Lettre II d’Ibn Khaldun au peuple de l’Ifriqiya
Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux.
Je vous salue mes chers compatriotes, que la paix soit avec vous. Qu’Allah bénisse les martyrs de l’Ifriqiya de tous les temps. Je reviens vers vous parce que je sens la nécessité de le faire. Parce que je sens que la sagesse, la tempérance et la sincérité ne sont pas toujours présentes dans l’esprit d’un bon nombre d’entre vous, ni dans celui de certains de vos meneurs ou dans celui de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir.
Aujourd’hui, vous vivez des moments très forts, des moments fatidiques qui interpellent tant les penseurs et en particulier les historiens parce que leur métier consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à connaître à fond le pourquoi et le comment des évènements. Parce qu’ils perçoivent mieux que d’autres la portée et l’impact des évènements annonciateurs. Vous êtes tous concernés par les changements qui vont se produire. Des choix s’offrent à vous et vous n’avez pas tous l’aptitude à séparer le bon grain de l’ivraie. A démêler le vrai du faux, dans les propos et les actes des uns et des autres. Ne soyez pas dupes. On peut chercher à embrouiller votre discernement par des contrevérités ou encore à vous amadouer par une montagne de promesses. Moi je vous dis qu’il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison et que nul ne résiste à la force de la vérité.
Je constate qu’au bout de sept ans, la désillusion et l’affliction gagnent vos cœurs. Un bon nombre d’entre vous a du mal à subvenir à ses besoins de première nécessité. Votre capacité à nourrir et à entretenir convenablement votre famille s’affaiblit d’une année à l’autre. La prospérité que vous attendiez tarde à venir. Vous observez autour de vous et vous constatez que seuls les riches continuent à s’enrichir. Que des arrivistes de plus en plus nombreux, en réalisant des gains illégaux dans l’exercice d’une charge étatique, ou en faisant de la contrebande, ou encore en trafiquant des produits prohibés et ravageurs pour la santé de surcroît, s’enrichissent à leur tour et vous narguent ostensiblement avec l’opulence de leurs demeures et l’extravagance de leurs dépenses. Que ceux que vous avez chassés grâce à votre lutte héroïque reviennent et se repositionnent dans toutes les instances de l’état. Et, ils font en sorte de vous inculquer chaque jour par le biais de leurs ténors de la politique et même de la littérature que votre soulèvement d’il y a sept ans, n’a aucun sens, que vous avez été manipulés à votre insu par des puissances occultes, que vos revendications sont irréalistes, que en manifestant votre colère, vous empêchez le gouvernement de veiller opportunément sur vous, que vous êtes paresseux au travail, que vous êtes la cause de la régression de la production, de l’insalubrité, du délabrement et de l’insécurité de vos villes, de vos hôpitaux, de vos routes, de vos écoles...
En fait, ils le font ainsi inlassablement et de façon tellement soutenue, que beaucoup d’entre vous sont pris au piège de leur manigance. Vous perdez la foi dans ce que vous avez accompli de plus glorieux et en désespoir de cause vous souhaitez parfois le retour de vos oppresseurs d’hier. Beaucoup d’entre vous se sont inscrits eux aussi à leur petite échelle, dans le système de la corruption et de la débrouille pour régler égoïstement leurs affaires personnelles : échange de dessous-de-table, constructions anarchiques ou sur les terrains publics, occupation par effraction de maisons appartenant à d’autres, exercice du commerce en dehors des marchés organisés et ainsi de suite. En résumé vous vivez dans un désordre profond partout où vous allez. Mais il y a plus grave encore, le désordre touche aussi les esprits. On va jusqu’à railler et insulter ouvertement les actes et la mémoire de ceux qui se sont sacrifiés pour la cause de notre pays. On devient insensibles face par exemple, à la tragédie de cette pauvre mère de trois enfants de Sejnane qui s’immola par le feu parce que son mari est impotent, parce que sa dignité ne lui permet pas de vendre son corps, parce que l’état ne lui accorde pas la pension qu’elle mérite, parce qu’elle a atteint ce fond de la misère au-delà duquel nul ne peut supporter de continuer à vivre.
