Elyes Jouini: «en ce petit pays», il a fait naître un grand dessein
Si El Béji me recevait une ou deux fois par an et pendant cette heure ou cette demi-heure, en fonction de son agenda, en tête-à-tête, il semblait me consacrer toute son attention et livrer en primeur sa vision, sa pensée, ses analyses. Car il avait ce pouvoir de donner un sentiment d’importance à chacun de ses visiteurs. Et l’on s’apprête à partir lorsque, au dernier moment, une phrase, une remarque, un sourire esquissé donnent à deviner qu’il n’a pas tout livré de sa pensée et que l’on n’a entrevu et évoqué avec lui que quelques fils d’un écheveau autrement plus enchevêtré. Mon premier contact avec Si El Béji était à Carthage, le jour de sa prise de fonction en tant que Premier ministre, le 28 février 2011. Les accords scellés, en amont, avaient arrêté une feuille de route : renforcement de la commission présidée par Yadh Ben Achour, élection d’une constituante, nouvelle constitution.
Avec Rafaa Ben Achour, nous étions, je crois, son premier rendez-vous officiel. D’autres, officieux, avaient précédé, tôt le matin, chez lui.
Il nous a fait part de sa volonté de continuer à travailler avec tous ceux de l’équipe sortante qui souhaiteraient rester. Quelques heures plus tard, j’annonçais ma démission et je m’en expliquais. J’estimais qu’il fallait ouvrir la voie à une nouvelle phase.
Il a cependant souhaité que je continue à contribuer à quelques dossiers. Et c’est ainsi que j’ai eu l’honneur de préparer et de l’accompagner lors de sa visite officielle à Paris puis au sommet du G8, à Deauville, ou aux rencontres économiques d’Aix.
Je le revois distinctement, en 2011, faire un cours de géopolitique des «printemps arabes» à ses interlocuteurs lors d’un déjeuner, évoquant Bouteflika, Kadhafi et l’ensemble des acteurs de la région dans le cadre d’une grande fresque historique dont il a été un acteur de premier plan depuis les années 60.
Je jubilais lorsque, à ces mêmes interlocuteurs qui se plaignaient des quelques milliers de Tunisiens qui avaient débarqué illégalement en France, pince-sans-rire, il faisait part de toute sa compassion: «Vous avez raison, cela doit être très difficile de gérer un tel afflux; il est vrai qu’en Tunisie avec une population six fois moindre, nous ne faisons face qu’à l’afflux de quelques centaines de milliers de personnes en provenance de Libye.» L’humour pouvait être chez lui séduction ou arme redoutable. Je pense toujours avec beaucoup d’émotion à ce moment à Deauville où, une fois installé dans son avion et alors que je restais en France, il m’a fait demander de monter à bord pour me dire : «Je n’oublierai jamais le rôle que vous avez joué». C’est depuis qu’a été prise l’habitude de ces audiences semestrielles ou annuelles qu’il m’accordait.
Quelques années plus tard, en tant que Président de la République, il m’a demandé de préparer certains éléments de sa visite d’Etat à Paris.
Ce que j’ai pu voir tout au long de ces années, c’est un homme d’Etat, patriote et visionnaire dont l’objectif premier était de consolider la transition démocratique et de l’asseoir dans le paysage national tunisien.
Comme il le soulignait lors de son discours devant le Sénat français: «En ce petit pays est né un grand dessein. Notre dessein, c’est de construire, malgré les soubresauts, malgré l’agitation alentour, un havre de paix, de démocratie et de liberté. Un lieu où le débat public est perçu comme une force et où la diversité, qu’elle soit d’ordre culturel, religieux ou social, est perçue comme une richesse parce que la Tunisie est belle de cette diversité».
Je rajouterais volontiers qu’en ce petit pays sont également nés quelques grands hommes dont il fait incontestablement partie aux côté du Président Bourguiba.
L’accueil qu’il recevait de la part des grands de ce monde, de Paris, de Berlin, de Washington ou d’ailleurs, et dont j’ai été le modeste témoin, en est l’un des reflets. Pour ma part et tout au long de ces années, ce sont à la fois une grande affection filiale, un respect et une très grande admiration qui se sont tissés. Même si je m’interrogeais face à certaines de ses positions, il était disposé à l’entendre et à expliquer. C’est là encore la marque des très grands.
Allah yarhem Si El Béji!
Elyes Jouini
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