« Joint au téléphone quelques heures après l’annonce du Prix Nobel, Kamel Jendoubi peine à le croire, écrit Laurent Marchand ce samedi 10 octobre, dans Ouest-France. Les années d’efforts, de résistances, de lutte de milliers de militants syndicaux, d’avocats, de militants des droits de l’homme, sous Ben Ali et depuis la chute de Ben Ali, sont enfin récompensés. Dans une Tunisie repliée sur ses énormes problèmes économiques, sécuritaires, politiques, la nouvelle du Nobel de la Paix, attribué au Quartette de la société civile qui est parvenu à maintenir le processus de transition démocratique sur ses rails, est arrivée comme un éclair en pleine nuit. « Je n’arrive pas à maîtriser mon émotion », me dit Kamel. « Il y a des émotions parfois qui te neutralisent, tellement elles sont fortes ». Le choc, dit-il, c’est comme un « choc thermique. On passe d’une situation où on traite beaucoup de problèmes, une espèce de sinistrose qui domine, on parle beaucoup des questions qui sont négatives, le terrorisme etc… Et soudain, on a une espèce d’éclair qui arrive. Au point que même certains amis n’arrivent pas encore à mesurer la portée, l’importance d’un tel événement ». Alors l’entretien commence. Kamel Jendoubi est actuellement ministre au sein du gouvernement tunisien en charge des relations avec les organes constitutionnels et la société civile. D'avril 2011 à février 2014 il a été à la tête de l'Instance indépendante chargée d'organiser et d'accompagner le processus électoral.
A qui est-il attribué ce Nobel?
Il y a sans doute plusieurs messages. Bien sûr, ce prix va directement au Quartette mais au-delà, c’est aux Tunisiens qu’il est décerné. A une école tunisienne, pas à un modèle tunisien. Une école qui s’est particularisée, qui s’est peut-être distinguée, dans ce printemps arabe, à démontrer une approche de règlement basée sur le dialogue, pour gérer les conflits. Cet esprit, c’est aussi un message aux autres pays arabes. C’est une façon de dire que la valeur du dialogue, et ce choix fait par les Tunisiens, est le bon. Le plus pur, si on veut accéder à la modernité politique, à la démocratie. Les coups d’Etat, la violence ne peuvent constituer un vecteur de développement, et donc de prospérité et donc de paix.
Qu’entend-on par société civile quand on se bat à Tunis ?
Je pense que c’est aussi un message pour le travail collectif. Les peuples font un apprentissage par le collectif. La société civile tunisienne, ce n’est en réalité qu’un ensemble de collectifs, plusieurs groupes qui se sont réunis, et qui ne s’est pas limitée à un rôle de contrôleur ou de critique, mais elle s’est impliquée dans le processus de transition. Dans la construction d’un équilibre démocratique.
C’est donc pour vous d’abord un prix à l’engagement collectif…
Oui, c’est une reconnaissance de l’action collective. Après tout, un Nobel est souvent attribué à une personne ; et là, à un groupe, donc on peut dire qu’il est attribué à chacun. L’UGTT c’est 500 000 adhérents.
Depuis 2011, qu’est-ce qui a permis de garder en vie le processus démocratique ?
La Révolution, même s’il y a débat sur le terme même, a été faite par des jeunes, qui n’ont pas souscrit à une idéologie. Le départ de Ben Ali a ouvert un processus auquel on n’était pas préparés. On a été pris de court, comme aujourd’hui d’ailleurs par l’annonce du Prix Nobel, de manière positive. Je crois que dès le départ nous avons eu un problème pour gérer cette transition. Et quand on revient sur ce qui s’est passé depuis 2011, on voit bien que la première séquence, du 14 janvier 2011 aux élections du 23 octobre, a été en réalité dirigée, administrée, par la société civile. Par l’intermédiaire de la Haute Instance.
Dès le début ?
Oui, il n’y avait plus d’institutions à ce moment-là. On a suspendu toutes les institutions d’ancien régime, et on a créé cette instance intermédiaire, avec 160 membres. Une dizaine de partis à tout casser, et le reste c’était la société civile. Les associations, il n’y en avait pas autant qu’aujourd’hui, dont la Ligue des droits de l’homme, dont l’UGTT, l’Utica, le Conseil de l’ordre. Et puis des personnalités universitaires, culturelles, économiques. Cette première séquence, qui n’a pas dérapé, était réellement gérée par la société civile. Même si on avait un gouvernement provisoire.
Qu’est-ce qu’il reste à son actif ?
C’est cette instance qui a délibéré sur les principaux textes qui, jusqu’à aujourd’hui, encadrent les libertés individuelles et collectives en Tunisie. Le texte sur les partis politiques, un décret-loi préparé par cette instance en 2011. Le texte sur le droit d’association, aussi. Ceux sur les médias, et toujours en cours, et le document sur les élections. Ensuite, après les élections, la deuxième séquence a été gérée par les partis politiques. Et là on a vu les quelques dérapages, qui démontrent, en gros, que ces partis, nos partis, n’étaient pas mûrs pour la gestion des affaires publiques. Je dirais même que les acteurs de la société civile ont fait montre d’une maturité supérieure. Dans le sens où ils s’élèvent au niveau de l’intérêt national, et ont plus de capacité à dépasser leur corporatisme pour pouvoir quand il le faut mettre l’intérêt du collectif au-dessus… Ce n’est pas le cas des partis politiques.
En général ou en particulier ?
