Youssef Seddik: Dr Ezzedine Gueddiche, l’homme qui savait chuchoter aux âmes
Il y a 40 jours, Le 12 aout 2018, le Pr Ezzedine Gueddiche, nous quittait pour un monde meilleur. Le penseur Youssef Seddik qui l'avait connu lui rend hommage :
En 1956, le jeune Ezzedine, Hammametois et fils de l’imam de la cité, avait son bac en poche en même temps qu’il vivait ses premiers jours de Tunisien libéré du poids du colonialisme. Rares sont maintenant ceux qui savent ou imaginent que lors des épreuves de thème et version sous le regard examinateur de feu Farhat Dachraoui, il avait brillamment exécuté un devoir sur un poème d’al-Mutanabbi. Rares aussi sont ceux qui se souviennent encore que lui et son cousin, fraîchement bacheliers, avaient exigé comme cadeau pour ce succès un vélo flambant neuf pour chacun. Sur la selle et le guidon bien tenu, ils ont fait un aller-retour Hammamet-Djerba. Le jeune Ezzedine entamait ainsi un long parcours fait d’aventures et surtout d’épreuves.
A Genève, il a parcouru le cursus de médecine générale puis celui de la spécialité en neuropsychiatrie sous l’égide des plus illustres maîtres de renommée mondiale. Engagé dans l’armée au début de sa promotion universitaire, il a exercé à l’hôpital militaire d’el-Omrane comme médecin et formateur. Il prendra sa retraite sous le grade de colonel-major, juste après ce que les Tunisiens ont convenu d’appeler «le coup d’Etat médical». Il était en effet du nombre de la pléiade de médecins sommés par le général Ben Ali, le 7 novembre 1987, de donner la caution nécessaire à la destitution du «Combattant suprême». Ezzedine n’a pas manqué de rappeler alors, aussi bien à ses confrères qu’au donneur d’ordre, que l’autorisation du pouvoir judiciaire était indispensable afin que tous puissent rendre public un secret médical. Le Dr E.Gueddiche a bien payé le prix de son courage et de son impertinence : durant tout le règne de Zine el-Abidine Ben Ali, il n’a jamais eu le moindre légitime avancement, encore moins un privilège à l’instar de certains signataires du fameux document publié en manuscrit au matin du 7 novembre.
En 1972, je revenais d’une France soixante-huitarde avec la tête et les pensées encombrées de ces orages désirés qui voulaient bousculer toutes les valeurs du vieux monde. L’une de ces valeurs m’a rattrapé quand un jeune parent à moi a été visité par ce que les profanes appellent une «folie». Je voulais à tout prix éviter le recours à l’asile appelé Er-Razi. Personne ne m’écoutait et le jeune homme a été immédiatement livré aux camisoles chimiques de cet hôpital et souvent à l’électrochoc. Désespéré, j’ai cherché des alternatives pour sauver le jeune patient «accusé» de schizophrénie. Le Dr Esseddik Jeddi m’a indiqué son ami Ezzedine Gueddiche et nous nous sommes rencontrés. Après avoir écouté mon exposé sur l’état du jeune patient, son histoire familiale et son enlisement depuis un mois dans le néant asilaire, Dr Gueddiche a bien voulu intervenir. Il l’a arraché à l’unique institution spécialisée du pays pour le soigner en ambulatoire. La famille du patient lui restera reconnaissante et admirative lorsque très vite une mutation s’est opérée chez le jeune homme qui a repris ses études avec succès, entamé une carrière professionnelle, s’est marié plus tard et a fondé une famille.
La nature et les circonstances de cette rencontre ont fait qu’une solide amitié est née entre nous et s’est consolidée au fil des années sur fond de cette attitude critique face à la gestion de la « folie » en Tunisie et au Maghreb. Dès l’année 1979, nous nous sommes embarqués, Dr Essedik Jeddi, Ezzedine et moi, dans une longue aventure à la Don Quichotte contre la citadelle Er-Razi. Ezzedine à partir de sa pratique clinique à l’hôpital militaire, Dr Jeddi au cœur même d’Er-Razi dans le service Pinel qu’il dirigeait et moi comme collaborateur du quotidien La Presse. Pendant trois ans, interviews, analyses, reportages sur des pratiques nouvelles, implication de grands noms de la psychothérapie internationale tels que David Cooper, auteur de Mort de la famille (Editions du Seuil), ont popularisé la thématique de la maladie mentale et mis profondément dans l’embarras les gardiens de l’esprit asilaire. C’est à partir de ces années de grand tohu-bohu théorique et pratique médiatisé que non seulement le Tunisien ordinaire s’est familiarisé avec ces questions mais que de nombreux étudiants et disciples des docteurs Gueddiche et Jeddi ont pris des sentiers nouveaux et surtout hautement critiques à l’endroit des pratiques anciennes.
Son étoffe de grand médecin ausculteur des âmes était tissée par sa solide formation bien sûr, par des lectures assidues et attentives d’ouvrages spécialisés, d’essais et de littérature, mais aussi par une qualité rarissime que nul ne peut découvrir tant qu’il n’a pas accès à ses confidences et sa proximité: une endurance silencieuse et parfois souriante face à toutes les épreuves tragiques qu’il a traversées. Il lui arrivait rarement de les partager avec ses amis les plus proches et son cousin de la toute première épreuve du vélo, comme des profanes confessions. La plus lancinante est celle de la disparition de son fils Kamel.
Au milieu de quelques amis, Ezzedine se laissait aller à la dérision et à l’autodérision toujours avec cet humour qui lui était particulier. Il renvoyait par une chiquenaude les poncifs, les sottisiers et les idées toutes faites. Quand ces petites assemblées autour d’une table gourmande ne lui apportaient plus rien face à ses fardeaux professionnels et à ses peines trop intimes, il prenait le large en habile marin amateur pour se retrouver seul dans la plaine non labourable. Il est peut-être maintenant là quelque part dans un dialogue muet avec les chuintements des écumes. Paix à ce qu’il est devenu..
Youssef Seddik
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