Opinions - 29.02.2016

Habib Ayadi: Dormez tranquilles les réfractaires à l’obligation fiscale

Habib Ayadi :Dormez tranquilles les réfractaires à l’obligation fiscale

Il reste, hélas, beaucoup à faire pour lutter contre cette tare honteuse : la fraude

La Tunisie des classes moyennes et déshéritées a profondément cru au sursaut du 14 janvier 2011, attendant un nouveau contrat républicain. Ces classesaspiraient, en plus du travail et de la dignité, à des réformes économiques et sociales et une véritable égalité fiscale. La lutte conte la fraude fiscale ne devrait pas être à leurs yeuxuniquement un objectif mais également un impératif, tant il est absurde et contre productif de voir la fraude fiscale s’aggraver depuis 2011.

Il est, certes, difficile de savoir combien coûte exactement la fraude fiscale. Mais une estimation résultant d’une étude établie par un cabinet anglais après 2011, aboutit aux conclusions suivantes : le nombre de milliardaires a augmenté en Tunisie de 17%, depuis 2011. Leur fortune cumulée représente la moitié du budget de l’Etat d’autre part, le coût de l’évasion fiscale s’élève à 70% des recettes actuelles.

Il est vrai que la Tunisie n’est pas le temple de la vertuen matière fiscale.Néanmoins, comment comprendre la Constituante, déclarée également législative parla loi du 16 décembre 2011,-ce qui est juridiquement contestable-ignore la question fiscale ? Elle a exclu toute réflexion sur un domaine, qui tient une place considérable au sein des sociétés contemporaines, dès lors que le respect de l’égalité et de la juste répartition de la charge fiscale tiennent à l’éthique et à la gouvernance des finances publiques. Comment ne pas comprendre la déception de la classe moyenne qui, malgré l’avènement de la révolution, continue à payer le prix fort, au lieu et place des vrais riches, depuis longtemps à l’abri de l’obligation fiscale ?
Faute d’avoir su renouveler le contrat social, les élites au pouvoir, depuis 2011, ont conduit à une société en voie de désintégration où les groupes sociaux s’éloignent les uns des autres. Pour mesurer cet écartement, il suffit d’écouter leurs discours, aussi riches en mots qu’ils sont pauvres en réflexions et en actions.

Cette situation dans laquelle se trouve le contribuable, au regard de l’impôt, est due à plusieurs facteurs qu’il convient de surmonter.

Le consensus introuvable

L’apport des tunisiens à l’impôt n’a jamais été bien serein. Le système fiscal, depuis l’indépendance, est défaillant. Des milliards de dinars échappaient chaque année à l’impôt. Les classes dirigeantes, qui avaient construit le pays après l’indépendance et gagnées leur légitimité, se sont crues affranchies de leur devoir envers le principe d’égalité devant la loi de l’impôt. Les classes moyennes et modestes doivent supporter les sacrifices financiers et sociaux, qu’impose le développement économique et socialsans dire mot.

Par ailleurs, la majeure partie des contribuables a la conviction que l’impôt est une privation de ressources et non un emploi de ces ressources, nécessités par la vie sociale. Plus grave encore, les contribuables instruits considèrent que leur revenu est seulement le fruit de leur intelligence, de leurs talents, de leur travail et de leurs capitaux. Aussi, l’impôt serait-il une sorte de spoliation qu’il serait légitime de refuser par la fraude ou l’évasion fiscale, oubliantpar là même que le revenu de chacun dépend peu de ses capacités intellectuelles ou de ses capitaux, mais provient surtout de l’organisation sociale et de l’héritage institutionnel. Cette résistance à l’impôt s’est aggravée depuis,sans qu’il y ait une administration efficace capable de lutter contre la fraude.

Les premières tentatives de modernisation du système fiscal par les lois de finances de 1976 et 1982 ont été étouffées. On n’a prêté aucune attention aux faits que le retrait de ces réformes a été, chaque fois, suivi par une émeute (janvier 1978 et 1984).

