Habib Ayadi: La dérive vers la république des copains
En ce moment, les Tunisiens estiment que la IIème République fonctionne très mal. Cette critique n’est pas nouvelle. Il y a cent ans en France et sous la IIIème République, Robert de Jouvenel publiait en 1914 « La République des camarades ».
Pour lui, la République est une grande camaraderie entre les hommes chargés des affaires publiques. Une continuité entre ces hommes s’établit. Ce n’est ni de la sympathie, ni de l’estime, et encore moins de la confiance, mais plutôt de l’intérêt.
C’est un Etat qui repose sur la combine, où tout s’arrange, tout se combine. La désaffection du régime est devenue le bonheur ordinaire des plus forts et souvent, devant une chambre « humiliée » se trouve un gouvernement omniprésent.
Faut-il le rappeler, l’histoire tend à se répéter. Tout ce qui a été souligné par Robert de Jouvenel n’a rien perdu de son actualité en Tunisie.
A l’heure où la République s’essouffle, où la démocratie s’endort dans la complaisance et le passe-droit, le système n’en est que plus affaibli: à la médiocrité des uns, répond l’indulgence des autres.
L’amendement de la loi électorale votée récemment par la chambre des représentants du peuple rappelle l’article 109 de la loi électorale alors en vigueur. En effet cet article a été ajouté en 1969 en précisant «tout membre des Assemblées nationales exclu d’une organisation ou un parti dont il avait reçu l’investiture au moment des élections, cesse d’appartenir à l’Assemblée nationale». Il a été utilisé pour exclure Ahmed Ben Salah après la crise de 1969. Cet article a été vite abrogé car considéré illégal par nombre de délégués au congrès de Monastir et contraire aux principes démocratiques.
L’article 74 de la nouvelle Constitution précise: «La candidature à la présidence de la République est un droit reconnu à toute électrice ou tout électeur de nationalité tunisienne par la naissance et de confession musulmane».
Cet article restitue à l’électeur son droit inaliénable de choisir d’être candidat à la présidence ou de choisir librement son président.
Si la situation politique actuelle demeure en l’état et si les électeurs le 7 octobre prochain ne comprenant pas que le vote est le garant de la cohésion sociale et que les partisans des plus faibles formations se réfugient dans l’abstention ou le vote blanc, le risque est grand de voir le scénario des élections municipales de 2018 se répéter en 2019, avec les mêmes résultats.
Si la société civile ne prend pas au sérieux la situation actuelle et les risques du vote par défaut contraire à la cohésion sociale et qui conditionne l’existence politique des uns et des autres, le 7 octobre prochain, l’électeur ne trouvera à l’isoloir que trois choix: une République de camarades (ou de copains), une Chambre «introuvable» l’expression est attribuée à Louis XVIII pour exprimer l’idée que la chambre d’octobre 1815 est plus royaliste que le roi et une armée mexicaine. Une armée avec beaucoup de généraux et de peu de soldats et donc pour nous, des chefs politiques dépourvus d’une base populaire, incapables de gérer le pays, ni de décider de réformes en profondeur.
Un pays sans Leadership
Aujourd’hui, il n’y a pas de candidats pouvant prétendre au titre de leader. La démocratie a-t-elle perdue la partie ? Ses ennemis existent, mais ils sont meilleurs dans la critique que dans la mise en œuvre d’une alternative.
Les élections prochaines s’annoncent d’ores et déjà critiques. Les échéances ne manquent pas: 7 octobre l’Assemblée du Peuple, 6 novembre, la Présidence de la République, et ce, dans un climat où les tensions politiques, économiques et sociales se multiplient.
Qui est aujourd’hui capable d’apporter des réponses à ces questions et à toutes ces exigences?
En cette période électorale, il n’y a guère de candidats au titre de leader pour donner confiance au peuple. La plupart de ces candidats sont réputés sans enjeu et n’ont pas valeur de leader. Aucun des prétendants aux diverses élections ne font envie au tunisien, ni par leur personnalité, ni par leur programme, ni par leur charisme.
Les partis politiques d’après la révolution sont réduits à des machines de candidats. Ils ne produisent que des candidats et sont inexistants face au chômage, aux régions oubliées, à la fraude fiscale, à l’administration. Ils se contentent de vagues discours sur ces problèmes, sans les inscrire dans une vision d’ensemble. Ce sont des partis épuisés et incapables de revivifier une démocratie de moins en moins légitime aux yeux du peuple quelle est censé servir. Il ne fait pas de doute qu’il s’agit de partis dépourvus, à la fois d’une assise sociale stable et homogène et de programme économique et social.
En Tunisie, faut-il le rappeler : la liberté ne suffit pas. Affirmer la liberté de presse et d’expression est incontestablement un acquis de la révolution. Mais ces libertés chèrement acquises ne peuvent cacher les fragilités, voire les impasses d’un transfert économique et social. Il est difficile de ne pas s’interroger sur le décalage entre ces deux réalités et les dangers qu’ils présentent pour le pays.
Pourtant, on le sait : sans réforme de l’administration, il n’y aura pas de redressement de l’Etat.
Nous avons été quelques uns à le répéter depuis 2011: un programme doit être complet et détaillé concernant le domaine économique, financier et social. Il s’agit d’un passage obligé en période de transition, car sinon, la révolution sombre dans le désordre et le chaos. Plus clairement la liberté reconquise ne doit pas faire oublier l’obligation des résultats.
Pour le malheur de la Tunisie, les candidats aux programmes les plus sérieux ont été renvoyés chez eux. Ils ont été remplacés par des inconnus, des amateurs et des muets qui ont convergé rapidement et tout naturellement vers une politique gestionnaire. Aujourd’hui, nous récoltons les fautes de ce travail de destruction. Tout ce qui était l’idéal des masses populaires a été banni.
Les lueurs d’espoir
Au-delà du ras-le-bol des tunisiens à l’égard des dirigeants qui se sont révélés après plus de huit ans, incapables de mettre en place un projet de réforme crédible et applicable, des voix de plus en plus nombreuses appellent à repenser l’Etat. Un nombre croissant de citoyens, d’intellectuels, de chefs d’entreprise et surtout de responsables associatifs et syndicaux multiplient les initiatives et soulignent la nécessité de repenser l’Etat et de promouvoir une société plus solide, plus durable et une démocratie plus sociale.
A une écrasante majorité, les jeunes diplômés, beaucoup au chômage, sont à la recherche de sens de ces diplômes inutiles et sans espoir.
Faut-il encore le rappeler: une révolution économique et sociale se déclenche quand un régime ne sait plus assumer le bien être à ceux qu’il prétend servir?
Le régime en place semble incapable de résoudre les difficultés et frustrations réelles ou ressenties, d’un grand nombre de citoyens. Sais-t-on faire l’économie d’une révolution.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2
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