Maître absolu durant des décennies entières de la distribution des journaux dans le Grand Tunis, Messoud Daadaa s’est éteint mercredi à l’âge de 65 ans, suite à une subite maladie. Lui qui n’avait jamais dormi depuis son enfance, une nuit entière, prenant service dès 22 heures pour ne lâcher prise qu’aux aurores, a fini par sombrer dans un long sommeil, le passant à trépas.
Véritable légende, Daadaa était faiseur et défaiseur des quotidiens et hebdomadaires, décisionnaire des tirages et ventes. A la tête de plus de 2400 revendeurs et s’appuyant particulièrement sur des cousins et autres membres de sa famille montés comme lui de Chenini Tataouine, aux fins fonds du Sud tunisien, il était doté d’une intelligence exceptionnelle et d’une mémoire phénoménale. Lui seul connaissait les chiffres exacts des ventes de la presse tunisienne, qu’il ne communiquait à personne. Peu importe le taux d’invendus qui lui sert de base comptable pour ses règlements aux patrons de presse, la vérité est ailleurs. Lui seul pouvait pousser un titre de presse ou le brider. Lui seul savait exactement ce le lecteur veut.
Le vecteur du secteur
En l’absence d’études de lectorat, d’appréciation et d’attentes, Daadaa était l’astrolabe. Très cultivé, il avait abandonné ses études en médecine pour reprendre en main le système familial et le perfectionner. Dès le début du siècle dernier, avec l’affirmation de la Dépêche tunisienne, du Petit Matin et de La Presse, des vendeurs à la criée étaient déployés dans les avenues et les quartiers pour annoncer les titres en première page et vendre les journaux. Ils allaient aussi porter les journaux aux abonnés, chez-eux à la maison, ou aux bureaux, entreprises, magasins et cabinets. Tous ou presque étaient originaires de Chenini Tataouine, le village natal de Daadaa, et quasiment membre de la même famille, avec ses différentes ramifications, les Binous, Hathat et autres. Le réseau s’implantera également dans les grandes villes du pays, notamment à Sousse et Sfax. Des générations entières s’y succèdent jusqu’à aujourd’hui.
A la tête de ce dispositif de distribution dans le Grand Tunis, Messoud Daadaa agit en frère ainé qui parrainait les jeunes montés de Chenini, les héberger, les placer en tant qu’apprentis dans des points de vente avant de leur confier la responsabilité d’un kiosque à journaux. C’est lui aussi qui veille sur la grande famille, vole au secours de celui qui tombe malade, manque d’argent ou se trouve en difficulté. Dans les moments difficiles, disponible, solidaire et généreux : il était toujours là.
Ses enfants feront de brillantes études. Seul Sofiane choisira de rejoindre l’entreprise paternelle. C’est lui qui aura aujourd’hui la lourde tâche d’en assumer le lourd héritage. Les temps ont changé. Les ventes de journaux connaissent une chute vertigineuse. Ce que Daadaa vendait avec un seul titre dans les années 1980, n’équivaut pas le total des ventes actuelles par semaine. Ce marché de plus en plus étriqué est à présent partagé avec un nouvel intervenant qui s’introduit dans les circuits des messageries et diffusion de la presse. Certains éditeurs se sont en effet résolus à fonder avec un fournisseur de papier journaux un groupement pour distribuer leurs titres.
Une nouvelle donne qui déterminera l’avenir de la presse écrite
La tâche n’est pas facile. Outre la logistique devant assurer l’acheminement des journaux à des milliers de points de ventes, c’est l’inspection des ventes, le recouvrement et la récupération des invendus qui constituent les charges les plus lourdes. Plus encore, à voir des points de ventes se côtoyer à quelques mètres seulement sur une même avenue, ne fait que disperser l’offre et accroître le nombre des invendus, grand ennemi des éditeurs de presse. D’où l’importance d’une meilleure sélection et plus grande optimisation. La remontée quotidienne des statistiques des ventes, point par point est essentielle pour l’ajustage des quantités à livrer. Reste aussi la question du portage à domicile ou sur le lieu du travail, tôt le matin, qui a fait ses preuves dans de nombreux pays pour promouvoir les ventes et la fidélisation des lecteurs n’est plus pratiquée en Tunisie.
Le décès subit de Messoud Daadaa tourne sans doute une page historique de la distribution de la presse en Tunisie. Et pose surtout des questions vitales quant à l’avenir de la presse écrite.
Taoufik Habaieb