"Une fille de Kairouan" de Hafidha Latta ou l'histoire d'une femme révoltée cherchant à s'accomplir
Hafidha Latta née Ben Rejeb, cette kairouannaise septuagénaire, a eu une existence singulière comparée à celle de la plupart de ses compatriotes de sa génération. Son enfance, elle l'a passée entre sa ville natale et Sousse où travaillait son père.
Petite-fille d'un fin lettré, Salah Souissi (1871-1941), Hafidha recevra une éducation dans une Tunisie nouvellement indépendante. Après avoir été secrétaire du ministre des Affaires culturelles de l'époque, M Chedli Klibi, elle suivra celui qu'elle épousera, un diplomate écossais. Ce fut le début d'une vie passionnante, au contact d'autres cultures, où s'enchaînaient les voyages et les rencontres.
Avec son mari, elle vivra dans six pays. Ils auront des enfants et des petits-enfants. Pour une retraite paisible, ils éliront domicile dans l'un de ces villages pittoresques des côtes espagnoles. Son étude de l'Espagnol lui permettra de réussir son immersion dans la vie et la culture du pays de Cervantes.
Mais c'est en Anglais, langue qu'elle maîtrise bien, qu'elle a choisi de raconter sa vie, son histoire dans un livre intitulé "Une fille de Kairouan" (Daughter of Kairouan).
C'est à l'initiative de Mme Soukeina Bouraoui, directeur général du Centre de la femme arabe pour la formation et la recherche CAWTAR que Hafidha Latta a présenté ,mercredi après-midi, son livre, en présence de l'ambassadeur d'Espagne à Tunis et de nombre d'invités: des diplomates, des universitaires, des hommes et des femmes de lettres ainsi que des amis.
Le professeur universitaire Mohamed Kerrou a, dans son intervention, évoqué l'œuvre de Salah Souissi, auteur du premier roman tunisien et d'un "Guide de Kairouan", et connu surtout pour son talent poétique. Cette évocation tenait lieu d'hommage à celle qui a su honorer la mémoire de son grand--père. Quant à Soukeina Bouraoui, elle a salué l'histoire "extraordinaire" de cette femme tunisienne.
Révolte et propension à s'accomplir
Maîtrisant l'art de la diction, Hafidha Latta a su communiquer à l'assistance sa vive émotion. Elle égrène les séquences d'une vie, intense, mouvementée, où la révolte côtoyait la propension à s'accomplir , donnant, parfois, lecture d'extraits de son livre.
"Une fille de Kairouan" c’est ce que je suis et c’est aussi le titre de mon autobiographie. Même si j’ai quitté Kairouan il y a 55 ans et la Tunisie 5 ans plus tard, j’ai emporté avec moi beaucoup de ma ville d’origine partout dans le monde. J’ai eu la chance de compter parmi les premières tunisiennes à avoir bénéficié d’une éducation gratuite et d’une bourse substantielle. C’est pourquoi je parle avec affection et respect de la Tunisie de mon enfance, et surtout des trois femmes qui m’ont élevée : ma grand-mère Rekaya qui s’est appliquée à m’inculquer les comportements qui sont les miens, ma mère Chérifa qui a consacré ses jeunes années à ses enfants, et ma merveilleuse tante Moufida qui m’a initiée au monde du savoir, et qui trouvait lieu de se réjouir même dans l’adversité. Toutes trois m’ont accompagnée jusqu’aux abords de l’âge adulte, et mon livre est dédié à leur mémoire. Ma vie, comme toutes les autres, a connu des moments lumineux et des moments sombres, et j’ai essayé de tirer l’enseignement des uns et des autres. J’espère que le livre qui en a résulté célèbre et reflète ce passé tout à la fois." dit- elle.
Un livre destiné à des lecteurs anglophones
Hafidha Latta précise d'emblée que ce livre a été écrit pour des lecteurs anglophones, et que l’intention était moins de livrer un message politique que de donner une illustration de ses valeurs.
Pourquoi -a-t -elle voulu écrire ce livre? A cette question elle répond : " tout d’abord parce que nous pouvons tous apprendre quelque chose de l’histoire. Bien sûr, il y a toujours des choses que nous aimerions oublier et d’autres que nous voudrions mettre en lumière. En fait, ni les unes ni les autres ne doivent être oubliées ou négligées, sinon nous ne pourrons pas tirer les leçons de notre expérience. La seconde raison est que je voulais dire haut et fort que je suis tunisienne par essence, avec tout ce que cela a de bon et de moins bon. Bien sûr j’ai beaucoup appris d’autres pays, mais mon premier maître a été ma famille tunisienne, cela ne suscite en moi ni honte ni orgueil. Un lieu de naissance est un fait historique, ce n’est pas un choix. J’ai voulu donner le compte rendu de ma vie en tant que Tunisienne désireuse de se lier d’amitié avec des personnes d’origines ethniques diverses et d’apprendre d’eux. La troisième raison est que j’ai promis à ma mère sur son lit de mort que je raconterais sa vie. Mais la publication de mon livre coïncidait avec nos noces d’or, et j’ai pensé qu’il était temps de raconter ma propre vie à mes enfants et petits-enfants".