Les pistes de réformes ne manquaient pas depuis les années 80. Les gouvernements successifs le savaient bien. Mais ils semblaient décidés à les ignorer par aveuglement politique ou par mauvais génies de leur entourage. Pourtant, tant la Banque Mondiale (Aspects sociaux du développement 1980, Rapports n° 2950), que le Fonds monétaire international (Réformes fiscales (juin 1985), Recommandationsen (1994 et 1996),Modernisation de l’administration fiscale et douanière (en 2003 et 2005 et février 2013) ;) avaient attiré l’attention sur les questions des réformes.

Plus grave encoreest l’ignorance par lesdivers gouvernements du rapport du ministère des finances (février 1982) sur les réformes fiscales et qui a fait ressortir, pour chaque impôt, les insuffisances de perception. Ainsi pour les années 78-79, la proportion effectivement perçue au titre de l’impôt de la patente ne représente que 10% des recettes potentielles.Dans le secteur des professions libérales, le total des impôts payés par ces professions, est à peine l’équivalent du montant des retenues à la source, effectuées par la STEG, au titre de l’ITS et la C.P.E. sur ses salariés. Le même phénomène apparaît au niveau des propriétés bâties. Ainsi, dans la circonscription du grand Tunis, seulement une douzaine de contribuables ont déclaré un revenu global s’élevant à 24591 dinars.

Il est donc manifeste,que depuis fort longtemps, les gouvernements étaient stériles en matière de lutte contre la fraude fiscale et l’intérêt collectif peine, jusqu’à présent, à faire valoir ses arguments.
Dans la situation actuelle, marquée par la non-adhésion du contribuable aux objectifs de l’impôt, où la charge fiscale demeure mal répartie et où ne s’impose aucune tradition à caractère fiscal, l’objectif premier de l’Etat devrait être d’instruire, d’informer et d’avertir, pour qu’il puisse ensuite prendre les risques qu’il souhaite (dans le cadre d’une réforme fiscale) de façon éclairée, sans nuire aux classes moyennes et déshéritées.

Une administration fiscale inefficace

L’administration a été « délaissée » et son organisation négligée pendant des décennies. Elle n’a jamais été dotée de moyens humains et matériels lui permettant de lutter, contre la fraude et par là même, d’assurer la crédibilité du système déclaratif, l’égalité devant l’impôt et la légitimité de l’Etat fiscal, de combattre les mafieux et autres barons de la fraude qui ont bénéficié de « l’évanouissement » de l’Etat après 2011 pour créer des zones de non-droit en matière économique et fiscale.

Tous est à entreprendre pour mettre à l’œuvre le projet de répartition de la charge fiscale. Tout reste à faire pour le remettre au cœur du projet politique et éducatif de la nation.
Le civisme n’est pas une option, il faut le savoir. C’est parce que le civisme incarne le renouvellement de l’administration, seule capable de promouvoir les mesures fiscales vitales et les techniques nouvelles, en s’appuyant non seulement sur la logique fiscale mais également économique et technique.

Le cadrechaotique de la politique fiscale

C’est assurément un des aspects surprenant de la politique fiscale depuis la révolution. Un mouvement permanant de valse-hésitation a caractérisé le processus des décisions gouvernementales. Une mesure fiscale est annoncée, elle rencontre une vive opposition, souvent exprimée à travers la presse et les réseaux sociaux, le gouvernement recule, parfois, une mesure transitoire, elle-même, est abandonnée. Tantôt, le gouvernement hésite en revenant sur des mesures annoncées à la hâte (création d’une tranche supplémentaire au barème de l’impôt sur le revenu, augmentation du tarif des vignettes des voitures, du timbre voyage, et l’abrogationde la loi du 26 octobre 2006 relative aux donations ascendants, descendants et entre époux).

Parfois, il procède avec brutalité en retenant, dans la loi de finances, des mesures allant de l’absurde (création d’un impôt sur le capital des personnes physiques) à l’irréalisme (vignette automobile additionnelle) et en passant par l’insuffisance (financement du déficit de la caisse de compensation par une contribution qualifiée faussement de redevance). Il s’agit donc simplement d’effets d’annonces, plus présupposés que réellement observés comme si l’essentiel pour le gouvernement était que les mesures soient annoncées, sans considérations de ses effets réels.

