News - 08.10.2016

L’épineuse question de la gestion carcérale des jihadistes

L’épineuse question de la gestion carcérale des jihadistes

Leur nombre réel ne dépasserait pas les 3 000. Mais selon le Crisis Group, quelque 3 000 à 6 000 Tunisiens seraient partis faire le jihad en Syrie, en Irak et en Libye. Ils formeraient le premier contingent de combattants étrangers au sein des organisations jihadistes sévissant dans ces pays. Le territoire de l’Etat islamique, l’un des pôles d’attraction les plus dévastateurs des prétendants jihadistes, se réduit comme peau de chagrin à mesure que les frappes de la coalition internationale gagnent en précision. Du coup, les experts prévoient un mouvement massif d’émigration de ces jihadistes vers leur pays d’origine, avec la possibilité d’y établir des cellules dormantes et d’y commettre des attentats. Dans cette perspective, la question de la gestion de toute une future population carcérale radicalisée se pose implacablement. Pourra-t-on surmonter la tâche?

Car Daech, de l’avis de tous les experts, finira tôt ou tard par être anéanti, et donc réduit à une organisation amorphe et éclatée pratiquant la guérilla partout où c’est possible. La menace du retour des ressortissants tunisiens aguerris sonne donc comme une évidence. La Tunisie a d’ailleurs déjà vu quelques centaines de ses citoyens acquis à la «cause jihadiste» rentrer au bercail, en plus de compter sur son territoire des milliers de radicaux prêts à passer à l’acte.

Mais si la question de l’élaboration d’un dispositif d’accueil prévoyant une réhabilitation sociale des moins dangereux des jihadistes nécessite des ressources et une stratégie nationale pointue, celle de la gestion de l’incarcération des plus dangereux d’entre eux s’avère compliquée. Aucun pays n’a trouvé la pierre philosophale pour traiter l’épineuse question de la gestion carcérale des terroristes. Faut-il regrouper tous les concernés par la «cause» sans discrimination? Evidemment non. Il existe un hiatus entre les profils des condamnés et ceux des prévenus. Un hiatus entre ceux qui sont idéologiquement convaincus de la nécessité du jihad et qui ont commis des crimes avérés et ceux qui ont rejoint les zones de conflit uniquement sous le coup d’un endoctrinement ultrarapide. Cette dernière catégorie compte nombre de repentis traumatisés par ce qu’ils ont pu voir sur les théâtres d’opérations et susceptibles de sortir du processus de radicalisation. D’autres détenus pourraient n’avoir jamais commis d’acte terroriste tout en étant en voie de radicalisation. L’éventail des profils est large et son analyse difficile.

Mais faut-il pour autant les diluer au sein de la population carcérale sous prétexte qu’ils présentent des profils trop variés ? La réponse n’est pas simple, mais le risque de prosélytisme fait craindre le pire. La solution pourrait se retrouver quelque part entre les deux propositions. Dans cette perspective, la question de la répartition des terroristes selon leur profil et leur degré de radicalisation (et donc de dangerosité) entre les différentes cellules semble particulièrement importante à traiter.

L’expérience française

La France, avec son lourd passif en matière de gestion de la menace terroriste, pourrait nous servir de source d’inspiration. En matière de gestion pénitentiaire de détenus radicalisés, un rapport parlementaire publié en juin 2015 par la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus jihadistes contient en effet un large éventail de mesures, dont certaines ont déjà été éprouvées dans le milieu carcéral français, et qui pourraient servir d’exemples à l’administration pénitentiaire tunisienne. Le rapport souligne ainsi qu’il est nécessaire de «limiter la diffusion de la radicalisation parmi les autres détenus» et qu’il faut œuvrer à établir, pour ce faire, «des programmes de prise en charge des détenus radicalisés». L’élaboration d’outils de détection de la radicalisation en milieu carcéral est présentée comme une démarche particulièrement importante. Parce que les personnes concernées par le processus de radicalisation en prison peuvent avoir été détenues pour des faits de délinquance sans rapport avec des actes de terrorisme, se contenter de renseignements récoltés sur les seuls individus ayant été, avant leur détention, en lien avec une entreprise terroriste devient ainsi inopérant.

Le processus de radicalisation peut donc avoir lieu en milieu carcéral, au contact de «leaders» charismatiques très au fait de l’idéologie jihadiste. Bien plus, la détection de penchants terroristes est d’autant plus essentielle que le processus de radicalisation en prison et les signes qui permettent de le repérer ont beaucoup évolué ces vingt dernières années. La dissimulation des convictions religieuses et le refoulement de l’hostilité vis-à-vis du personnel pénitentiaire (un comportement que certains rapprochent du concept de «taqiya») sont devenus la norme. Ils participent en effet d’une stratégie visant à échapper au viseur du personnel de surveillance. Une situation qui appelle à se concentrer sur les signaux faibles de radicalisation et donc à démultiplier les effectifs chargés de la surveillance des personnes en voie de radicalisation. Une démarche qui suppose également que soient formés «les personnels de surveillance ainsi que l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral à la connaissance des phénomènes de radicalisation», souligne le rapporteur.

La question de l’isolement

Le rapporteur français estime en outre que l’isolement d’un détenu particulièrement dangereux, prosélyte, et dont le «désendoctrinement » paraît impossible, peut être envisagé dans des cas strictement définis par la loi, lorsque la sécurité de l’établissement et des personnes est menacée, lorsque l’individu en question pourrait être en mesure d’endosser un rôle de recruteur de par son influence, ou encore lorsque le risque d’évasion est élevé. On compte actuellement 22 personnes placées en isolement en France. Un chiffre très faible qui témoigne de la difficulté de récolter des preuves suffisantes pour justifier d’une telle mesure.

