Opinions - 10.05.2017

Un cercle vicieux à la tunisienne

Un cercle vicieux à la tunisienne

Mon histoire est celle de plusieurs milliers de Tunisiens. Je viens d’un milieu modeste et j’ai bénéficié du système d’éducation public pour gravir les échelons socio-économiques. Le reste est une histoire personnelle.

Suite à la révolution du 14 janvier 2011, j’ai, comme d’ailleurs plusieurs autres tunisiens, commencé à entretenir de grands rêves pour la Tunisie. J’avais l’espoir que la Tunisie devienne le « Singapore de l’Afrique » puisque le pays a des atouts importants : un petit pays avec une population relativement bien éduquée et homogène, un positionnement géopolitique stratégique, une économie relativement diversifiée et un nouveau climat démocratique annonceur de liberté, dignité et justice. Comme plusieurs, j’avais senti que le moment est enfin arrivé pour payer ma dette envers le pays qui m’a donné ma chance. Bref, l’heure était aux grands rêves et espoirs. J’ai alors répondu positivement à tous ceux qui ont demandé mes conseils avant et après les élections de 2011, y compris à certains membres d’Ennahdha. On m’a, par la suite, offert des postes ministériels que j’ai obligeamment refusés parce que je ne me sentais pas assez compétent pour accepter de telles responsabilités. Par contre, je me suis engagé d’une façon bénévole à aider M. Hamadi Jebali avec qui je demeure en grande amitié.

Très vite, j’ai compris alors certaines causes de l’effondrement du régime Ben Ali, qui malheureusement étaient encore bien enracinées dans les rouages de l’État tunisien. Nonobstant sa brutalité et sa corruption, ce dernier carburait sur un modèle de gouvernance et un modèle de développement socio-économique désuets, sans cap et surtout basés sur un leadership dictatorial dans le sens le plus largedu terme. Les indicateurs de l’essoufflement de ce modèle étaient déjà perceptibles depuis la fin des années 70 et 80, mais la situation s’est aggravée durant la dernière décennie avant la chute de Ben Ali. Je pourrais revenir sur cette analyse une autre fois.

Donc, la révolution du 14 janvier offre un moment historique puisque les «transitions» sont des généralement des opportunités pour créer rapidement des changements sociaux, économiques et politiques, qui autrement prendraient beaucoup plus de temps. Elles sont toutefois caractérisées par la tension entre l’ancien et le nouveau. J’ai donc suggéré, dès 2012, que la réussite de la transition démocratique et socio-économique en Tunisie dépendait de l’aptitude des nouveaux dirigeants du pays de bien gérer le changement. J’avais alors écrit ce qui suit pour justifier une proposition au fonds de transition MENA sur l’urgence de former le nouveau leadership du pays:
« Despite the relatively peaceful revolution in Tunisia and initiation of the process of democratic transition, a number of political and socio-economic challenges threaten Tunisia’s future. The main risk in Tunisia lies in the uneasy coexistence of the old system with the emerging new one without transformative leadership to lead the way and inspire Tunisians to believe in a better and bright future. The fate of Tunisia’s democratic transition rests on whether or not the new leadership of the country will be able to dismantle the previous power structure and replace it with new transparent, engaging and modern governance of public, private and civil society institutions and organizations... »

Le nouveau leadership devait, à mon avis, entreprendre des réformes majeures dans les secteurs stratégiques clés afin de réussir, non seulement la transition démocratique, mais surtout la progression vers un modèle de développement socio-économique durable. La trajectoire de la transition en Tunisie dépend d’un leadership renouvelé des forces politiques, économiques et sociales, et de leur capacité à travailler ensemble et collaborer à travers toutes les fractures de la société (société privée, publique et civile)...

Pour certains, le système démocratique se résume aux scrutins libres ou à la liberté d’expression. Toutefois, tout système démocratique exige nécessairement:

  1. un contrat social, basé sur des valeurs, des principes et des normes partagés, pour définir le sens de la citoyenneté et garantir l’amélioration du bien-être des populations,
  2. des institutions inclusives pour créer l’égalité des chances,
  3. un système de gouvernance transparent pour renforcer l’état de droit, la distribution équitable des richesses, la protection et la responsabilisation citoyenne.

