Monji Ben Raies : L’intelligence artificielle, une révolution de l’intelligence
On parle de l’Intelligence Artificielle, comme de quelque chose d’innommable, une chose dont on ne doit pas prononcer le nom, comme un ‘’Lord Voldemort ‘’ numérique ; et il ressort de cette sensation comme une peur indicible, une crainte de l’irrévocable et de l’irrémédiable. Il est vrai que l'Intelligence Artificielle véhicule une promesse de disruption, sorte de rupture/mutation de l’ordre sociétal tout entier, des métiers du quotidien, des pratiques professionnelles, des schémas organisationnels et comportementaux, des phénomènes et interactions sociaux et il semblerait que notre monde ne soit pas prêt à l’assumer, encore moins notre pays. L’engouement pour cette tendance, occulte l’impératif urgent d’une réflexion méthodique, éthique et responsable que les entreprises et les sociétés devront tôt ou tard mener. L’Intelligence Artificielle n’est pas seulement technologique, c’est une révolution de l’intelligence humaine également, de l’intelligence tout court, qui s’avère beaucoup plus humaine, sociétale et culturelle, qu’informatique ou numérique.
Il en va de l’Intelligence Artificielle comme de tous les progrès accomplis par l’Homme ; ils se font à une vitesse telle, que l’on assiste généralement à un certain emballement de la machine. Mais Il est encore temps, voire indispensable et souhaitable, de mener une réflexion sereine et rationnelle, loin des enthousiasmes médiatiques exagérés ; de repérer les opportunités, tout autant que les risques et menaces, que peut apporter ou occasionner l’intelligence artificielle ; afin de rassurer les populations et citoyens, tout comme les employés et les cadres des métiers, et démystifier les représentations biaisées que peuvent créer l’imaginaire humain ainsi que les media. Nous nous dirigeons, bien plus, vers une intelligence humaine augmentée que vers une intelligence artificielle concurrençant l’Homme.
En tant que professionnels, il serait facile de se laisser entraîner dans le bruit médiatique et adhérer au clivage « travailleurs contre machines », mais cela reviendrait à oublier le rôle fondamental que les Hommes et les leaders sociaux joueront dans la construction de nouveaux lieux, de travail, de vie et d’activités, mieux adaptés au futur émergent. La seule façon de pouvoir agir, et non subir c’est de comprendre et anticiper les bouleversements inévitables et incontournables, actuels et à venir. Ces questions, qui passionnent de façon compréhensible les médias, nous paraissent cependant être l’arbre qui cache la forêt. Ce qui est en train de se produire, c’est avant tout une profonde transformation des modes d’organisations ; enthousiasmante à bien des égards, elle nécessite un accompagnement rapproché et soutenu du changement, mais dans laquelle la ‘’fin du travail’’ ne constitue en aucune manière le sujet prioritaire. Tout au contraire, c’est la nature et la qualité du travail de l’Homme, en coopération avec les machines, qui sont l’objet de réflexion et d’attention de la part de tous ceux qui ont la tâche d’accompagner les mutations en cours, au premier rang desquels les responsables sociaux, les leaders et les managers.