D’habitude, lorsqu’on parle avec ferveur du gouvernement de « technocrates » pour faire sortir un pays d’une crise économique et financière, on laisse entendre que les technocrates incarnent un renouvellement de la pensée économique, financière et sociale. Ils seraient plus portés à s’affranchir de la vision, parfois équivoque, des politiques en parlant vrai au peuple et le cas échéant en forçant les verrous, en brisant les tabous et en dénonçant les archaïsmes des gouvernements précédents. En fait, il n’en est rien.

Les constituants et certains partis politiques, plus préoccupés par leur carrière et avenir politiques, ont réduit le gouvernement de « technocrates » à un simple gouvernement de gestion des affaires courantes, chargé principalement de la lutte contre l’insécurité et de la préparation des élections. Attitude normale d’une élite politique, qui n’est pas sûre de ses valeurs collectives et de ses projets politiques, et qui a du mal à convaincre la masse. Cette politique est emblématique d’une dérive générale et inquiétante qui, dans notre pays, a rendu progressivement illégitime la démocratie.

En finir avec les simulacres de réformes fiscales

Comment ne pas être surpris par le contraste entre le flot de déclarations de tout ordre (hommes politiques, syndicalistes, chefs d’entreprises…) appelant sans cesse à la réforme fiscale et la quasi inexistence de tout projet, programme ou toute évaluation sérieuse de ses effets, si d’aventure celle-ci est mise en place. La réforme fiscale (différente des aménagements, plus ou moins substantiels de certains impôts et qui constitue parfois plutôt une forme d’instabilité fiscale) désigne une reforme de tout ou partie du système des prélèvements, dans la poursuite d’objectifs clairement définis.

Une réforme « ambitieuse », prévue pour durer, est indispensable à la remise en mouvement de la modernisation de l’Etat, à l’efficacité des finances publiques et à une meilleure répartition de la charge fiscale. Mais l’histoire politique en Tunisie nous apprend chaque fois que le gouvernement s’empare du chantier des réformes fiscales, un grand espoir de renouveau apparait. Tout semble possible. Puis, sous la pression des politiques et des lobbies, le gouvernement hésite et pour ne fâcher personne, les mesures annoncées deviennent réformettes.

L’exemple des réformes de 1976 et 1982 est significatif. Elles ont été repoussées par certains (contribuables et des politiques) telles la poussière sous les tapis. Il en est de même des réformes de 2016. Le ministre des finances a martelé que le gouvernement veut rendre lisible et plus juste le système fiscal. A l’intérieur des commissions administratives de réformes, les débats sont au plus fort. Ce sera cependant davantage une manœuvre de diversion.
Pour ne fâcher personne (et en premier lieules députés), les mesures deviennent mesurettes ou plus concrètement des pétards mouillés.

Prenez la réforme annoncée par l’article 35 du projet de laloi de finances pour 2016. Cette fois le gouvernement semble décidé à lutter contre la fraude.

Il est exigé des communes de transmettre à l’administration une copie des contrats de cession ou de location d’immeubles, à l’occasion de l’opération de légalisation de signature. On devine sans peine le barrage effectué par certains députés à ce projet avant même sa discussion par la plénière. Le projet est repoussé. Alors qu’il est déposé tardivement, et vise à mieux contrôler la fraude au moins au niveau:

  • des revenus de location ou de vente des biens immeubles ;
  • de l’origine des revenus ayant servi les acquisitions des immeubles et l’impôt sur les plus-values immobilières à l’occasion de leur vente ;
  • de la limitationen recours massif par les contribuables à la prescription décennale en matière des droits d’enregistrement en ce qui concerne l’acquisition des biens par achat ou succession.

Avec ce comportement, on assiste à d’étranges glissements vers la consolidation de la fraude.

