Jean-louis Guigou: Le Maghreb dans une phase historique?
La préparation du Sommet des Chefs d’Etats des deux rives, Forum de la Méditerranée de l’espace 5+5 qui se tiendra à Marseille le 24 juin(1), lui-même précédé par la réunion de synthèse à Tunis le 11 juin, permet de penser que le Maghreb est sur la bonne voie. Les trois principaux pays du Maghreb– Algérie, Maroc, Tunisiemûrissent une transformation en profondeur impliquant une intégration économique dans l’espace euro-méditerranéen, une convergence avec les valeurs universelles(2), avec une conscience aiguë des objectifs du développement durable- ODD.
Les jeunes du monde Arabe réalisent une rupture majeure dans l’histoire de leurs sociétés(3), la société civile nord-africaine bouillonne d’initiatives et de volonté de vivre ensemble. Telles sont les évidences qui s’imposent après six mois de préparation du Sommet des Chefs d’Etats de Marseille de l’espace 5+5 le 24 juin.
Dans un jeu de rôlequi s’est perfectionné en six mois de préparation, la volonté du Président Emmanuel Macron de confier la préparation du contenu de ce sommet à la société civile, et non aux administrations d’Etat et aux diplomates, a été respectée. Madame Ouided Bouchamaoui «la cheffe» des délégations nationales et la cheffe d’orchestre des 100 délégués qui vont plancher devant les Chefs d’Etats,a jouéson rôle à la perfection, suscitant l’adhésion. Les administrations diplomatiques nationales, conduites par Pierre Duquesne ont joué un rôle d’accompagnement et de soutien logistique, lui aussi très apprécié.
Cette méthode de «gouvernance» de la Méditerranée est celle de F. Braudel :« Donner un rôle moteur à la société civile pour construire des ponts entre les 2 rives et limiter le rôle des Etats, trop enclins à vouloir imposer leurs intérêts politiques».
A travers 5 forums préparatoires sur l’énergie à Alger, la jeunesse à Malte, l’économie à Rabat, la culture à Montpellier et l’environnement à Palerme, la société civile maghrébine et sud européennea fait preuve de créativité: 278 projets au total ont été recensés en un temps record.
L’inventaire sera fait, qui va de la formation, à la mobilité, d’un Erasmus euro-méditerranéen à la communauté méditerranéenne de l’énergie, de la fédération des ports de Méditerranée au développement des oliviers et des oasis.
Le moment est venu de voir le Maghreb changer de statut. En effet, pendant longtemps, le Maghreb fut considéré comme un marché de consommation, un lieu d’extraction des matières premières ,de la main d’œuvre abondante et bon marché et plus récemment, une région d’instabilité politique.
Ces temps sont révolus : comme l’Italie, il y a 70 ans avec ses vagues d’émigrations en France, comme l’Espagne et le Portugal, il y a 40 ans, le moment est venu de voir le Maghreb
s’industrialiser, se démocratiser; les peuples s’émanciper ; la mobilité Nord/Sud s’instaurer; les diasporas contribuer à l’équilibre Nord/Sud..
Progressivement, sur le moyen terme, les pays du Maghreb sont en pleine mutation. Cela prendra une dizaine d’années, mais ce scénario de rapprochement avec l’Europe est le plus probable. Le Sommet des 2 rives dans l’espace 5+5 à Marseille devrait entériner cette trajectoire.
Le contexte est particulièrement favorable.En effet, l’Europe a besoin d’un hinterland pour relancer sa production industrielle et sa croissance. C’est la régionalisation de l’économie Internationale ; c’est le retour du déterminisme géographique, de la proximité et de la complémentarité de pays voisins ayant des niveaux de développement différents. Comme le Mexique (4ème plateforme mondiale de production d’automobiles) vis-à-vis des USA, comme les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) vis-à-vis de l’Allemagne, comme les Dragons et les Tigres vis à-vis de la Chine, le Maghreb avec ses 100 millions d’habitants pourrait être le partenaire industriel privilégie du Sud de l’Europe.
Les relocalisations venant de l’Asie devraient se faire au Maghreb en co-production (partenariats, partage de la valeur ajoutée, transfert de capital) avec des PME européennes .
Le Maghreb peut d’autant plus prétendre jouer ce rôle d’hinterland qu’il peut jouer le rôle de pivot entre l’Europe et l’Afrique. (de «pile électrique» de l’Europe selon la belle expression de Mourad Prieure, expert algérien de l’énergie).
