Jneïna Messaoudi: Une femme-enfant accro à la couleur
Des tableaux surdimensionnés aux couleurs vives, des formes surréalistes dépeintes sur des portes en bois et des totems: l’exposition de Jneïna Messaoudi, qui se tient jusqu’au 15 juin à la galerie Musk and Amber, a de quoi surprendre. Envie de se démarquer en misant outrancièrement sur une pseudo-originalité? Ou réel talent fondé sur l’appétit de la couleur et un attrait sincère pour les allures fantasques?
Jneïna Messaoudi, jeune peintre de 32 ans, explique qu’elle a toujours été passionnée de gribouillages, de dessin, de peinture, de sculpture. Élevée dans un environnement propice à la créativité - ses parents sont «sensibles à toute forme d’art», son oncle dispose d’un atelier de peinture -, elle commence très tôt à avoir le coup de crayon facile. «Dès mesdeuxans,jefaisaisdesdessins, m’intéressais aux couleurs, touchais sans arrêt aux crayons», explique-t- elle avec un brin de nostalgie.
Après son bac, elle s’inscrit à l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis. Une étape qui a naturellement constitué pour elle une phase de découverte de toute une palette de matériaux et d’initiation à différentes techniques de création. Diplômée des Beaux- arts avec une spécialité en sculpture, elle poursuit également un master en photo post- production(traitement d’images). «D’où l’aspect chargé de mes créations et l’usage de techniques mixtes propre à mon travail.» Les portraits et dessins exposés, souvent couchés sur du bois usé dont la peintre affectionne la résistance, la texture, et les marques du temps, présentent en effet une composition complexe mêlant collages (provenant parfois d’affiches arrachées en pleine rue), aquarelle, pastel, gravures, et même, quelquefois, des coups de crayon de couleur. Surchargées de couleurs, les peintures affichent aussi des personnages avec des mimiques faciales bizarres, presque ubuesques, et des objets dont l’ajout semble de prime abord mal à propos.
En effet, à première vue, l’on ne comprend pas bien où veut en venir la peintre. Le coup de pinceau, un peu simplet, semble tracé à l’emporte-pièce, de manière trop hâtive et un peu plate. Il paraît manquer de profondeur et de relief. L’excès de couleur semble quant à lui faire office de palliatif pour masquer ce que certains pourraient percevoir comme une absence de savoir-faire en matière de technicité dans le dessin. D’autres en viendraient même à parier que quelques-unes des œuvres exposées sont en fait nées des mains d’un enfant.
Mais il n’en est rien ! Car c’est un effet qui participe justement de la «stratégie» conçue par Jneïna pour transmettre un message à la tonalité à la fois gaie et espiègle, tout en étant contrastée. «L’intérêt du travail de Jneïna se trouve dans le message cocasse et moqueur qu’elle semble vouloir adresser à son public et l’inspiration enfantine assumée que dévoile le style personnel de ses créations», explique à Leaders Lamia Boukhris, responsable communication de la galerie d’art.
Des sources d’inspiration multiples
Mais c’est encore un peu plus compliqué que cela. Car si le travail présente des signes évidents de naïveté enfantine, qui semble parfois confiner à la niaiserie, il distille dans le même temps une sorte d’anxiété sous- jacente. Il est vrai qu’à mesure que l’observateur passe du temps dans la contemplation de l’œuvre, transparaît un récit dans chacun des tableaux – c’est surtout vrai pour les totems -, faisant ainsi éclore une finesse picturale difficile à discerner à première vue. De l’observation du détail des personnages dont elle fait le portrait, émerge ainsi la perception d’une expression angoissée que la couleur n’arrive à taire que lors des premiers instants de la découverte. Les peintres auxquels l’artiste dit se référer sont pour leur part étrangers à toute forme de niaiserie. Ainsi en est-il d’Egon Schiele, peintre expressionniste autrichien, mort très jeune en 1918, dont les portraits, peu colorés, trahissent souvent des tourments traduits par des postures corporelles embarrassées. L’inspiration qu’elle semble puiser dans le travail du peintre autrichien se retrouve notamment dans l’asymétrie volontiers démesurée des yeux des personnages mis en scène et l’aspect ubuesque de leur allure physique.
«Je retrouve également l’une de mes sources majeures d’inspiration dans la spontanéité de Jean-Michel Basquiat, dont l’œuvre s’est distinguée en son temps par l’hybridité de ses modes d’expression[collage, graffiti et peinture ont en effet façonné le travail de l’artiste américain, Ndlr]et son pouvoirderefléterdesscènesduréel sur des matériaux surprenants», explique Jneïna. L’artiste underground américain est également connu pour avoir traversé une période de quête profonde de son identité noire, qu’il a notamment poursuivie en peignant à outrance des personnalités noires, réelles ou fantasmées. Dans le sillage de Basquiat, Jneïna fabrique des totems (sortes de colonnes en carton dur) de tailles et d’épaisseurs différentes qu’elle peint en blanc avant de les couvrir de figures africaines exubérantes. Très «peuplés», les totems abritent des gens imbriqués les uns dans les autres. Les jambes de l’un surplombent la tête de l’autre dont la bouche en croque encore un autre, etc.
Une peinture pleine d’humour
L’absurde et les pieds de nez lancés au regardeur sont par ailleurs omniprésents dans son travail. Des objets sont ainsi représentés en toutes lettres au lieu de l’être par leur apparence visuelle propre (dans une corbeille, on peut voir une banane dessinée à côté du mot «pomme» écrit en toutes lettres, etc..). Un esprit de raillerie décalé, voire un peu bouffon, qui vient d’ailleurs neutraliser ou rivaliser avec le regard chagrin de quelques-uns des visages représentés. «Je peins beaucoup en fonction de mon humeur, justifie la peintre. Je crois qu’il faut s’attarder sur le détail des mimiques avant de préjuger de la ‘psychologie’ des personnages sur la base de la couleur ou de la posture.»
Si l’œuvre au coup de crayon (volontairement) sommaire peut ne pas faire l’unanimité, notamment auprès de certains puristes, l’exposition de Jneïna Messaoudi vaut largement le déplacement. Le long travail qui a présidé à la production de l’œuvre a clairement été réalisé avec patience et énergie. Le mérite est d’autant plus important à souligner que la jeune femme doit assumer ses quatre rôles de mère, d’épouse, de gérante d’une boutique de créations artisanales et d’artiste. En plus d’être sur le point de mettre au monde son second enfant. «Cette exposition m’a coûté beaucoup de temps, beaucoup d’argent et beaucoup d’application!», assure-t-elle. Raison pour laquelle le prix du tableau va de 600 à 6 000 dinars, selon la difficulté de la tâche. Avis aux amateurs !
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