Mohamed Jaoua : Fête de la science …oui, mais faites de la science!
Il y a six cents ans, Ibn Khaldoun pouvait écrire dans la Muqaddima que « nul ne peut comprendre les mathématiques s’il ne maîtrise l’arabe ». Et il avait raison : Leonardo Fibonacci avait ainsi dû, deux siècles plus tôt, faire le voyage de Béjaïa,où son père était consul de la république de Gênes,pour y apprendre auprès des marchands arabes la numération décimale de position. C’était une époque où l’Europe, encore plongée au Moyen âge, ne connaissait que les chiffres romains. Lesquels ne pouvaient que représenter les nombres et en aucun cas servir au calcul. Fibonacci, également connu sous le nom de Leonardo da Pisa, rapportera de son séjour au Maghreb cette numération qu’il fera connaître dans son « Liber abaci », ou livre des abaques. Un ouvrage qui contribua, dans un registre certes moins populaire que celui de Michelangelo et de l’autre Leonardo - da Vinci - mais tout aussi essentiel pour la libération de la pensée, à la renaissance intellectuelle et culturelle de l’Europe, en y faisant prévaloir la raison sur le dogme.
Les siècles qui nous séparent de cette époque ont été terribles pour les peuples et la science arabes. Et la nostalgie de nos années de gloire, comme la célébration des temps bénis où la science parlait arabe, ne suffiront pas à lesfaire revenir. Certes, célébrer la science est éminemment utile pour sensibiliser les jeunes à son importance et la réhabiliter à leurs yeux. Mais aussi et surtout pour nous faire retrouver le chemin du développement intellectuel et culturel, sans lequel il n’est pas de développement économique. En redevenant des acteurs et pas seulement des consommateurs de la science, en contribuant à sa production et à sa diffusion. Car pour que celle-ci reparle un jour arabe, si c’est là notre objectif, il faudrait que les scientifiques du monde entier y soient contraints par le fait que les scientifiques arabes auront repris une place de choix dans la production scientifique. Comme ils n’ont aujourd’hui pas d’autre choix que de parler anglais, après que le français, le latin, l’arabe et le grec eurent tour à tour été leur langue universelle de communication.
Facile à dire, rétorqueront les sceptiques et les blasés. Pourtant, l’histoire offre aujourd’hui une rare « deuxième chance » à ceux qui, comme nous, ont raté le coche des premières révolutions industrielles.Car la prépondérance bâtie sur des appareils de production et des savoir-faire hérités de ces révolutions a fait son temps. Les avantages compétitifs de la nouvelle économie mondialisée de la connaissance reposent désormais sur la capacité de modéliser et de calculer ainsi que dans celle de recueillir et de gérer les quantités impressionnantes de données qui sont le nouvel or noir de cette économie. Une capacité qui s’appuie, bien davantage que sur les ordinateurs devenus accessibles à tout un chacun, sur la matière grise qui crée les algorithmes de calcul et transforme ce faisant ces machines en instruments d’innovation et de domination sans pareils.
Algorithmes … le mot nous vient du latin Algorizmus, nom dont les moines copistes- qui avaient commencéau XIIème siècle àtraduireen latin les manuscrits arabes -et jusqu’aux noms propres de leurs auteurs- avaient affublé Al Khawarizmi. Auteur au IXème siècle d’un « Kitab al jabr wa lmuqabala » recensant les méthodes systématiques de résolution des équations algébriques, son nom fut naturellement donné aux procédés consistant à résoudre un problème grâce à une séquence finie d’opérations répétée autant que de besoin. Ces procédés – les algorithmes – trouveront leur heure de gloire avec l’apparition des calculateurs, capables d’exécuter à une vitesse de plus en plus vertigineuse ces suites d’opérations.
Saurons-nous redevenir les dignes héritiers d’Al Khawarizmi ? L’histoire nous a certes repassé le plat, mais peut-être ne s’agit-il que d’un plat de fèves servi aux édentés de la science que nous sommes devenus ? Je veux évoquer ici – pour lui rendre hommage - la mémoire de notre mathématicien d’exception trop tôt disparu Abbas Bahri, qui croyait dur comme fer que qu’il nous reviendrait bientôt – qu’il nous revient déjà – de reconstruire le monde. Ou à tout le moins moins de prendre notre part dans sa reconstruction, de quitter l’ombre de l’histoire pour sa lumière.
Car nous en avons les moyens, à commencer par le plus important d’entre eux, cette jeunesse éduquée qui constitue le legs le plus précieux de nos soixante années d’indépendance. On en parle aujourd’hui comme s’il s’agissait d’un fardeau, d’une malédiction dont le chômage, l’exode et le malheur seraient les seuls horizons. Alors qu’elle constitue notre planche de salut, pour peu qu’on sache l’orienter sur la voie de la science et de la raison.
La science des données, l’intelligence artificielle, les machines apprenantes sont en effet à nos portes, elles sont déjà parmi nous. Leur maîtrise repose sur des compétences mathématiques et informatiques que notre pays a su, mieux que d’autres, développer. Laisserons-nous néanmoins cette nouvelle révolution se faire sans nous, en laissant une fois de plus partir nos enfants vers des pays qui reconnaissent leur valeur, faute d’avoir pula discerner nous-mêmeset en tirer parti? Les pays industriels ont besoin de quantités d’intelligences, et de pléthores de jeunes qui en soient pourvus pour les éduquer à ces nouveaux métiers qui remplacent à marche forcée ceux du XXème siècle. Nous disposons quant à nous de cette jeunesse, et d’un appareil éducatif qui – malgré ses nombreux défauts – reste opérationnel pour la former,et qui peut le devenir davantage. Oserons-nous revendiquer et occuper notre place au soleil de ce nouveau monde?