La Tunisie est en retard pour son rendez6vous avec la transformation digitale et l’avènement de la Société 4.0 ; pour preuves, les cités et les sites industriels ne sont pas intégralement couverts par le wifi, pour permettre l’intégration des technologies digitales dans les processus de fabrication et de contrôle et accueillir l’IoT. L’Objectif de l'usine du futur, l’industrie 4.0, serait de permettre de passer d’un pilotage quotidien, voire hebdomadaire, à un pilotage en temps réel du flux de production, pour simplifier le travail des opérateurs et, bien sûr, doper la productivité et la compétitivité. La transformation digitale a permis d’inventer la maintenance prédictive, pour éviter toute interruption du processus de gouvernance et de fabrication, c’est-à-dire que les objets dans les rues, comme les machines-outils dans les usines, connectés, sont capables de prévenir d’une panne avant qu’elle ne survienne. Mais le sujet des structures intelligentes est sensible, car faisant peur. On ne communique pas sur la question, mais les faits sont là, ces technologies aident à gagner en efficacité. Et, contrairement aux idées reçues, cela ne se fait pas forcément au détriment des emplois humains. Pour s’assurer que les citoyens et les salariés maîtrisent l’usage des technologies déployées, l’Etat doit encourager, subventionner et faciliter l’ouverture d’écoles de formation directe. Tous doivent bénéficier de formations optimisées grâce aux technologies numériques et digitales, réalités virtuelle et augmentée. Celles-ci devraient permettre par exemple de se familiariser avec les systèmes à disposition, à son rythme, en suivant un parcours personnalisé. Grâce à la réalité augmentée, les citoyens et opérateurs devraient pouvoir se former en conditions réelles à la détection d’anomalies et s’exercer aux règles de sécurité dans un une cité intégralement reconstituée en réalité virtuelle. Les robots en activité dans les usines ne remplaceront pas les personnes pas plus que les opérateurs humains si nous savons nous y prendre pour organiser rationnellement la transition dans le processus de transformation 4.0. Les robots et cobots de l’usine ne sont pas créés pour chasser les opérateurs. Ils viennent au contraire les soulager de certaines tâches répétitives et fastidieuses. La productivité et la performance ajoutée dans les systèmes organisés donnent, au contraire, des perspectives pour produire et pour embaucher encore davantage. Aussi devons-nous voir, la transformation digitale comme une manière de pérenniser l’emploi. En plus des opérateurs de production et des techniciens de maintenance, de nouveaux profils font leur apparition comme celui d’ingénieurs spécialistes de l’analyse de données ou encore, experts en intelligence artificielle ou Data-scientist.
Pour être en phase avec notre devenir industriel, nous devons mettre nos usines sur le chemin du 4.0. Il est indispensable de mettre en œuvre un processus de gestion de compétences, pour l'ère industrielle 4.0 et ne plus parler de poste/fonctions, mais plutôt de postes et de fonctions en faisant la distinction. Si nous avions un annuaire des métiers et une cartographie des compétences de l'usine 4.0, nous pourrions anticiper l'employabilité de demain, de ceux qui sont aptes à acquérir de nouvelles compétences, et, de mieux accompagner/orienter ceux qui deviendraient d’inéluctables inaptes, de manière à ne laisser personne au bord du chemin. Les bonnes solutions amènent toujours des résultats gagnants pour tout le monde. La transformation digitale est un mécanisme majeur dans la transformation du travail, pour plus de sécurité et moins de pathologies professionnelles. Une transformation digitale, bien préparée, peut conduire à des avancées différenciatrices, pour les entreprises et leurs salariés et non pas, forcément, au détriment de l'emploi, contrairement aux idées reçues. Mais il ne faut, sans doute, pas sous estimer la gouvernance du projet d'entreprise qui doit savoir allier, vision stratégique, gestion du capital humain et transformation digitale. Ces principes pourraient être les garanties d’une belle réussite sur le plan des Ressources Humaines, en termes, d'employabilité, de maitrise des technologies de l’information et de la communication par les opérateurs, d’intelligence artificielle, de formations personnalisées et de Qualité de Vie au Travail.
La collaboration Humain – machine requiert le développement de huit ‘’compétences de fusion’’ (Fusion Skills). Chacune de ces compétences renforce la fusion entre l’Humain et la machine pour améliorer les résultats d’un processus métier. Ce qui diffère des ères précédentes, c’est justement l’interaction Homme-Machine, en ce sens que la machine apprend de l’Homme et lui apprend d’elle, créant ainsi une symbiose, un cercle vertueux d’amélioration des processus. Parmi ces ‘’compétences de fusion’’, Quatre d’entre elles semblent particulièrement pertinentes.