Plus généralement, les leaders politiques n’ont pas compris qu’il ne suffit pas d’avoir raison pour convaincre, et qu’il ne suffit pas d’une loi pour tout changer. Il ne sert à rien de faire voter des lois, si on ne se donne pas les moyens de les mettre en œuvre rapidement. Il ne faut pas, par conséquent, être un obsédé par la loi. Dans les réformes fiscales et de luttes contre la fraude, il faut savoir mettre les choses « à plat », procéder à un constat et à une réflexion secteur par secteur, surtout que la fraude s’est implantée en Tunisie depuis des décennies, et chaque secteur dispose, en la matière, de ses méthodes. La loi ne serait qu’un instrument parmi d’autres, car dans les crises financières, chacun a sa responsabilité : l’assemblée, le gouvernement, l’administration, les contribuables, les syndicats, les patrons, les ordres professionnels, la société civile, etc… L’idée est de donner de la souplesse à la réforme en distinguant la place de la loi et celle de la négociation avec les catégories socialesconcernées. En outre, et dans un rapport récent, l’OCDE insiste qu’en matière de réformes, la démarche visant de relations apaisées est plus productive.

Avec la réforme de la loi de finances de 2016, le gouvernement continue de penser qu’il peut tout décider par la loi. La réforme du régime forfaitaire d’impôts par les articles 17 et 18 de cette loi en est l’exemple.

L’article 17 a en effet unifié à 100.000 dinars le plafond du chiffre d’affaires annuel, susceptible d’être réalisé par les personnes physiques soumises au forfait d’impôts pour les activités d’achat en vue de la revente, les activités de transformation, de consommations sur place et les services. Ce régime est limité à trois ans renouvelables. Il est fixé à :
150 dinars par ans pour les entreprises implantées en dehors des zones communales, réalisant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 10.000 dinars, et 75 dinars par an pour les entreprises implantées en dehors des zones communales.
3% pour les chiffres d’affaires entre 10.000 et 100.000 dinars.

Apparemment, le gouvernement, cette fois, semble s’avancer sur un chemin balisé. Il y a effectivement urgence à réformer le régime forfaitaire, source de fraude. Syndicats, partis politiques et société civile demandaient, depuis fort longtemps, son amélioration dans le sens d’une meilleure répartition de la charge fiscale. Le gouvernement n’a plus qu’à agir. En fait, il n’en est rien. Les fraudeurs ont encore devant eux de beaux jours. Non seulement, le régime forfaitaire n’a pas été supprimé, mais la réforme a engendré plus d’injustice et a repoussé pour des années,toute lutte contre la fraude.

Le choc de réforme et de simplification annoncés fait totalement défaut.Qui peut citer une seule mesure qui change,en matière de fraude, la situation actuelle ?

La catégorie des 10000 dinars, elle ne peut exister objectivement ni économiquement, et encoremoins, fiscalement. Et si elle existe effectivement, elle ne peut concerner que les zones rurales et doit être traitée comme un cas social et non fiscal.
Pour la catégorie des entreprises réalisant 100.000 dinars, elle est actuellement le siège d’une fraude massive.Elle bénéficie désormais et légalement d’une tolérance de la fraude pour trois ans, renouvelables.

Difficulté d’une réforme fiscale

Si réformer le système fiscal paraît aujourd’hui si difficile, c’est parce que le contexte politique, économique et social ne se prête pas à une telle opération.
La réforme fiscale implique plus de rigueurs, plus de sacrifices, plus de prélèvements sur les classes aisées et même sur certaines jouissances de la classe moyenne, au profit du collectif et surtout des régions défavorisées. Il faudrait pour cela une implosion du paysage politique.

C’est bien connu, une réforme d’envergure qu’elle soit économique, sociale, fiscale a d’autant plus de chances d’aboutir qu’elle est menée dans un laps de temps assez court, après un évènement politique d’envergure ou de situation de crise.
La révolution du 14 janvier 2011 a constitué le moment indiqué pour de telles réformes.Mais l’absence d’une véritable période transitoire, conduite par un président élu, surun programme économique, social et fiscal, précis, a retardé, pour un temps, ces réformes et a rendu même ces réformes, quand elles finiront un jour par être réalisées, plus difficiles qu’elles n’auraient été, si elles avaient été appliquées pendant ces moments d’émotion et de fierté nationale, qui suivent toute révolution.