Sans un développement socioéconomique juste et inclusif, les transitions démocratiques s’effondrent dans des régimes autoritaires ou glissent progressivement vers l’instabilité, l’insécurité et les soulèvements populaires. Sans un système politique pluraliste et inclusif, les réformes économiques conduisent généralement à la création d’institutions « exclusives » en opposition à «institutions inclusives » ...

Pour réussir, la transition nécessite des capacités «dures» et «douces». Les premières font référence aux réformes structurelles et à la création de nouvelles institutions, cadres juridiques et systèmes de réglementation. Les «capacités douces» désignent les compétences et les aptitudes des décideurs, leurs attitudes, leurs systèmes de valeurs et leurs actions. Sans développement parallèle dans les deux sphères, les transitions ne réussissent généralement pas et se replie vers l’ancien système. Jusqu’à présent, je pense que l’attention est généralement accordée à l’architecture des réformes sans mettre en place les compétences nécessaires pour que cette architecture fonctionne. Ce sont seuls les dirigeants compétents qui peuvent éviter la confrontation entre l’ancien et le nouveau en créant un nouvel équilibre dont la somme n’est pas nulle. 

J’ai alors proposé, en 2012, un programme de formation en leadership destiné aux politiciens, hauts cadres et cadres intermédiaires aussi bien dans le secteur public que privé, ainsi que de la société civile. À son mérite, M. Jebali a soutenu cette initiative et, en collaboration avec la Banque Africaine de Développement, nous avons obtenu un don d’un peu moins de 2M $US du fonds de transition MENA pour commencer un projet pilote de formation en leadership (le programme « Leading the Way »). Des institutions comme « Peter B. Gustavson School of Business, University of Victoria » (Canada), «Blavatnik School of Government, Oxford University » (Angleterre), « Gordon Institute of Business Science, University of Pretoria » (Afrique du Sud), « School of Business and Economics, Maastricht University » (Hollande), et l’IHEC de l’université de Carthage, se sont mobilisées pour créer un programme de formation en leadership adapté aux besoins spécifiques de la gestion de la transition en Tunisie.

Je dois dire que ce programme n’est pas unique, et que j’ai été inspiré par d’autres initiatives similaires comme le programme lancé en Afrique du Sud par Nelson Mandela et exécuté par les universités Harvard et Witwatersrand de Johannesburg. D’ailleurs, certains experts impliqués dans le design du programme en Afrique du Sudm’ont aidé dans l’élaboration du programme tunisien et devaient par la suite y participer en tant qu’experts.

Suite à la tragédie du 6 février 2013 et la démission de M. Hamadi Jebali,  le programme a été bloqué par le gouvernement de M. Laaryedh pour être par la suite complètement annulé par le gouvernement de M. Jomaa ou M. Essid. Pour certains, ce programme a été associé à M. Jebali et donc devait être étouffé. Pour d’autres, les hauts dirigeants Tunisiens, qu’ils soient politiciens ou administrateurs, n’ont pas besoin d’être formés. Certains autres considèrent que les institutions de formation tunisiennes, à l’égard de l’École Nationale de l’Administration Publique, offrent les programmes nécessaires. Enfin, d’autres ont utilisé les règles administratives et les règles de passation de marchés pour complètement dérailler le projet. Bref, après plusieurs représentations auprès des différents gouvernements, le programme a été annulé, les fonds réalloués et les partenaires internationaux retirés.

Je suis porté à croire qu’aujourd’hui la classe politique et les différents dirigeants du pays ont échoué, du moins partiellement, à bien gérer la transition et continuent à bafouer cette opportunité historique pour mettre le pays sur la voie de la modernité, dignité, la justice et développement socio-économique durable. Le lien de causalité entre les compétences en leadership transformationnel et le succès de la transition démocratique n’est plus à prouver. Le cafouillage de ces nouveaux dirigeants, l’inefficacité de l’administration tunisienne et son incapacité de se moderniser, et l’inaptitude du secteur privé à créer une économie compétitive et inclusive sont entre autre les conséquences du déficit chronique en leadership transformationnel dans la classe politique, l’administration et même dans le monde des affaires. Cette classe politique et les différents dirigeants n’ont pas su convaincre un peuple d’une vision -un rêve possible- capable de changer leur vie pour le meilleur. Ils ont recréé les mêmes divisions entre ceux qui ont et ceux qui n’en ont pas, les membres de sa « tribu » et les autres, et les dirigeants et les administrés. Je me demande quels exemples ces leaders donnent aux jeunes tunisiens. Il est évident que l’érosion de la confiance et incrédulité dans un avenir meilleur touchent maintenant presque toute la population sans distinction de classe, niveau intellectuel ou âge. Si après tout ça, on continue à maintenir que le pays va bien, mais ce ne sont que des difficultés transitoires en dehors du contrôle des dirigeant, il ne faut plus se lamenter lorsque tout le système s’écroulera. Les marges de manouvre outre fois disponibles se rétrécissent dangereusement.