- Réhumaniser le temps : La capacité à utiliser le temps disponible, pour des taches de socialisation, création, prise de décision ;
- Jugement : La capacité à décider d’une ligne de conduite, quand la machine est incertaine sur la tâche à effectuer ;
- L’Interrogation intelligente : Savoir quelle question poser à l’Intelligence Artificielle, avec différents niveaux d’abstraction, pour obtenir les réponses dont on a besoin ;
- L’Imagination permanente : La capacité à créer de nouveaux processus et de nouveaux modèles à partir de zéro, plutôt que de simplement en automatiser d’anciens (processus).
Cette dernière compétence, s’imprègne de l’essence même de la collaboration Homme - Machine. En effet, il serait totalement inutile d’insuffler de l’Intelligence à une machine si l’on devait copier nos anciens modes d’organisation du travail. L’Intelligence Artificielle nous offre l’opportunité pour tout réinventer, et nous devons nous servir de cette occasion. Mais les avancées technologiques sont aussi incertaines, trop rapides pour ne pas devenir obsolètes en quelques mois, et surtout peu intéressantes en tant que telles. Par contre, ce qui est passionnant, c’est comment l’Homme les utilise ; pour en faire quoi ? ; comment ? Les compétences humaines, les compétences émotionnelles doivent se développer en parallèle, car elles vont devenir centrales, et sans elles, l’Intelligence Artificielle n’aura aucun sens. Nous ne devons pas laisser les prédictions apocalyptiques nous submerger mais plutôt, nous former, pour nous faire une opinion. L’important est de comprendre ce qu’est véritablement l’Intelligence Artificielle et surtout ce qu’elle n’est pas ; de comprendre comment utiliser son Intelligence Humaine pour éviter les erreurs du sens commun, les idées préconçues et l’ignorance artificielle. En tant que leaders, il nous faut nous approprier l’utilisation de l’Intelligence Artificielle au sein de la Direction sociétale, afin d’être pilote sur les différents processus de gouvernance, décisions, performances, formations des compétences, et mobilité, et acteurs, face à la vague de l l’Intelligence Artificielle.
Cette époque est une école de la seconde chance, l'école d'Intelligence artificielle, à laquelle, en fait, tout le monde rêverait de participer. Pourquoi ? parce que nous sommes tous très intrigués, tant le projet de société qui se profile à l’horizon est complètement inédit, décalé, presque bizarre. Il faudra former à l'Intelligence artificielle des individus, éloignés de l'emploi, en transition, éloignés volontairement ou écartés du milieu de la technique. Des individus de tous les âges, c'est à dire des jeunes comme des vieux, de tous les secteurs de la société, mais surtout des femmes, lorsqu’on sait que le milieu n’en comprend qu’environ 15%. Et pourtant c’est ce que nous devrons faire, si nous voulons être sincères avec nous même et le monde, autant que visionnaires. Nous sommes portés par des valeurs personnelles fortes, mais aussi convaincus, que dans cet univers, l’avènement de l'Intelligence Artificielle ne se fera pas sans diversité. Mais aussi, de manière plus pragmatiquement sans doute, que le domaine se développe tellement vite, que les sociétés risquent de se retrouver rapidement face à une pénurie de main d'œuvre. Aussi, avant de fantasmer sur la fin du travail et sur la distribution d’un revenu universel, il faudrait d'abord s'intéresser aux emplois que l'Intelligence artificielle pourrait générer. La rumeur publique véhicule beaucoup de craintes autour de l'intelligence artificielle, certaines justifiées et d’autres non. Le danger ce ne sont pas les robots, mais perdre le contrôle sur la machine. Les robots ne sont que les bras armés des idées, même les plus folles, un simple levier pour régler des problèmes concrets. De l’avis des artisans de l'Intelligence Artificielle, il est certain que cette histoire de l’Homme avec la machine, que nous humains sommes en train d'écrire, ne peut que nous apporter le meilleur. Certainement pas la fin de l'emploi ou de l'humanité, comme nous l'entendons parfois, mais des solutions à des problèmes et des blocages sociétaux, qui nous sont insolubles aujourd'hui, et surtout une créativité infinie. Bien sûr à condition d'arrêter de penser l'humain comme une équation économétrique dans un business plan, mais comme une opportunité incroyable d'apporter de la valeur à tout projet sociétal.