Par ailleurs, l’expérience montre que pour assurer le succès d’une réforme, il ne suffit pas d’en justifier la nécessité, encore faut-il que la réforme soit comprise par ses destinataires et qu’elle soit l’expression d’un consensus politique et social.
Un gouvernement issu d’une élection, même s’il bénéficie d’une majorité confortable, ne peut pas appliquer cette réforme, car elle ne peut être décidée par de simples lois ou décrets. C’est le soutien des partenaires sociaux et de la société civile qui conditionne la réussite de la réforme.

Pour mettre en œuvre une telle réforme, il faut du courage politique et surtout ne pas trembler devant la moindre résistance.

La Tunisie a besoin pour cela d’un chef charismatique. Or, la Tunisie de la révolution est en mal d’un leadership. Elle n’a pas vu, jusqu’à présent, émerger un dirigeant charismatique (et non  pas un homme providentiel) qui peut imaginer un parti moderne, capable d’insuffler un élan nouveau à la modernité, de promouvoir des mesures vitales pour le pays, en s’appuyant, non seulement sur une logique économique, financière et sociale, mais également sur une nouvelle et véritable dynamique politique. D’autre part, de trouver un discours pour l’avenir, de rétablir un minimum de civisme et surtout faire comprendre aux tunisiens que le poids des déficits publics, la dette de l’Etat ainsi que les insuffisances des recettes fiscales et la fraude ont atteint des niveaux dangereux, qui privent le pays de toute marge de manœuvre économique et financière. Il aura ainsi, d’un côté servi une cause délaissée depuis la révolution : celle de la vérité, d’autre part, de montrer que la politique n’est pas forcément impuissante à créer un mouvement d’adhésion populaireet de corriger cette erreur des élites politiques, installées au pouvoir, qui n’ont vu dans la révolution que ses aspects politiques. La révolution s’est trouvée d’ailleurs, très vite au plus mal. Il y avait deux libertés antagonistes. La première est la liberté politique. Elle profite à ceux qui, intellectuellement et économiquement, sont à même d’en user, par les moyens des droits politiques. La seconde est la liberté qui ne pourra fleurir que par le changement de l’ordre économique et social existants. L’erreur est d’avoir confié la gestion des objectifs de la révolution à des hommes « d’ordre » qui acceptent la révolution, non pas par préférence ou par conviction, mais parce qu’il n’est au pouvoir de personne d’agir, comme si elle n’avait pas été. Ils ont été viteconduits à enfermer la révolution dans le passé en la considérant comme achevée. Il en est résulte que cinq ans après la révolution, la dictature est partie, mais l’horizon reste bouché et les exclus d’hier,ils demeurent aujourd’hui.

Alors que si en Italie, en une année, le président du Conseil Matteo Renzi a ouvert un chantier impressionnant de réformes et a pu en réaliser les plus substantielles,la Tunisie, faute de leaders éloquents et charismatique, a vu les gouvernements successifs incapables d’offrir un scénario cohérent et une vision qui aident les tunisiens à surmonter leurs craintes et leurs difficultés. Il ne peut pas en être autrement, dès lors que ceux qui ont pour mission d’appliquer les réformes sontpour la plus part, des conservateurs.

Les circonstances de la victoire électorales en 2014 de « Nida Tounès » étouffent son mandat. Il fut en effet le bénéficiaire de l’humeur des tunisiens du moment, c'est-à-dire le rejet par lassitude, agacement ou allergie,de l’immobilisme et des erreurs de la Troïka et l’agitation du président de la République. Nida Tounès ne cache plus, d’ailleurs, aucune de ses divisions, ni ses divergences. La majorité aujourd’hui au pouvoir montre à quel point le gouvernement est à la fois coupé des réalités et sans vision pour l’avenir.

Toutefois, dans ce contexte de crise économique, financière et sociale et en l’absence d’une stratégie politique et économique, et d’une vision de l’avenir, il est conseillé, en matière fiscale d’appliquer ce qui marche, plutôt ce qui plait, à la droite ou à la gauche.
La priorité n’est ni d’augmenter les impôts ni de les réduire massivement, mais d’essayer, dans la phase actuelle, de lutter efficacement contre la fraude, en modernisant l’administration fiscale, en renforçant l’efficacité des appareils de contrôle et surtout en rompant avec cet Etat fiscal « fainéant » qui, à l’image de l’Etat des mérovingiens – après la mort deDagobert - était dépourvu de l’autorité nécessaire pour imposer ses décisions. Ilvivait sur le passé ou ce qui a pu être conservé.