Raison pour laquelle un autre procédé de gestion carcérale a été mis en place à la maison d’arrêt de Fresnes : l’établissement de quartiers dédiés aux personnes détenues pour des «affaires liées à l’islamisme radical». Il s’agit de personnes suffisamment dangereuses pour répandre la pensée jihadiste au sein de la population carcérale, mais pas assez pour représenter un risque de dissidence terroriste et ainsi faire l’objet d’un isolement total. L’idée-force du programme consiste à les maintenir dans les quartiers dédiés sous haute surveillance, mais tout en leur octroyant la possibilité de poursuivre certaines activités, notamment culturelles, avec les autres détenus. Résultat : si elle n’a pas constitué une solution miracle de lutte contre la radicalisation, «la création de l’unité est une première réponse au prosélytisme et aux pressions inacceptables constatées dans l’établissement et elle a permis d’apaiser le climat de la détention», a reconnu le directeur de l’établissement.

Affiner les critères de sélection des individus isolés

Toutefois, le regroupement de détenus présentant des profils psychologiques variés, même s’ils ont été arrêtés pour des faits de même type, peut soumettre les plus fragiles d’entre eux à l’influence d’individus plus convaincus et endurants. Ainsi, pour qu’elle soit efficace, la gestion carcérale fondée sur une affectation des détenus radicalisés à des quartiers dédiés appelle à l’établissement de critères de sélection affinés. L’expérience de quelques pays européens a ,en effet, montré que le regroupement de détenus arrêtés pour des faits semblables dans une même unité pouvait s’avérer inopérant en raison de la variété des profils. Ces derniers doivent alors être analysés sur des éléments ne se rapportant pas uniquement à l’infraction commise avant la détention.

Pour ce faire, des structures d’accueil dédiées à l’analyse des profils selon une grille d’évaluation standardisée doivent être mises en place. Le programme Pathfinder, mis en œuvre au Royaume-Uni, est à ce titre éclairant: il s’agit d’un dispositif coordonné et pluridisciplinaire impliquant aumôniers, services de renseignements, police, psychologues et agents ministériels en charge de la réinsertion. Son but : évaluer le degré de radicalisation des détenus en fonction d’une grille de lecture établie au terme d’un programme de recherche. Celle-ci est fondée sur des critères en lien avec l’engagement personnel, la capacité à commettre des actes terroristes et d’autres variables permettant de distinguer les irréductibles des personnes fragiles, attirées surtout par l’aspect criminel de l’engagement jihadiste.

La fragilité psychologique, véritable catalyseur de radicalisation, doit par ailleurs faire l’objet d’une attention particulière de la part de l’administration pénitentiaire. Le stress post-traumatique subi par les jihadistes repentants de retour de théâtres d’opérations constitue lui aussi un enjeu majeur : s’il fait l’objet d’une prise en charge psychologique adaptée, le détenu peut évoluer vers un «désendoctrinement» et entamer une réinsertion sociale.

Et en Tunisie?

Beaucoup de questions restent ouvertes pour le cas tunisien. Si les mesures mises en place en France et dans d’autres pays ont de quoi séduire, encore faut-il avoir les moyens de se les approprier. D’abord, au niveau de la lecture du phénomène jihadiste et de la conception de moyens - adaptés à notre cas particulier – de l’endiguer : dispose-t-on de suffisamment d’analystes (criminologues, sociologues, politologues) rompus à cette tâche ? D’oulémas capables d’apporter un contre-discours religieux à ceux qui sont encore capables d’apaiser leurs pulsions meurtrières ? Et surtout, de psychiatres familiarisés à l’écoute de ce genre si particulier d’individus ? Le constat est unanime : la Tunisie manque d’effectifs. Et si l’administration pénitentiaire ne s’entoure pas de suffisamment de spécialistes (en regard du nombre croissant de détenus) dans sa gestion carcérale des jihadistes, réduire les risques de débordement et de dissidence terroriste au sein des prisons s’avèrera compliqué.

D’un point de vue plus technique, disposons-nous de structures pénitentiaires adaptées à la mise en place de quartiers dédiés à la frange radicale de la population carcérale ? Probablement pas. L’encombrement des prisons tunisiennes n’est plus à démontrer. Déjà, en 2012, la prison de Nadhour abritait dans ses cellules le double de sa capacité d’accueil.

Globalement, les prisons renfermaient 19 000 détenus en 2012 contre une capacité d’accueil ne dépassant pas les 17 000 (voir le dossier Prisons publié dans le numéro de juin 2012 de Leaders). Il semble donc que bien avant l’engagement d’une réflexion stratégique autour de la stratification des détenus et de leur prise en charge psychologique, qui apparaît comme un luxe, un certain nombre de mesures, bien plus sommaires, sont à prendre. La construction de nouvelles prisons est urgente. La question des injustices subies par les détenus a également de quoi préoccuper. Faouzi Aloui, colonel-major de l’armée, expliquait dans les colonnes de Leaders, en 2012, que «les principaux motifs de réclamations formulées par les détenus concernent les injustices subies, les retards de jugement, le comportement de certains agents», etc., et que l’oisiveté participe du climat de détresse qui sévit dans les prisons tunisiennes. Difficile, dans ces conditions, d’espérer mettre en branle un processus aussi difficile que celui de la réhabilitation sociale et de la gestion carcérale d’individus radicalisés sans penser une stratégie nationale qui, en plus d’être fondée sur des démarches pluridisciplinaires de qualité, doit avant tout disposer d’un budget qui soit à la hauteur de la tâche.

Néjiba Belkadi

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