Opinions - 20.09.2014

Mustapha Tlili: De coûteuses chimères arabes

A l'exception de la Tunisie, aucun Etat arabe n'a pu maintenir l'élan pro-démocratique suscité par le printemps arabe. Tous les Etats arabes, à l'exception de la Tunisie, manquent d'une forte identité nationale. Afin de surmonter ce triste legs, les gouvernements arabes devront élaborer un nouveau contrat social entre les autorités et les citoyens. Grâce à l'établissement d'un tel contrat, une identité nationale distincte – et, en fin de compte – une allégeance nationale s'instaureront et mettront ces pays sur le long chemin de l'expérience démocratique.

Le printemps arabe avait apporté l'espoir d'une ère nouvelle – au cours de laquelle la Tunisie, l'Egypte et d'autres pays souscriraient aux idéaux et aux pratiques de la démocratie. Mais les mois qui ont suivi le renversement des présidents Zine El Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak ont révélé de graves malentendus au sujet de la difficulté de réaliser une démocratie effective.

Deux factions politiques ont exploité ces malentendus. L'une – les Islamistes – a prétendu louer la démocratie, mais ne souhaitait secrètement qu'imposer son idéologie messianique. L'autre –  les reliquats de l'élite qui avait prospéré sous les anciens régimes – s'est efforcée de perpétuer ses avantages économiques et politiques. Ces forces ont vite essayé de profiter du désordre.

Actuellement nous sommes témoins des conséquences néfastes des efforts des Islamistes et des anciens régimes : l'Egypte semble régresser vers son état précédent, le chaos règne en Libye, et la Syrie et l'Iraq (en plus des atrocités commises par leurs propres régimes) doivent faire face aux horreurs de l'Etat islamique en Irak et en Syrie (EIIS).

Ces bouleversements découlent de la faiblesse du lien entre les gouvernements arabes et les populations sur lesquelles ils règnent. Et sans le lien solide de l'identité nationale, les pays arabes peuvent-ils espérer vaincre les sombres forces qui s'opposent à eux ?

Le problème remonte à des arrangements coloniaux mal conçus, dont le pire est l'accord Sykes-Picot. En 1916, en pleine première guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne convinrent en secret de découper le Moyen-Orient en pays nouvellement imaginés, devant être régis par leurs empires. Elles le firent sans que quiconque connaissant bien les cultures et les peuples de la région n'apporte la moindre contribution, et encore moins une personne de la région elle-même. Les nouvelles frontières divisèrent des tribus, tout en obligeant d'autres tribus n'ayant aucun lien historique entre elles à partager le même pays. Malgré leur nature artificielle et aléatoire, pour l'essentiel ces frontières restent encore intactes de nos jours.

Afin de surmonter cette histoire troublée, de nombreux Arabes ont traditionnellement recherché l'unité dans une identité arabe commune. Ils se tournent vers des dirigeants charismatiques comme l'ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser pour essayer de parvenir à un seul Etat pan-arabe, au lieu de faire confiance à leurs propres pays et gouvernements. Ils pensent à tort que, étant donné que l'Irak est une création de l'Occident, les Iraquiens ne devraient pas considérer que leur gouvernement soit légitime.

Mais comment un Etat peut-il s'acquitter de ses obligations tout en sachant qu'il n'acquerra jamais de légitimité aux yeux de son propre peuple ? Il en résulte malheureusement que de nombreux gouvernements arabes négligent purement et simplement leurs obligations envers leurs populations.

De fait, la "nation arabe" est une illusion qui masque les patrimoines culturels spécifiques aux nombreuses populations arabes. Cette illusion – ou, plus précisément, cette chimère – peut empêcher les peuples arabes d'agir en fonction de leurs intérêts supérieurs, bien qu'ils en partagent certainement plusieurs, car nombre de ces intérêts ne coïncident pas nécessairement.

Au cours d'années récentes, une seconde chimère, encore plus toxique, s'est développée : la chimère de l'Umma – un mot arabe qui se réfère à la communauté islamique supranationale –, au moyen de la restauration religieuse du califat, pourtant aboli par Ataturk après l'effondrement de l'empire ottoman. La notion d'un califat islamique régional ou mondial était d'abord devenue populaire à l'époque contemporaine en Egypte, grâce aux ouvrages de Sayyid Qutb, dont la philosophie a jeté les fondements des Frères musulmans et de l'idéologie islamiste. Par la suite, cette croyance en un califat moderne a été adoptée et radicalisée plus avant par Al-Qaïda. A présent l'EIIS semble décidé à faire de ce mythe une terrible réalité.

