Hélé Béji: en hommage aux Tunisiennes, des extraits d«’Une force qui demeure» (Arléa, Paris, 2006)
En 2006, l'écrivaine tunisienne, Hélé Béji avait publié un livre intitulé «Une Force qui demeure», en hommage à nos femmes, inspiré par ses parentes, tantes, cousines, grands-mères, amies et «toutes celles qui portent en elles le génie social de la tradition». Elle l’avait dédié à sa tante Neïla décédée récemment. «Elle était douée au plus haut point et m'a inspiré sans le savoir beaucoup de passages», nous a confié Hélé Béji.
Nous en reproduisons quelques extraits :
(…) Combien de souvenirs ici pourrais-je invoquer ! Visages disparus, comme vous m’êtes chers ! Visages animés de la féminité ! La confiance baigne vos traits, et votre compagnie me fait renouer sans réserve avec la condition humaine. Avec vous je retrouve ma bonne humeur. Votre drôlerie vient à bout des contrariétés de l’existence, elle nous sauve du désespoir au moment où nous sommes prêts d’y succomber. Vous transformez les choses domestiques en une matière inaltérée. Il y a dans votre passion de l’ordre, du rangement, un équilibre joyeux dont on se rassasie pour les jours d’angoisse. La tempête du cœur s’y dissipe. Vous détenez l’art de la parole où vous vous exaltez par votre amour irrésistible de la compagnie. Vous veillez sur le cycle des sommeils, des veilles et des repas ; vous pensez aux moindres détails ; chaque chose grâce à vous prend sa place à la maison. Vous convoquez contre la mélancolie et le découragement l’énergie infatigable de votre hospitalité. Vous me remplissez d’une douce insouciance. Vous dispensez le baume de votre esprit invaincu, votre tempérament donne à la réalité l’empreinte de votre génie. La réalité est votre œuvre. Vous vous en emparez à pleines mains et vous disposez à votre fantaisie tous les ingrédients indispensables à la plénitude de la vie. »
(…)
« Pour illustrer mon propos, voici une des scènes de la tradition où les femmes jouent un rôle particulièrement intense, un des moments où se révèle à nous, presque fortuitement, l’originalité de leur force morale. Un jour que je devais accomplir, comme cela se fait de temps en temps, une visite de condoléances à des amis qui avaient perdu un parent, je m’y rendais un peu contre mon gré, avec ce malaise qui tient de la peur de la mort, mais aussi de celle d’affronter les visages que vous êtes impuissants à consoler quand le deuil vient de les saisir d’effroi. Vous vous sentez, vous ne savez pourquoi, coupables d’être vivants, comme si votre vie était un privilège déplacé devant la peine d’autrui. Mais c’est dans de telles situations que nous avons le loisir d’observer ce que les femmes sont capables de faire des usages sociaux, et comment le drame de la mort s’entrelace chez elles à la comédie stupéfiante de la vie.
Comme le veut la tradition musulmane, dès qu’on entre on s’assoit du côté des femmes, séparées des hommes, sur des rangs de chaises alignées comme au spectacle. Si l’on arrive un peu tard on ne trouve pas une seule place, comme si le vide de la mort se remplissait d’une foule de peines rassemblées par la bienséance. La curiosité des regards que les femmes se jettent les unes aux autres est sans cesse combattue par la figure de circonstance qu’il convient de montrer, tandis que montent les accents du chœur funèbre installé dans le vestibule d’où l’on croirait entendre la voix grave du défunt retentir d’outre-tombe.
A voir le tableau qu’elles forment, si vivant, si varié, si humain, je me demande si la mort n’est pas survenue pour permettre à toutes ces femmes, malgré leurs airs abattus et chagrinés, le loisir chuchotant et parfumé de faire antichambre devant l’éternité, qu’elles surveillent de leurs yeux insondables et commentent de leurs apartés. Elles ne sont pas vêtues de noir, mais de couleurs neutres d’où le rouge est banni ; les plus conventionnelles résistent à la tentation du maquillage, mais certaines n’ont pu contenir leurs désirs de toilette et entrent parées comme pour une fête, trop coquettes pour supporter la sévérité du malheur. Un coup d’œil furtif ici et là, à la recherche de quelque connaissance ; un soupir compatissant pour la famille du mort, effondrée sur un canapé ; un sourire timide qui n’outrepasse pas la bienséance (la mort seule a le droit de ricaner !) ; une phrase émue, un geste consolant, un visage résigné pour un cœur qui ne l’est pas ; tout cela me les rend très humaines, dans leur goût de vivre que la peur du néant n’a pas réussi à glacer, au milieu de la tiède assemblée de leurs souffles mêlés ! Même si elles ne peuvent plus se contempler dans les miroirs recouverts de draps blancs, comme des fragments suspendus de l’invisible, la mort ne parvient pas à les désincarner. Elles se dévisagent entre elles, comme surprises de se retrouver après le purgatoire, et les sentiments de peur et de pitié qu’elles éprouvent pour elles-mêmes à cet instant se confondent avec le souvenir du défunt dont elles font chacune à leur manière l’éloge posthume : « Hélas ! les meilleurs ne restent pas ! Ils s’en vont trop vite ! » Comme si la mort était une récompense pour la vertu, et la vie un châtiment pour le vice. Ou encore : « C’était son destin ! Son heure a sonné ! On ne peut rien y faire ! » On croirait entendre le Destin en personne sorti de leur bouche pour tremper votre cœur dans l’amère résignation. Puis elles s’abîment dans un long silence.
L’heure passe. On s’attarde. Au bout d’un moment on se détend. Les cœurs se desserrent, les nerfs se relâchent, les idées noires s’estompent, la mélancolie s’adoucit ; les chuchotements s’animent, les conversations s’échauffent, les histoires circulent, se répandent ; on se confie, on se raconte, on tend l’oreille, on s’étonne, on s’ébahit et, soudain, sans plus de retenue, on s’oublie et on rit ! Le rigide théâtre du deuil se défait gracieusement et la vie reprend le dessus dans le désordre des coulisses où palpite le roman d’une intrigue d’amour. Derrière les éventails qui remuent l’air, après que l’angoisse, la chaleur et l’inaction ont assoiffé les cœurs, on goûte en souriant au breuvage des passions, quand une minute avant, on avait bu avec une grimace le philtre amer du trépas.
Quel soulagement ! Après la pompe du deuil, la vie revient avec une nécessité plus impérieuse, une fatalité plus implacable que la mort ! C’est comme une brise fraîche qui chasse larmes et pâleurs. Plus de cendres froides dans les yeux qui brillent. Les mains s’agitent, les poitrines se soulèvent, les langues se délient, le grand souffle de la Nature rehausse les couleurs de la chair que le malheur avait éteintes. Et ce ne sont plus que poses nonchalantes, mèches voluptueuses, cous nus, jambes moulées, démarches lentes, yeux en coulisses, rires insolents, secrets clandestins. C’est le piaffement de la vie qui renaît au fond du cérémonial de la mort et secoue l’atmosphère de sa beauté sauvage. Et c’est la vie qui, à travers ces femmes, a voulu que la mort ne fût finalement que la résurrection des vivants, la lumière de leurs visages captivés, et la volupté de leurs corps que la tragédie a magnifiés. En partant, je salue une dernière fois la famille endeuillée, déjà moins douloureuse, moi-même je les quitte plus légère et je me dis, dans la dissipation de mon angoisse : « Voilà comment les femmes peuvent transformer une pénible rituel en une leçon d’amour ! »
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