Ce rôle d’entrainement de l’Europe, vis-à-vis du Maghreb, est stratégique, et pourrait être entériné lors du Sommet des Chefs d’Etat à travers 4 priorités :
D’abord il faut accepter, de part et d’autre, la redistribution de l’appareil de production.
Au-delà du commerce court termite et volatile, il faudrait privilégier tout ce qui peut encourager la coproduction et le Co-développement (partenariat, partage de la valeur ajoutée,transfert de technologie, clusters, formation professionnelle…)
Safran et Renault ont créé des emplois en France parce qu’ils ont simultanément créé des emplois au Maroc et gagné ensemble des marchés tiers.
Après avoir longtemps vendu du blé aux Maghrébins et détruit leurs capacités à produire, il faut maintenant les encourager à produire eux-mêmes leur blé, et pour cela leur vendre des tracteurs, des moissonneuses batteuses ; il faudra les intégrer dans des chaînes de valeurs régionales. Passer aussi de la vente de voitures produites en France et en Europe à la production de voitures sur place et assurer la montée en gamme des chaînes de valeur pour ensemble conquérir d’autres marchés.
Pour accéder aux marchés locaux nord-africains, il faut investir et produire localement :
l’industrialisation au Sud de l’Europe, du Maghreb en particulier,est inéluctable. LeCEPII(Centre d’Etude Prospective Internationale)(4) montre le retour de « l’effet distance » et le compactage des chaînes de valeurs qui de globales (CVG) deviennent régionales (CVR)
Il faut passer des IDE et de l’offshore qui intéressent les grands groupes à l’intégration par la co-production qui va permettre d’internationaliser les PME tunisiennes et magrébines associées aux PME françaises et européennes.
Puis il faut mettre en place une institution financière qui facilite la mobilité des capitaux et la sécurisation des investissements et du commerce (Cofacemaghrébine).
De plus, il faut ensemble préparer la transition énergétique et écologique de l’économie en créant une Communauté Méditerranéenne de l’Energie-CME,sur le modèle de la CECA créée en 1950 entre la France et l’Allemagne et élargie aux autres partenaires. Le réchauffement climatique sera cruel avec une augmentation de 2 voire3 degréset de fortes variations climatiques.
Enfin, il faut accepter l’extension des fonds structurels européens aux pays du Maghreb. Ces fonds ont fait leur preuve dans les PECO (voisinage Est), il faut maintenant les rendre disponiblesau voisinage Sud. Les grandes infrastructures (le TGV trans-magrébin, les ports en eau profonde, une compagnie aérienne maghrébine, la digitalisation, l’aménagement du territoire, l’urbanisme) permettront de changer la physionomie de ces pays et d’accélérer l’unification du Maghreb, comme le plan Marshalla accéléré l’unification de l’Europe.
En définitive, la préparation du Sommet (5+5), quels que soient les résultats du 24 juin, a été un succès. Le moment est venu de voir le Maghreb changer de statut : de voisin marginal avec une population jeune et bien formée, le Maghreb peut devenir un partenaire industriel et le laboratoire
d’une nouvelle approche écologique de l’habitat et de la mobilité. Nos populations convergent dans leurs aspirations comme le montrent les études de la fondation Anna Lindh.
Le Sommet doit être l’occasion de reconnaître le droit du Maghreb à s’industrialiser, de l’encourager et d’y participer, sinon ce sont les Chinois qui vont s’y installer pour produire et exporter vers l’Europe.
Jean-louis Guigou
(1) Aux dernières nouvelles, le sommet 5+5 (rassemblerait les 10 Ministres des Affaires Etrangères et non pas les Chefs d’Etat avec la présence de l’Allemagne, de l’Egypte et de la Commission Européenne. Le Sommet des Chefs d’Etats serait reporté après les élections Présidentielles en Tunisie, en Algérie et en Mauritanie
(2) Rapport Anna Lindh 2018 « Tendances interculturelles et changement social dans la région euro-méditerranéenne
(3)Jacques OuldAoudia et Khadija Mohsen-Finan « Jeunes du monde arabe, une rupture majeure dans l’histoire de leurs sociétés - « Je soutien Orient XXI du 21 mai 2019 »
(4) Le CEPII –Centre d’étude prospective et d’information internationale ;Carnets graphiques du 40ème anniversaire. L’économie mondiale dévoile ses courbes – Paris Avril 2018
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