La deuxième calamité du pays se résume en la faillite du système d’éducation sociétal; de la petite enfance à l’éducation universitaire et tout entre les deux y compris toute sorte de formations. Je ne crois pas que le manque de ressources, malgré son importance, est la cause majeure du problème du système éducatif. En chiffre de 2012, la Tunisie a investi 6.24% de son PIB en éducation publique, lorsque la France n’a investi que 5.53%, le Canada 5.27% et Singapore 2.91%. En Tunisie, les ratios étudiants-éducateurs aux primaire et secondaire sont très similaires à ceux des pays ci-dessus mentionnés. Le taux d’alphabétisation des jeunes tunisiens âgés entre 15 et 24 ans se situait à 97.23% en 2014.

Entre 2011 et 2015, j’ai eu le privilège de rencontrer et de travailler avec beaucoup de jeunes tunisiens. Avec l’aide d’amis, j’ai organisé des rencontres et des groupes de discussion dans plusieurs régions du pays. J’ai alors remarqué un paradoxe Tunisien : Des jeunes très brillants, engagés et alphabètes, mais, incapables de réaliser leur plein potentiel. Trois facteurs importants expliquent la situation de milliers sinon des millions de ces jeunes:

  • Leur éducation et formation ne les qualifient presque pas pour décrocher des emplois à leur niveau de diplomation,
  • Leur insuffisance de patronage les pénalisent par rapport à ceux qui ont des connections, et
  • une économique, fondamentalement oligarchique et corrompu, et un système d’innovation défaillant les pénalisent pour entretenir toute aventure entrepreneuriale.

Ces trois facteurs qui se renforcent créent dans leurs dynamiques un tourbillon qui tire la majorité de ces jeunes continuellement vers le fond. Ces derniers se retrouvent alors coincés entre une le désespoir et le rêve de quitter le pays. Certains ont même choisi la mort. Le malheur, 6 ans après la révolution presque rien n’a été fait pour changer ces facteurs. C’est alors que j’ai compris que le moyen pour arrêter ce tourbillon est de réformer l’éducation dans le sens général du terme.

L’éducation, avec toutes ses institutions de la petite enfance à l’éducation universitaire, est à mon avis le vecteur le plus important du changement. Une crèche, une école primaire, un lycée secondaire ou une université doivent jouer, à mon sens, trois rôles obligatoires:

  1. Éduquer et former : Préparer et accompagner les jeunes, et les moins à jeunes, à réaliser leur plein potentiel,
  2. Développer la société et l’économie : Participer activement, et mener, dans le cas des universités, le progrès socio-économique d’une région et du pays, et
  3. S’engager dans la communauté : Tout simplement Être un membre actif et positif de sa communauté.

Dans ce qui suit, je développe très brièvement quelques réflexions par rapport à chacun de ces points. Je crois que l’on confond apprentissage d’information à l’éducation, et dans sens plus large à la culture et le savoir. L’éducation n’est pas seulement l’apprentissage de certaines informations, et le développement de compétences et habiletés, mais aussi la création d’un équilibre sain et valorisant entre : être, connaitre et agir. La connaissance sans raison d’être crée des alphabètes, mais pas de citoyens engagés et actifs. La connaissance sans compréhension des connections et des liens favorise l’inaction et le désengagement, et même souvent la négativité et le désengagement. Enfin, connaissance sans transformation individuelle et collective conduit à des êtres mal dans leur peau. L’éducation permet à des sociétés d’évoluer à travers des vagues successives de « bons citoyens ». Sinon, ou devrait-on apprenne, par exemple, l’importance du travail honnête, les valeurs civiques et la bonne citoyenneté si l’on sait le peu de ressources et capacité encore disponibles dans les familles?