Modernisation de l’administration fiscale

La conduite du changement implique aujourd’hui la capacité d’assurer, dans de bonnes conditions, le passage d’un ordre juridique et financier anciens à des règles nouvelles. Autant dire que l’enjeu n’est pas mince, parce qu’il s’agit de se départir d’habitudes de plus d’un demi siècle. Ce qui oblige à franchir de nombreux obstacles, tout autant humains et administratifs que conceptuels (respect du principe de sécurité juridique, civisme fiscal, contrôle fiscal, etc…). On s’attachera dans ce qui suit uniquement à l’administration fiscale.

A ne pas en douter, l’enjeu essentiel pour la pleine réussite de la réforme est humain, administratif et technique. La réussite de toute réforme fiscale ou lutte sérieuse contre la fraude exige la mise en place d’une administration dense, expérimentée, capable d’accomplir des opérations fort compliquées. L’enjeu est également de parvenir à rationaliser les divers organes administratifs existant, de simplifier leur fonctionnement, notamment en vue de mieux maîtriser la politique fiscale. A ce niveau, il est admis que sans réforme de l’Etat, il n’y aura pas de redressement des finances publiques, et sans modernisation de l’administration, il n’y aura pas de réforme de l’Etat. A cet égard, il y a lieu de faire les remarques suivantes:

On acoutume de considérer l’administration héritée du protectorat comme refuge au sein d’un monde politique chaotique, et comme serviteur du devoir de l’Etat et de l’intérêt général.
L’affaiblissement de l’Etat (surtout depuis 2011) marque un terme à une politique révolue, la fin de l’idée de l’intérêt général et le début d’une ère nouvelle, marquée par la montée en puissance de l’individualisme où l’on pense à soi, avant de penser aux autres et qu’à se servir. Les fonctionnaires entendent désormais profiter de leur rente de situation : la recherche des emplois les plus rémunérés et le maximum d’avantages en nature (voyage, voiture de fonction, bons d’essence, logements de fonction…).

Il est temps pour le gouvernement de prendre conscience que l’avenir pour l’administration (surtout financière) n’est plus l’administration classique. En effet, les fonctionnaires, toujours de plus en plus nombreux, donnent l’impression qu’ils ne sont plus sûr d’eux-mêmes, qu’ils ne croient plus réellement à ce qu’ils font, qu’ils ne voient plus guère la ligne d’horizon, celle de l’intérêt général, qui devrait être cependant le leur.
Plus concrètement, les administrateurs qui ont pour charge de faire respecter la loi fiscale ne sont plus adaptés à la situation actuelle. Ils agissent, non seulement dans un espace différent des contribuables, mais aussi dans un temps différent. En d’autres termes, alors que le XXIème siècle économique, financier, technologique se construisent et se développent à une vitesse considérable, l’administration fiscale tunisienne a encore pied au XXème siècle, voire même au XIXème siècle.

Par ailleurs, avec l’évolution en cours de l’implantation géographique de la population, des activités économiques, des avancés technologiques, la Tunisie s’est transformées, impossible alors de continuer à concevoir une administration qui règle, au mieux avec prudence, les rapports entre les intérêts de l’Etat et ceux des contribuables.

Comme beaucoup de pays développés, il faut rompre avec cette administration classique et concevoir une nouvelle, capable de recruter des jeunes, qui sont capables de promouvoir des mesures et des techniques nouvelles et, qui pensent la fiscalité dans les décennies à venir.