Pour cela, il n’est nul besoin d’un appareil industriel puissant. Seulement d’une vision, et d’une stratégie. Une stratégie qui mise tout sur la science depuis la maternelle jusqu’à l’université. Une stratégie dont l’ordonnateur serait un grand Ministère englobant la totalité du champ de l’éducation et les sciences, à l’image de celui du visionnaire Mohamed Charfi, pour en orchestrer la partition. Recréons donc ce Ministère pour en faire l’arme de notre reconquête du savoir et de la science,le centre nerveux du pays et le moteur de sa nouvelle économie. Donnons-nous les moyens de repenser l’éducation de nos enfants, de la réorienter vers la science qui enfante la culture et la technologie, et non vers la technologie qui – seule - ne génère que dépendance consumériste et obscurantisme de la pensée. Ne laissons pas assassiner les milliers de petits Khawarizmi dont notre pays regorge, en laissant partir au loin les quelques-rescapés, donnons à tous la chance et les moyens de le servir !
« Mais le pays est en crise, sa monnaie ne vaut plus rien, il n’aura bientôt même plus de quoi payer les salaires de ses fonctionnaires, et vous parlez de reconstruire le monde ? », objecteront les éternels vaincus de l’histoire. Eh bien oui Messieurs,et l’exemple de l’Estonie post-soviétique - qui connaît depuis 25 ans un développement économique remarquable basé sur les nouvelles technologies - est là pour nous rappeler que c’est en période de crise et le dos au mur que s’opèrent les refondations salvatrices. Pour nous, c’est maintenant ou jamais. Demain,quand les cartes de la nouvelle donne auront fini d’être redistribuées, il sera trop tard, et sans doute pour très longtemps.
Mohamed Jaoua
Mathématicien, Directeur d’Esprit School of Business
Dans le cadre de la Fête de la Science (10-15 novembre 2017), l’auteur donnera lundi 13 novembre à 16H une conférence au CNTE (Centre National des Technologies en Education) sur le thème « Des mathématiques en Tunisie, pourquoi faire ? ». Et il accueillera mardi 14 novembre à Esprit School of Business M. Nabil Belaam, président d’Emrhod Consulting, pour faire connaître les résultats de sa grande enquête nationale sur « Les tunisiens et la science ».
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En tant que mathématicien, je peux assurer que la Tunisie a les moyens de prendre part à cette révolution technologique, grâce à l'école mathématique créée par Mohamed Jaoua en Tunisie.
Une bouffée d’oxygène dans un marasme étouffant. Mais attention ! « La technologie sans la Culture ne génère que dépendance consumériste et obscurantisme de la pensée » (Mohamed Jaoua).... Rabelais le disait autrement: « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».
Excellent article. L’auteur pose deux questions à la fois pertinentes et audacieuses : « Saurons-nous redevenir les dignes héritiers d’Al Khawarizmi ? » et « oserons-nous revendiquer et occuper notre place au soleil de ce nouveau monde? » dans l’espoir que la science reparle un jour arabe. L’auteur répond que c’est possible, précise que « c’est en période de crise et le dos au mur que s’opèrent les refondations salvatrices » mais il met en garde que c’est maintenant ou jamais. Pour cela, il faut « retrouver le chemin du développement intellectuel et culturel », emprunter « la voie de la science et de la raison » pour redevenir « des acteurs et pas seulement des consommateurs de la science, en contribuant à sa production et à sa diffusion ». C’est ainsi que les scientifiques du monde entier soient contraints de reparler arabe. « Comme ils n’ont aujourd’hui pas d’autre choix que de parler anglais, après que le français, le latin, l’arabe et le grec eurent tour à tour été leur langue universelle de communication ». Donnons-nous alors les moyens de repenser l’éducation de nos enfants, de la réorienter vers la science qui enfante la culture et la technologie. Que la possession de la nouvelle révolution technologique, reposant sur des compétences mathématiques et informatiques, se fasse notamment avec le concourt de nos jeunes scientifiques en veillant notamment à ce que « nos enfants ne pensent plus à partir vers des pays qui reconnaissent leur valeur, faute d’avoir pu la discerner nous-mêmes et en tirer parti ». Certes, les compétences mathématiques et informatiques sont nécessaires pour devenir producteur de la science et posséder la nouvelle technologie tout en atteignant les niveaux de l’excellence et de la performance. Cependant, nous considérons que cela n’est pas suffisant. Il est également nécessaire d’acquérir des compétences managériales et des compétences au niveau des méthodologies de recherche. Force est de constater qu’aucun pays dans le monde ne dispose d’un système d’enseignement de gestion capable de produire de véritables experts en gestion. Le fait que les grandes écoles d’ingénieurs fournissent des gestionnaires d’un meilleur potentiel, voire d’une meilleure qualité, que ceux fournis par les écoles de gestion en fournit la preuve. La plupart des enseignants universitaires ne possèdent pas, voire ne connaissent pas, les méthodologies de recherche qui sont appropriées à l’objet (à entendre au sens opposé au terme sujet) de leur discipline. Dans le domaine du management par exemple, on continue à utiliser la démarche mono méthode qui n’est pas appropriée à la complexité des problèmes qu’affronte tout type d’organisation. En Tunisie, on continue à utiliser les courants épistémologiques habituels à savoir le positivisme et le constructivisme sans pour autant distinguer leur large éventail de versions. L’avenir du management consiste dans une approche multi méthodes où d’autres courants épistémologiques ainsi qu’autre autre paradigme (pragmatisme) ont leur place dans la recherche. D’ailleurs, tous mes travaux de recherche convergent vers un chemin aboutissant à des meilleures compétences managériales et méthodologiques.