Mais les décideurs, qu’ils soient politiques ou leaders d’entreprises, placent les mots ‘’Intelligence artificielle’’ dans toutes leurs représentations, oubliant souvent au passage, que l'Intelligence artificielle n'a aucun commune mesure avec l'intelligence humaine ; qu'elle n'a pas vocation à remplacer sa complexité ; qu'elle se programme et obéit. C'est dire, au fond, qu'elle est un instrument au service d'une vision, et en aucun cas la vision elle-même. Aussi, investir dans l'Intelligence artificielle sans vision sociale ou sociétale, c'est investir dans l'accélération de nos propres erreurs, et, par là, déclarer forfait dans la compétition du progrès, par excès de cynisme. C'est perpétuer un ordre dont plus personne ne veut. Depuis les années 70, les sociétés sont engoncées dans la crise du modèle économique élu et du système monétaire international, dont nous ne sommes jamais sortis, provoquée par les chocs systémiques du secteur de l’énergie ; crise absurde et sans avenir née de la pénurie des idées novatrices. Démocratiser l'intelligence artificielle, c'est remettre en marche la production d’idées et redynamiser l’inventivité, c’est donner au monde une chance d’adresser efficacement ses grands enjeux.
Nous faisons tous, de plus en plus, appel à l'intelligence artificielle et aux algorithmes, que ce soit au travers de nos ordinateurs, Ordiphones, moteurs de recherches (navigateurs), objets connectés (IoT). Aussi devenons-nous de plus en plus dépendants des technologies avancées et des nouvelles habitudes qu'ils permettent. Certains, plus paranoïaques, y voient un piège, d'autres, plus perspicaces peut-être, un formidable outil, mais très peu y voient un espoir de renouveau, de relance de la machine sociétale.
Une intelligence artificielle n’est qu’un artefact technologique capable de traiter une quantité énorme de données, de data appartenant à la Nuagique. De ce traitement sortent des projections, des modèles pertinents, du moins en partie. Mais qu'en est-il de la sensibilité humaine, de l’empathie des engagements conclus ? C'est ici que le rôle de l’humain prend tout son sens. Aucune machine actuelle ne peut capter nos attentes dans la mosaïque des sentiments et des ressentis humains. La plume d'oie, la machine à écrire ont été remplacées par des outils bien plus efficaces mais également plus virtuels, à la logique propre et parfois absconse. Nous abordons ici la question de l'éthique. Une question essentielle car, malheureusement on remarque trop souvent en société des formes de communications agressives et seulement orientées vers la pulsion de domination. Sans doute la société parvient-elle au bout de ce système d’organisation des phénomènes qu’elle encadre. Mais dans tous les cas, ces outils, insights, data, etc., doivent rester des éléments utiles, utilisables au service d'une stratégie humaniste envisagée sur le long terme, qui fidélise le citoyen et porte haut les valeurs sociétales qu'il représente et défend. L’humain crée le lien nécessaire, en utilisant avant tout son cerveau, son intuition, son expérience, ses connaissances, puis, au final, les outils digitaux, puis s'inspire des résultats proposés par les algorithmes qu’il humanise et enrichit.
Comme l’on dit, ‘’le trop est l’ennemi du bien’’. La technologie commence à trop envahir les champs de compétences humain pour le meilleur mais aussi parfois le pire (comme pour les applications militaires). Nous avons déjà l’exemple des robots-tueurs et certains envisagent déjà les robots-chefs d’entreprise, chefs d’Etat et décideurs. En 2017 une agence Japonaise présentait son robot "directeur créatif". Sans doute, dans la marche de l'histoire, aurons-nous à démontrer encore et toujours l'excellence, la finesse, la sensibilité d'un raisonnement humain. Au final, peut-être les futurs gouvernants utiliseront-ils les robots comme d'habiles collaborateurs, à moins que l'inverse n'arrive.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
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