Est-ce par nature ? Je ne sais pas… En tous les cas, à chaque fois qu’il y a eu un dérapage, la société civile est intervenue d’une manière organisée pour pouvoir rectifier, remettre les pendules à l’heure. Pour l’intégrité, l’intérêt supérieur collectif, l’intérêt national… On l’a vu dans les différentes phases. Et même dans les moments difficiles, pour l’adoption de la constitution, c’est la société civile. De même, lorsqu’il y a eu les premiers assassinats politiques, on a vu de formidables réactions. Aussi lorsqu’on a eu les attentats, la société a manifesté et agi. Nous avons depuis 2011 organisé quatre élections majeures, et elles se sont passées, en règle générale, de manière pacifique. Je crois que là aussi le poids de la société civile a été déterminant. Réellement. Ce n’est pas seulement un contrepoids, un contrepouvoir, c’est un poids actif pour que l’objectif commun, réussir la transition, soit atteint.
La présidente du comité Nobel a souligné le dialogue avec les islamistes. C’est unique dans le monde arabe ?
Le dialogue en Tunisie a une profondeur historique et culturelle. Le dialogue vient d’une vieille tradition, qui trouve ses racines principalement dans le syndicalisme tunisien. Que signifie être syndiqué, c’est organiser d’une manière intelligente et pacifique la conflictualité sociale pour arriver à un résultat bénéfique à la collectivité. Ce syndicalisme nous est arrivé, historiquement, de la France, mais on l’a « tunisifié » en quelque sorte, on l’a intégré dans les gênes culturels tunisiens.
Depuis combien de temps ?
Cela fait plus d’un siècle que les Tunisiens ont appris à organiser leur conflictualité, et cela a rejailli sur d’autres structures. Le fait de se mettre autour de la table pour discuter, est une pratique bien enracinée. On sait que les Tunisiens se disputent énormément. Comme tout le monde, sans doute, mais davantage encore je crois. Il y a aussi un autre élément qui donne un sens au dialogue, c’est que depuis le XIXè siècle la réflexion de l’élite tourne autour du rapport entre les gouvernants et les gouvernés. Quand on a traversé les crises les plus graves durant la révolution, tout cela est ressorti. La population a fait la garde pour se retrouver ensuite autour d’une table. C’est pour cela que les acteurs , comme l’UGTT et les autres ont organisé le dialogue avec le pouvoir décapité pour créer cette Haute Instance… De la même manière, après les élections, aux moments les plus durs depuis le premier assassinat de Belaïd jusqu’à celui, surtout, de Brahmi, c’est là qu’on a trouvé l’utilité de ce dialogue. Nous n’avons pas d’autres choix que de se mettre autour de la table pour réaliser des objectifs communs. Elections pour donner la légitimité, une constitution pour pouvoir le faire etc…
Quel a été le poids du contexte régional sur les islamistes tunisiens, notamment la réaction de l’armée égyptienne ?
Enorme. Il faut d’abord préciser que le dialogue avec les islamistes existait ici avant la révolution, mais il était marginalisé. A l’époque, le pouvoir a bipolarisé la vie politique. Le choix pour les gens était d’être avec lui ou contre lui, étant bien entendu qu’en dialoguant avec les islamistes on était par définition contre le pouvoir. D’autre part, quand les islamistes ont intégré le champ politique, ils ont gagné les élections. C’était dans un contexte régional où on a vu cette marée victorieuse. Et cette pente les a un peu bluffés. La victoire électorale en Egypte a donné peut-être à certain l’idée qu’ils pouvaient gouverner durablement, prendre les rênes du pouvoir de manière quasiment définitive. Et il y avait donc une interférence directe entre ce qui se passait en Egypte et dans le monde arabe et en Tunisie. Le fait que les Frères musulmans aient été réprimés, violemment écartés du pouvoir au Caire, a fait perdre au mouvement islamiste cette dimension. Cela les a fait réfléchir sur la nécessité de revenir à une posture plus de dialogue pour trouver les compromis nécessaires afin d’éviter le bain de sang des autres pays arabes. A mon avis, l’influence a été essentielle, pour ne pas dire déterminante.
Comment ce prix est accueilli en Tunisie ?
Je peux te dire que la première réaction que j’ai eue, c’est un ami qui m’a appelé. Il me parlait en pleurant, et il m’a fait pleurer d’émotion. Il y a deux réactions. Des gens comme moi, à mon âge, parce que j’ai vécu en France, je regarde le monde, on est aux anges. Un sentiment de fierté mesurée, de joie. Et puis il y a aussi beaucoup de gens ordinaires qui sont tellement pris par les problèmes de la vie quotidienne qu’ils ne mesurent pas l’importance de ce qui s’est passé. Ils pensent la construction du pays sans regarder le monde autour de nous. Alors que le monde nous regarde d’une manière absolument incroyable. Nous avons un regard de l’extérieur qui est très valorisant, mais une partie de l’élite ne regarde pas le monde. Il faut qu’on pense la Tunisie en pensant au monde, c’est comme cela qu’on peut être dans le sens de l’Histoire. On ne peut pas penser la Tunisie sans penser le monde, c’est impossible. Donc on est très heureux, alors que nous avons énormément de problèmes, c’est quasiment la sinistrose ici. Avec un peu de temps, tout le monde appréciera à sa juste valeur ce Prix. Maintenant il ne faut surtout pas oublier la Tunisie. Autant on est heureux, autant il faut toujours se rappeler que cette révolution a été faite par les jeunes. J’espère, d’une certaine manière, que le prix ira à la jeunesse tunisienne, qui vit une situation de décrochage par rapport à cette transition. Beaucoup ne se retrouvent pas dans la réalité d’aujourd’hui".