Des centaines de milliers de jeunes en âge de travailler et de fonder une famille sont en chômage. Désemparés, vulnérabilisés, ils déambulent de par les rues. Beaucoup d’entre eux affectés par le désespoir, s’enlisent dans la criminalité ou s’égarent dans des doctrines ténébreuses qui les poussent à prendre les armes et à répandre le sang de leur propre clan. A présent, vous vous lassez de la politique et des politiciens. Vous doutez de la crédibilité de vos gouverneurs. Vous baissez les bras et votre voix ne se fait plus entendre devant celle arrogante, des corrompus de tous bords. Or vous avez tort, car avec un tel comportement vous abandonnez étourdiment vos affaires à d’autres et vous leur laissez le champ libre de décider et d’agir à votre place et contre vous peut-être. Quand un peuple perd le contrôle de ses propres affaires, est réduit comme en esclavage et devient un instrument aux mains d’autrui, l’apathie le submerge. Il perd, peu à peu espoir.
L’histoire politique et la pensée philosophique islamiques constituent un trésor de très grande valeur. Ceux qui ont les moyens intellectuels d’y accéder peuvent, s’ils sont bienveillants envers leur peuple, y puiser des réponses utiles et convaincantes aux épineuses questions sociales et économiques de leur temps. Ils peuvent aussi examiner et analyser les expériences des prédécesseurs afin de se servir à bon escient de leurs réussites ou de tirer les leçons tant que faire se peut de leurs erreurs et leurs échecs afin de s’en prémunir et d’éviter de tomber dans des traquenards déroutants. C’est un sujet tellement vaste que je recommande comme solution pour sortir de la profonde crise de notre pays de lutter en priorité contre la pauvreté et la corruption.
Depuis la nuit des temps ces deux fléaux existent. Ils touchent toutes les sociétés humaines. Et comme tout le monde le sait, il y a bien une relation de cause à effet entre les deux. La corruption enrichit frauduleusement les uns aux dépends de tous les autres. Ces derniers en payent par conséquent les frais. Leurs moyens de subsistance diminuent. Les recettes fiscales diminuent. L’état se confronte alors à l’insuffisance de ses ressources financières et devient impuissant et inefficient dans la gestion des besoins impérieux du peuple. Il se met à s’endetter au point de ne plus pouvoir honorer ses engagements sans continuer à s’enfoncer davantage dans les dettes. Et paradoxalement, pour renflouer ses caisses, l’état n’hésite pas alors à augmenter les taxes sur les produits de consommation et les impôts de ceux qui vivent dans le droit chemin et dont les revenus sont bien connus par les percepteurs. Il en résulte une cherté excessive de la vie. Ainsi, les impôts augmentent régulièrement…Plus tard, l’impôt dépasse les limites de l’équité. Du coup, le peuple perd toute disposition pour le développement…Le résultat est une baisse générale du revenu national, conséquence de la diminution des contributions directes. Alors que les affaires des corrompus non concernées par le fisc prospèrent. Moi je vous dis que c’est une bien grave erreur de ne pas les combattre avec toute l’énergie requise et sans tolérance aucune. Car la corruption génère le désordre.
Parfois, le fisc prétend se tirer d’affaire en augmentant le taux des impôts, jusqu’au moment où la limite du possible est atteinte : le coût de l’agriculture est trop élevé, les impôts sont trop lourds et tout espoir de gain demeure théorique. En conséquence, le revenu national continue à décroître et les impôts à augmenter, dans l’espoir que ceci compensera cela. Il faut savoir que cette politique fiscale peut être lourde de conséquences.
Qu’Allah bénisse toujours notre pays.
* Une Lettre I d’ibn Khaldun au peuple de l’Ifriqiya parue dans le journal La Presse le 12/3/2012
** en italique extraits de al-Muqaddima, Discours sur l’Histoire Universelle, traduction Vincent Monteil, 1968.
Adnan Louhichi
Archéologue, chercheur à
l'Institut National du Patrimoine
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Inb Khaldoun a ausi dit ceci: "Quand un peuple est submergé par l'imposition, l'Etat est au bord de l'implosion"...