De kairouan à la terre promise
S'agissant des messages contenus dans ce livre, Hafidha Latta indique qu'il se compose de quatre parties égales:
- Genèse : raconte son enfance à Kairouan et les valeurs qui étaient celles des trois femmes de sa vie à l’époque.
- Exode I décrit son départ pour Tunis à l’âge de 18 ans, pour y faire ses études supérieures et accéder au monde du travail.
- Exode II parle de son mariage et des voyages au cours desquels elle a aidé son mari dans son travail de représentant de l’éducation et de la culture britanniques.
- La Terre promise : décrit la retraite en Espagne, l’immersion dans la vie d’un village espagnol et l’étude de cette langue.
Comment-a-t-elle vécu l'attentat terroriste de Sousse?
D'une voix enrouée par l'émotion, Hafidha Latta évoque l'attentat terrorisme de Sousse qu'elle a vécu comme un profond traumatisme en lisant les passages y afférents:
Page 334 : Lorsque le 26 juin 2015, un terroriste solitaire a tué trente-huit personnes et en a blessé soixante-dix-sept dans une folle équipée sur une plage près de Sousse, ma vie et celle de ma famille tunisienne a changé de manière irréversible. Parmi ceux qui avaient perdu la vie, trente étaient des touristes britanniques venus en voyage organisé pour leurs vacances. Bien évidemment, ils étaient totalement innocents des circonstances de leur décès. Certains étaient des enfants. Ils ont payé un prix inacceptable pour une mauvaise évaluation du risque, des retards et des erreurs de jugement qui accompagnent immanquablement des événements de ce type. Les familles des victimes et les survivants méritent d’entendre la sympathie et la consternation du monde.
Les attaques terroristes sont déclenchées dans le but de miner la confiance existant entre des groupes humains ; c’est pourquoi elles laissent derrière elles un sentiment encore plus grand de perte, de culpabilité et de destruction. Les gens comme moi, qui soutiennent que des contacts humains plus grands peuvent tout stabiliser, paraissent et se sentent peu convaincants. La ville de Sousse continue à tenter de s’adapter à la baisse considérable de son industrie touristique. Les familles sont confrontées à des clivages internes qui les divisent. La confiance dans les services publics, qui n’est jamais très grande dans les pays du tiers monde, met longtemps à se reconstruire.
Depuis, je suis retournée à Sousse pour des raisons familiales pressantes. J’ai visité le site de la maison où j’ai vécu quand je n’étais qu’un bébé, à quelque cinq kilomètres du lieu de l’attentat. C’était là que j’avais senti pour la première fois le contact du sable entre mes orteils et le contact de l’eau dans la mer. L’endroit où j’avais failli me noyer dans un tourbillon était également à proximité. J’avais l’impression de visiter l’écorce calcinée de ma jeunesse. Je m’en voulais d’avoir emmené là ma jeune famille en vacances d’été. Le massacre de juin 2015 était un déni de tout ce qui avait le plus de valeur dans ma vie.
Page 335 : Il fut un temps où, lorsque je disais que j’étais tunisienne, les gens me souriaient, se rappelant des vacances ensoleillées au bord de la mer, m’indiquant que j’appartenais au village planétaire. Maintenant je m’obstine à dire que je suis tunisienne, mais souvent je vois passer un nuage sur le visage de ceux qui m’écoutent. C’est une chose qui me perturbe, mais je ne peux renoncer à une composante aussi importante de mon identité. Pour restaurer la confiance dans le monde, il est nécessaire d’amener les gens à changer d’avis sur les autres.
Après cette date, j’ai connu une période de dépression. Ce que j’avais fait durant toute ma vie, c’est-à-dire jeter des ponts entre le Moyen-Orient et l’Occident, m’apparaissait comme un antidote inefficace contre le terrorisme. Ne m’étais-je pas employée depuis 1975 à rapprocher les communautés chrétienne et musulmane ? Mais les forces mobilisées pour détruire l’ordre public semblent si déterminés et le coût de la sauvegarde contre des attaques imprévues si élevé que l’on se sent impuissant. Plus je suis revenue à l’idée que la résistance de l’individu à la peur et à la haine que le terrorisme entend semer joue un rôle essentiel dans la lutte contre ces instincts meurtriers. C’est important de rester vigilant.
Abdelhafidh Harguem
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