De ce point de vue, les expériences ne manquent pas, et avec le recul nécessaire, permettent de tirer quelques enseignements pour éclairer les débats en Tunisie. En effet, dans beaucoup de pays avancés, on assiste à la mise en place progressive d’un mode de gestion des administrations fiscales, fondé sur l’autonomie et la collégialité. L’administration fiscale y est souvent organisée en « agence ». Il s’agit d’une structure séparée du ministère des finances, dotée d’une gestion autonome, dirigée par un conseil d’administration et soumise à un contrôle stricte du parlement et du gouvernement. En contrepartie l’agence s’engage à réaliser un programme de contrôle et de recouvrement des impôts.
Cette nouvelle structure administrative met en avant la responsabilité des gestionnaires des services qui leur sont confiés. Elle vise à changer l’action publique par une nouvelle « gouvernance » s’appuyant sur des compétences et permettant la mise en place d’un système d’informations et de communications fiable et cohérent.

Dans ce domaine, l’expérience de la Suède, parait particulièrement significatif.

La Suède, qui a un peu moins de dix millions d’habitants, se caractérisait dans les années 1992-94 par une dette publique (85% du PNB) et un chômage élevés, une production en stagnation et une grogne populaire.
En réaction à cette crise, l’Etat a agi sur plusieurs fronts : réforme du système fiscal (en le simplifiant et le rendant plus incitatif), et de l’Etat (amélioration de l’efficacité des dépenses publiques) et surtout l’efficacité de l’administration fiscale. Elle a également multiplié le nombre d’institutions de formation.Ainsi, dans le souci de simplifier et de rationaliser les relations de l’administration avec les contribuables, les déclarations annuelles de revenus sont pré-remplies par l’administration à partir des retenues à la source. Les informations fournies par l’informatique sont envoyées aux contribuables par écrit ou par simple SMS. Dès 1996, l’administration d’Etat est séparée en 14 ministères et de nombreuses agences de gestion. Les ministères, de taille réduite, ont un rôle d’état major. A titre d’exemple, le ministère des finances ne dispose que de 500 agents, le plus grand nombre est affecté aux agences. La Suède affiche aujourd’hui des performances économiques enviables …

N’en déplaise aux élites dirigeantes, les gouvernements qui ont accédé au pouvoir après la révolution donnent le sentiment d’une inertie coupable : absence de réformes économiques, sociales et fiscales d’envergure et de volonté manifeste de lutter contre la fraude et la corruption.

Faut-il le rappeler, l’histoire, souvent tend à se répéter. La révolution française de 1848 a été faite en février au cri « vive la réforme ». Les hommes politiques, installés au pouvoir, ont ignorés les réformes économiques et sociales et ont consacré leurs réformes aux droits politiques. La révolution s’est trouvée très vite au plus mal.Viennent alors les journées de juin 1848, l’élection ensuite du prince Louis Napoléon Bonaparte, le coup d’Etat en 1851 et le rétablissement de l’empire en 1852.

Si la classe politique qui s’est installée en Tunisie après la révolution ne comprend pas que tout est à revoir dans le rôle et le fonctionnement de l’Etat et que le pacte fiscal reste à reconstruire, si elle persiste à ne vouloir rien entendre, si elle n’est pas capable de lire le monde actuel et de se débarrasser de ses intérêts personnels, si elle se montre incapable d’être en phase avec le peuple, il est certain que les tunisiens ne pourront plus aller avec cette élite dirigeante, sourde et vivant dans le monde d’hier. Pour le surplus,si cette classe croit encore qu’elle pourrait faire une Tunisie sans le peuple et les données scientifiques, techniques, économiques et politiques nouvelles, elle courra des risques mortels et prépare des lendemains toujours plus amers.

Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis II

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1 Commentaire
Les Commentaires
Rafik Sfar-Gandoura - 01-03-2016 13:16

Le Professeur Ayadi expose une fraude monumentale qu'il faudra rectifier d'urgence. La contrebande et la fraude fiscale sont particulièrement nuisibles aux recettes de l'Etat et présentent un vrai obstacle à la justice sociale. "Ne dormez pas tranquilles!" Réveillez-vous et rêvez d'un avenir plus prospère, en investissant dans des écoles bien équipées, des hôpitaux propres et bien encadrés, un environnement sain et une infrastructure sociale généreusement financée pour que la pauvreté soit éradiquée. La contribution fiscale équitable est un devoir citoyen. Osons rêver un peu!

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