Une institution d’éducation qui ne s’intègre pas et n’assimile pas son environnement (social, économique et environnemental) devient très rapidement une simple « usine bureaucratique »; dans une large mesure, nos institutions d’éducation sont devenues de facto des bureaucraties ambulantes. Je suis encore sous le choc du fait que, six ans après la révolution, la Tunisie n’a pas fait le choix de réformes qui s’imposent au système éducatif de la petite enfance à l’université. Ce système, avec son histoire glorieuse par moment et un peu moins dans d’autres, est l’un des fondements du succès de la transition. Malgré leur abondance et leur bonne répartition géographique, les institutions éducatives sont marginalisées dans le processus de transition en Tunisie.

Chaque institution est généralement entourée par différents acteurs socio-économiques. Une petite école primaire dans une région rurale devient très rapidement l’attraction de plusieurs vendeurs, ambulants ou pas, qui offrent des produits divers à une jeune clientèle. C’est vraiment dommage de ne pas capitaliser sur la centralité de l’institut éducatif dans la société tunisienne. Dans un esprit de développement socio-économique durable, l’école devrait faire partie d’un plan de développement qui inclut un marché qui permet l’entrepreneuriat régional. Mieux encore, les sujets abordés en classe devront être liés au contexte de la région dans un esprit de bonne citoyenneté. Une fois par année les écoles pourraient organiser des compétitions de projet de sciences, de développement économique, d’art ou de culture, et créer un processus de qualification qui permet aux meilleurs projets d’être présentés aux niveaux municipal, régional et national, et même international (à l’égard de ce que fait ESPRIT au niveau universitaire). Les universités et surtout les associations d’étudiants universitaires pourraient juger ces projets et les accompagner. C’est ainsi que par exemple des foires de sciences permettent non seulement la découverte de talents, mais aussi le renforcement des réseaux d’innovation et la contribution au développement socio-économique de son patelin, municipalité et région.

L’institut éducatif est aussi un acteur communautaire. Au nom de la collectivité, l’État investit dans ces institutions et crée parfois des infrastructures importantes dans une localité; salles de sports, terrain de jeux, salle de réunion, etc. Il est déconcertant de voir ces infrastructures sous utilisées, et tombées rapidement dans la mauvaise gestion et le délabrement. Dans des pays aussi riche que les États Unies et le Canada, les infrastructures des institutions d’éducation sont accessibles aux communautés et aux organisations de la société civile. Mieux encore, l’utilisation de certaines infrastructures est monétisée pour permettre de générer des revenus additionnels pour le fonctionnement de ces institutions ou le soutien à leurs étudiants. Une telle ouverture pourrait, peut-être, convaincre certains biens nantis d’investir dans leurs propres écoles.

Mon deuxième exemple est à l’effet que l’école engagée dans sa communauté devient la première ligne de progrès, de solidarité, mais aussi de défense d’une société. Les éducateurs passent plus de temps avec les étudiants que les parents; elles et ils influencent leurs comportements, raisonnement et leurs valeurs. Elles et ils peuvent détecter les signes avant-coureurs de problèmes sociaux, économiques et de santé à la maison. Enfin, elles et ils peuvent entrevoir les menaces possibles à la sécurité et à la sureté des enfants, mais aussi de la société. Ou ailleurs que la famille et l’école que l’on doit apprendre les valeurs du travail honnête et bien fait, le respect, la solidarité et l’innovation ?Malheureusement, je me résigne à croire que l’éducation sociétale est le deuxième élément du cercle vicieux tunisien.

C’est alors que j’ai travaillé avec mes amis incluant M. Jaloul Ayed à trouver une solution urgente aux problèmes des jeunes tunisiens. On a alors convaincu un bailleur de fonds étranger à financer le projet AMIN; ce projet est basé sur le concept du « nudged entrepreneurship » pour créer très rapidement une richesse économique à la base de la pyramide sociale. On s’est concentré sur l’exploitation du e-commerce international pour, dans un premier temps, promouvoir les produits de l’artisanat et du tiroir Tunisiens. Nous avons reconnu que le marché tunisien, avec ses trois économies (offshore, parallèle et oligarchique) ne permet pas de créer un écosystème entrepreneurial compétitif. Par conséquent, nous avons développé une solution pour stimuler les petites exportations, favoriser le développement régional et équilibrer la balance commerciale.

