme un «islamiste conservateur» promu, selon lui, à l’isolement politique, à l’inverse de son «projet de société» qui se veut global, à la fois présidentiel et législatif.  Les autres concurrents d’orientation nationaliste (Zbidi, Chahed, Moussi, Jomâa, Marzouk, Fakhfakh, Aïdi, Jelloul), islamiste (Mourou) ou de gauche (Rahoui, Hammami, Briki) semblent, malgré les recours intentés auprès des tribunaux pour concurrence déloyale, hors jeu électoral, en raison du peu d’attrait qu’ils exercent auprès de la jeunesse. Aussi, ils font désormais partie d’une classe politique devenue anachronique par rapport aux nouvelles mutations politiques, sociales et culturelles.

Par contre, la mosaïque des populistes constituée de Safi Saïd, Mraihi, Abbou, Makhlouf, Marzouki se veut un allié objectif de Kaïs Saïed, appuyée par une structure de renouveau politique représentée par les Forces des jeunes de Tunisie composée d’étudiants, de chômeurs et de marginalisés. Cette nouvelle structure, de type horizontal, sans moyens financiers et sans locaux, tient du mouvement social révolutionnaire où se retrouvent des gauchistes, des conservateurs sociaux et des militants extrémistes de droite issus des anciennes ligues de protection de la révolution. Leur canal d’expression et de mobilisation est formé par les réseaux sociaux – des pages déclarées et des groupes fermés de soutien avec un langage codifié sur Facebook, Telegram, Whatsapp, Messenger – répercutant les images encensées et les déclarations tonitruantes de Kaïs Saïed dont le profil oscille entre « Robocop justicier » et le « Kadhafi sans pétrole ». Les jeunes ont ainsi mené une campagne en faveur de leur tribun rompu à la critique des élites au pouvoir depuis le déclenchement de la révolution et les mobilisations de la place publique du gouvernement, la Kasbah, en 2011. La phraséologie politique de ce leader en puissance transcende par son halo la masse des jeunes qui l’approuvent en l’écoutant religieusement, sans qu’il y ait débat et remise en cause de ses principes excluant le droit à la différence.  Le projet de ce juriste qui se distingue de tous les professeurs de droit par le travail de terrain est tantôt d’imposer l’esprit et la lettre de la nouvelle Constitution, tantôt de supprimer les élections législatives et présidentielles, en privilégiant celles liées au pouvoir local décentralisé, afin de trouver des solutions au chômage et à la marginalité des citoyens et des régions, quitte à évacuer totalement les questions de l’égalité successorale, de la dépénalisation de l’homosexualité et de l’abolition de la peine de mort, perçues comme étant des préoccupations de l’élite, par opposition au peuple dont il se veut l’incarnation absolue. 

Le duel spectaculaire entre les deux leaders populistes, Nabil Karoui et Kaïs Saïed, n’aura pas lieu tant que l’un demeure prisonnier et l’autre libre, en infraction au principe de l’égalité des chances garanti par la loi électorale.  Au sein de l’espace public médiatique, les divers populistes ont déjà exprimé leur soutien au candidat consensuel et populaire qu’est Kaïs Saïed pour lequel ils ne manqueront pas de voter pour en faire, à l’issue du second tour, le nouveau président de la République, soutenu également par le parti Ennahdha et les salafistes, en tant que « candidat de la révolution ». En tout, la constellation islamo-populiste obtiendrait, sauf coup de théâtre, plus de la moitié des voix au second tour de la présidentielle et pourrait également, avec ses listes indépendantes, former une majorité relative au sein de l’Assemblée et du gouvernement, impulsant une nouvelle orientation à une Tunisie qui basculerait plus vers les valeurs de la radicalité que de la modération, de l’islam que de la sécularisation.

L’histoire nous enseigne qu’entre le populisme rhétorique et le populisme de gouvernement, il existe un vaste monde où tout est possible, le meilleur comme le pire. Le meilleur serait de parvenir à rénover le système d’Etat ankylosé et d’impulser l’innovation sociale à tous les niveaux, par l’accès des jeunes au pouvoir. Le pire serait d’aboutir à accentuer la déliquescence de l’Etat centralisé déjà soumis à rude épreuve depuis la chute de l’ancien régime. La démagogie politique, la faillite économique et la gabegie sociale pourraient alors instaurer un règne où, comme l’écrivait J-.J. Rousseau dans son traité Emile ou De l’éducation, «Nos arlequins de toute espèce imitent le beau pour le dégrader»

Mohamed Kerrou
(*) Article publié en même temps par the Conversation.com



 

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