La solution est peut-être de créer un lien plus fort entre le gouvernement et sa population : un lien de citoyenneté entre chaque individu et l'un des 22 pays arabes, plutôt qu'avec le "monde arabe", la "nation arabe" tout entière, ou encore avec l'Umma islamique. Le renforcement des identités nationales par l'entremise de la citoyenneté permettrait aux pays et tribus arabes de célébrer leurs identités singulières plutôt que de les occulter.

Cette tâche n'est pas facile : afin de susciter un profond sentiment de citoyenneté et d'identité nationale, un pays donné devra promouvoir l'éducation moderne et laïque et le développement économique et social en faveur de la majorité pauvre de la population. Les systèmes politiques devront être restructurés au moyen de l'adoption de constitutions laïques garantissant l'état de droit, l'équilibre des pouvoirs et des élections libres, honnêtes et périodiques. La société civile devra soutenir les voix de la raison pour combattre les extrémistes. Les élites arabes devront renoncer à la démagogie et entreprendre la tâche ardue et radicale d'un examen d'elles-mêmes, qui pourrait les conduire à une approche plus saine et plus productive de la politique en tant qu'art du possible. Le plus important, c'est qu'il faudra du temps pour qu'une nouvelle classe de citoyens instruits et éclairés monte en puissance, convaincue que la démocratie laïque et libérale, telle qu'elle s'est développée en Occident au cours des 300 dernières années environ, constitue la meilleure voie vers la prospérité et la coexistence pacifique.

Prenons l'Europe, où la notion d'Etat-nation apparut dans les Traités de Westphalie en 1648. Ce n'est que 300 ans plus tard, avec les précurseurs de l'Union européenne, que les peuples de l'Europe ont commencé à imaginer qu'ils faisaient partie d'une seule entité. L'identité européenne est maintenant devenue plus forte, mais elle continue de s'ancrer dans les cultures particulières des différents pays. Il n'existe pas d'Europe sans la Belgique, la Pologne, le Portugal ou encore la Norvège.

Les pays arabes peuvent-ils tirer des enseignements de l'expérience de l'Europe ? Le rêve d'un "monde arabe" uni devra peut-être attendre que les différents pays arabes deviennent mieux définis. Le moment est maintenant venu de renforcer les identités nationales arabes et de forger les liens de la citoyenneté, avec tous les droits et devoirs qu'elle entraîne.

 Mustapha Tlili
Ecrivain et chercheur à la New York University (NYU),
est le fondateur et le directeur du Centre de NYU pour les dialogues :
le monde islamique - les Etats-Unis - l'Occident.
Il est membre du Comité consultatif de Human Rights Watch
pour la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
6 Commentaires
Les Commentaires
T.B. - 20-09-2014 15:48

Je suis parfaitement d´accord avec votre analyse Mr. la politique est l´art du possible, et les problèmes d´identités qui se trouvent dans les pays arabes ne peuvent plus être résolus; d´abord les anciens arabes n´ont pas pû resoudre cette question, je parle des arabes du 7e. et 8e et aprés, et puis le colonialisme a plus compliqué l´histoire que nous connaissons actuellement. Il n´ya pa de doute que la solution se trrouve dans un système démocratique où regne les droits des citoyens égaux en droits dans les domaines politique , social et culturel, et la creation d´une citoyenneté veritable.

Bechir Toukabri - 21-09-2014 11:13

Il est malheureux que certains "intellectuels" Tunisiens s'ils n'utilisent pas les mêmes concepts qui sont utilisés par les pays occidentaux, pour expliquer la réalité, ils recommandent effrontément d'appliquer les valeurs de ces mêmes pays occidentaux dominants pour expliquer la réalité de leur pays. Est-ce de l'ignorance? Travaillent-ils comme exécutants de leur idéologie impérialiste? Leur pensée est-elle asséchée à ce point?