Le projet AMIN a été conçu avec trois composantes : formation de jeunes universitaire dans le domaine de l’entrepreneuriat et du commerce électronique, l’accompagnement et la commercialisation. La formation et l’accompagnement allaient être offerts par des experts Tunisiens et Canadiens avec la participation de quatre institutions d’enseignement supérieur. À travers un processus rigoureux de qualification et d’habilitation, les lauréats créent alors des petites entreprises employant chacune 5 jeunes diplômés universitaires pour commercialiser les produits de 15 à 25 familles d’artisans dans leur région respective. On avait un premier objectif de créer 100 de ces petites entreprises, créant de facto un peu plus de 3000 emplois directs en 2 ans. Une fois le modèle validé, on prévoyait créer au moins 1000 entreprises sur 5 ans. Ce type de projet est transformateur, structurant et à faible capitalisation.

Le projet AMIN a été proposé au même temps qu’un autre projet développé par mon université pour autonomiser des peuples autochtones dans les territoires du nord-ouest du Canada, et ce par les mêmes experts. Le programme canadien continu à changer des centaines de vies au Canada, tandis que le projet AMIN a été arrêté après la formation de 27 jeunes. Le programme canadien a obtenu des reconnaissances comme récemment en 2016 le meilleur prix international du meilleur programme d’apprentissage, employabilité et solutions de partenariat («  2016: Global Best Award (Gold Medal) in the category of Entrepreneurship and Enterprise Skills for the North America region, awarded by International Education Business Partnership Network (IPN) in partnershipwith the Conference Board of Canada »). Le projet AMIN aurait pu recevoir de telles reconnaissances pour la Tunisie.

Malheureusement, le projet AMIN est tombé victime du fléau le plus menaçant, non seulement de l’expérience tunisienne, mais aussi de son État : la corruption. À mon sens, cette corruption n’est qu’une manifestation de la défaillance du sens des valeurs communes et de la solidarité dans une société. Le contrat social est fondé entre-autre sur un ensemble plus au moins défini de valeurs, principes, mœurs, normes, règles et cultures qui forment les fondements. La défaillance de ce contrat social se manifeste alors par l’importance de l’économie parallèle, la volonté d’acquérir d’une façon non légitime un bien ou un service et la violation des droits des autres. Pourquoi payer ses taxes lorsqu’on sait que les dirigeants les lapides, les administrateurs sont corrompus, et que les privilégiés ne le paient pas? Il est simple de pointer le doigt seulement vers certains hommes d’affaires, hauts dirigeants, administrateurs ou politiciens corrompus puisque leur corruption est une expression brutale et dégoutante de la violation du contrat social. Toutefois, force est de reconnaitre que le problème de la corruption est plus répondu en Tunisie que ne l’on en pense. À tous les niveaux de la société, il existe des manifestations de cette corruption; offrir un pot de vin pour obtenir un privilège, jeter des déchets dans la voie publique ou refuser de déclarer ses avoirs sont aussi des formes de corruption.

À mon avis, le manque de consensus et engagement sur un contrat social alimente la dégradation des sens des valeurs, des droits et libertés, de la justice, de la dignité et l’état de droit, et par conséquent alimente la corruption et le sens de l’impunité. Le tissu social en Tunisie se défait comme l’indique par exemple l’aggravation de la corruption, le chômage volontaire, l’égoïsme, la fraude, l’impolitesse, la grossièreté, la malhonnêteté, l’accumulation des ordures, le manque de solidarité, la détérioration des services, le cynisme, le non-respect, etc. Néanmoins, le tunisien continu à porter en lui certaines valeurs comme l’indique son comportement dans un milieu diffèrent gouverné par un meilleur contrat social; par exemple à Berlin en Allemagne ou à Genève en Suisse. 

Sans prétention ni jugement de valeur, j’appelle à définir les termes du contrat social en Tunisie. Quelle société veulent les tunisiennes et tunisiens pour eux et leur descendance ? Je crois que refuser de se poser cette question fait partie de l’hypocrisie sociale. On essaie tout le temps de nous comparer à certaines sociétés rétrogrades pour justifier la médiocrité, mais faut-il reconnaitre que plusieurs pays africains et arabes sont entrain de dépasser la Tunisie dans presque tous les domaines! Il n’y pas si longtemps, la Tunisie était dans le peloton de tête des pays africains, et plus riche que Singapore, la Corée du Sud et la Malaisie. Qu’est ce qui a fait que l’on se retrouve maintenant dans les derniers rangs et ce presque dans tous les domaines ? Même les sports ne n’ont pas échappé.

J’avais cru que la question du contrat social a été réglée en adoptant une constitution progressiste et rassemblante. Il faut se rendre à l’évidence que l’exercice constitutionnel n’a pas été inclusif et n’a pas créé les traductions appropriées à travers l’élaboration des termes du contrat social. Il suffit de penser aux récents débats sur l’instauration des institutions constitutionnelles, le dernier budget, la décentralisation, la gestion des richesses naturelles, et la réconciliation pour avoir les preuves que la constitution n’a pas encore engendré un nouveau contrat social cohérent. Les tunisiens observent chaque jours la schizophrénie de leur élite.

Certains n’ont pas encore compris que le PPP ne signifie pas seulement partenariat public-privé, mais aussi Patrie, Partie et Personne. Pour réussir, tous et chacun doivent aligner d’une manière lexicographique (dans l’ordre) l’intérêt du pays avant ceux de du parti (ou de la tribu ou le clan) et de sa personne. Malheureusement, la majorité des Tunisiens et surtout l’élite mettent leurs propres intérêts en premier, puis ceux du parti ou du clan et enfin ceux du pays -s’il en reste quelque chose-. La collectivité a presque peu d’importance dans l’échelle des priorités des uns et des autres. Cet inversement des priorités ne sert qu’à accélérer l’effondrement du système et de l’État. Le pire est que la majorité des gens, en sachant leurs tords, essaient de se convaincre du contraire. On vit bien sûr dans la période des « faits alternatifs ».

Il y a certes plusieurs autres facteurs et causes qui expliquent la situation tunisienne. J’ai eu l’expérience de vivre les dessous de certains problèmes de gouvernance, les crises de 2013 et les détails de certains dossiers importants. L’effondrement des fondamentaux macroéconomiques, les problèmes financiers, l’endettement, les entassements historiques, les ballonnements bureaucratiques et les dynamiques sociaux sont des facteurs valables pour expliquer la situation de l’après révolution. Mais, à mon humble avis, c’est ce cercle vicieux qui est la base de tous des problèmes : l’absence d’un contrat social cohérent et inclusif (système de valeurs commun) nourrit le déficit en leadership transformationnel et reddition de compte, qui à leur tour marginalisent les reformes de l’éducation sociétale. Sans contrat social, le sens de la citoyenneté perd son sens. L’éducation est le seul moyen de créer des changements durables dans une société. Enfin, sans leadership, il n’y a pas de réformes.

Et alors?  La Tunisie se dirige, à mon humble avis, soit vers la prolongation de la transition sans cap, ou vers une nouvelle confrontation entre l’ancien système et le nouveau. La première voie n’est pas loin de nous et pourrait ressembler, mais en pire, à ce qui s’est passé en Italie après 1946 et en Espagne après Franco; plusieurs décennies de machiavélisme, despotisme, violence, corruption, cynisme, et malheureusement exécutions. D’une itération à une autre, on peut espérer des améliorations incrémentales, mais aussi des déclins et des crises périodiques. La deuxième voie, qui n’est pas mieux, annonce une confrontation entre l’ancien système et le nouveau qui cherche à émerger, surtout pour répondre aux aspirations des jeunes. Cette confrontation peut devenir plus au moins violente dépendamment de la capacité de la société tunisienne à écouter, canaliser, négocier et transformer. D’ailleurs, plusieurs croient que la coexistence entre les deux systèmes n’est plus possible et poussent vers la confrontation. J’ose espérer que la sagesse tunisienne trouvera une autre voie entre les deux. Je reste confiant en la capacité des jeunes d’innover. Pourrait-on voir dans les prochains mois l’émergence d’un nouveau leadership transformationnel pour rompre le cercle vicieux? J’ose toujours espérer que «oui », mais très prudemment.
 

Dr. Adel Guitouni

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
2 Commentaires
Les Commentaires
Mohamed Lamine Dhaoui - 11-05-2017 16:04

Excellent mais trop long. Dommage pour la Tunisie.

Habib Fathallah - 16-05-2017 18:35

Très belle Analyse!

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.