T.B. - 22-09-2014 00:26

Il necessaire de faire la difference entre la démocratie et idéologie. la démocratie qui est un regime ou une forme de gouvernement avec des regles bien connues universellement par ex.: la separation des pouvoirs, les elections périodiques transparente et libres, et l´ideologie qui un système d´ídées acceptés par les gouvernements démocratiques etl´ONU. Mais l´origine de l´ideologie des droits de l´homme se trouve dans toutes les cultures et ´religions. Le prophète lui-même a acheté un esclave pour le libérer et l´Islam est contre l´esclavage, de meme les civilisations plus anciennes comme les babyloniens, Platon aussi a déjá parlé d´un droit naturel de l´homme etc.. Si maintenant l´Occident pretend que tout vient de lui, c´est de la propaganda d´embellissement. Mais la démocratie est appliquée chez lui, l´ideologie des droits de l´homme a des problemes surtout chez la droite Occidentale. Tout ca c´est connu. Seulement l´Occident ne peut pas tricher, au moins dans ses pays,contre la démocratie parce que ca sera très grave pour lui-même. Mais il evident l´égalité entre les peuples et tous les individus independemment de la religion et la race n´est pas toujours apppliqué.Mais la Tunisie n´est pas obligé de faire comme l´Occident sur ce point.

Bernard Bigenwald - 22-09-2014 02:36

L'article de M. Tlili rappelle un certain nombre d'évidences, qui devraient s'imposer peu à peu, mais la réaction de M. Toukabri démontre que ce ne sera pas sans mal, tant la tentation de repli sur des illusions voire des délires est présente, drapée dans la fierté chauvine.

Mohamed Obey - 22-09-2014 08:33

@ "M.Mustapha Tlili: De coûteuses chimères arabes". Je salue l'écrivain pour sa très juste lecture du processus historique qui a mis en exergue les notions de 'Nation' arabe chère aux pan-arabistes(Bâath avec toutes ses ramifications libérales ou socialistes), puis la notion de la 'Umma' utilisée par les Islamistes de tout bord. La ligne argumentative de cette thèse est que ni le Panarabisme ni l'islamisme ne semble porter solution aux problèmes des pays arabes, y compris ceux qui sont en train de traverser les vagues les revers du Printemps. Oui, Je soutiens cette analyse et je veille sa dissémination dans tous les milieux pour contribuer même une part humble à la reconstruction du pays ravagé par les excès idéologiques. Par cette occasion je demande pardon à notre Président Bourguiba qui, je ne savais point, parlait avec raison. Ce qui ne frappe aujourd'hui a des causes qui remontent à la pe=ériode coloniale et ses maudits les Accords de Sykes-Picot. C'est à dire à ces morcellements opérés dans le corps et le droit international. Mais ce qui ne m'intrigue plus, c'est cette fragile robustesse des alliances occidentales...qui attendent le moment M pour tomber comme château de sable. Regardez l'Ukraine! la Notion de frontière n'est plus un fait garanti par les gouvernements: l'histoire de l'Etat-Nation sera peut-être réécrite un jour J, quand l'équilibre géopolitique est menacé d'éclatement. Regardez l'Ecosse qui a dû contaminer quelque province d'Espagne. C'est un effet-domino. Les pays qui détiennent les reines de la politique internationale ont créé ce qu'on appelle L'Etat de Daech, je ne sais pas s'ils le regrettent ou s'il sont vraiment préoccupés par le gigantisme de ce fléau. Ils le sont; mais ils l'instrumentalisent pour en extraire plus de profits. Ne sont-ils pas des investisseurs capitalistes? PS: Cette analyse est un MUST pour la compréhension de la période post-printemps!

MENZLI ADEL - 22-09-2014 17:42

Bravo, M. Tlili d'écrire un tel papier sans dire un mot du rôle des Etats Unis et sans évoquer la question palestinienne. C'est un tour de force! Peut-être ne prenez-vous pas assez le métro à New York et peut être que vous ne voyez pas la pub sur les bus de cette ville. L'Islam et les Arabes sont stigmatisés dans le cadre de la liberté d'opinion. Mais vous tenez aussi à garder votre "tenure" (titularisation)à Columbia)Vous devriez lire un vieux livre. Celui de Julien Benda sur "La trahison des clercs". Adel Menzli, Université catholique de Louvain (Belgique)

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.