News - 31.03.2014

Une conférence monocolore dédiée à l'islam et à la démocratie

Au moment où la Tunisie fait face à des difficultés économiques endémiques et à une menace terroriste inquiétante, au moment où la cohésion est nécessaire pour créer les conditions propices à la réussite de la transition démocratique, le débat à une conférence internationale dédiée à l’islam et à la démocratie a été focalisé sur des questions susceptibles de cliver la société en deux pôles quasi-antagoniques, entre islamistes et laïcs.

Pourtant les thèmes au menu de cette 3ème Conférence internationale annuelle organisée vendredi et samedi par le Centre d’Etudes Islam & Démocratie (CSID), était copieux et variés, puisque les intervenants d’une vingtaine de pays étaient invités à réfléchir sur les réalisations et les défis économiques et financiers de la transition démocratique en Tunisie post-révolution, tels que les risques de la violence et du terrorisme, le rôle de la société civile et des médias pour  la réussite de cette transition, la justice transitionnelle et la réforme du système judiciaire en vue d’élections libres et transparentes, la culture et l’éducation civique …

Certes, toutes ces questions ont été largement débattues et les réponses fusaient de partout, les nombreux participants, désormais rompus aux débats boulimiques engendrés par trois années de liberté d’expression, s’arrachant une parole minutieusement chronométrée.

Et ce ne sont pas les idées judicieuses et salvatrices qui ont manqué. Ce qui a cruellement manqué, c’était le temps. Au terme de ce rendez-vous annuel, on avait encore soif de parler.

Moments forts

Du reste, tout était minutieusement réglé, de l’ouverture --en présence notamment de Rached Ghanouchi, le chef du parti islamiste Ennahdha au pouvoir, de Mounir Tabet, le représentant résident de l'Organisation des Nations Unies, et de nombreux ministres ou ex-ministres--, jusqu’à la clôture, rehaussée par la présence du ministre des Affaires religieuses, Mounir Tlili, et du célèbre théologien, exégète du Coran et professeur des affaires internationales et études islamiques à l'Université de Georgetown, John Esposito.

Les moments forts de la conférence ont été sans conteste le «Forum des Ambassadeurs » qui a accueilli M. Mounir Tabet et les ambassadeurs de France, François Gouyette --qui a impressionné par sa maîtrise de la langue arabe--, du Royaume-Uni, Hamish Cowell, d’Inde, Nagma M. Mallick, et d’Allemagne, nouvellement nommé à Tunis mais qui a déjà annoncé la couleur : un soutien financier et une assistance technique tous azimuts. Car pour lui «le principe est simple: si la Tunisie va bien, l’Europe va bien».

Tous se sont relayés pour apporter le soutien de leurs pays et/ou de la communauté internationale à la Tunisie qui, selon M. Cowell, doit être «un exemple à suivre et non une exception».

L’autre moment fort fut le banquet-débat sous la tente cinq étoiles de l’hôtel paradisiaque «Carthage Thalasso» qui a vibré sous les applaudissements nourris durant l’intervention du sociologue et politologue français, spécialiste de la mouvance islamiste, Vincent Geisser, qui s’est livré à un réquisitoire en règle contre l’élite politique tunisienne.

Le tout a été concocté par le concepteur du CSID, également directeur de ce think tank, Radwan Masmoudi, un chercheur-ingénieur honni par ses détracteurs, qui le considèrent comme le «cheval de Troie des Américains» et lui reprochent sa proximité avec Ennahdha, et adulé par ses admirateurs pour son combat inlassable pour la promotion d’un islam compatible avec la démocratie, autrement dit, un «islam light».

Diabolisation, bipolarisation

C’est probablement la raison pour laquelle les leaders de l’opposition et les activistes indépendants de gauche, invités à la conférence, ont brillé par leur absence.

Parmi eux figurent notamment le président de Nidaa Tounes, Béji Caïed-Essebsi, qui selon M. Masmoudi, «s'est excusé sans donner d'explications», Taïeb Baccouche, secrétaire-général du même parti, Ahmed Nejib Chebbi, président du parti Joumhouri, Kamel Morjane, président d’Al-Moubadara,  Samir Bettaïeb, porte-parole d’Al-Massar, Mohamed El-Hamdi, chef de l’Alliance démocratique, Radhia Nasraoui et Gilbert Naccache, deux activistes indépendants de gauche…

La Suspicion, la méfiance et la crise de confiance sont encore plus évidentes dans les interventions de certains hommes politiques lorsqu’il s’est agi de dresser la liste des plus grands défis pour la transition démocratique.

Ainsi, pour M. Slim Ben Hmidane, du Congrès pour la République (CPR, membre de la Troïka sortante) et ex-ministre des Domaines de l'Etat et des Affaires foncières, l’un des plus grands défis pour la transition démocratique c’est la «baltaja» (terme qui désigne en Egypte les voyous du pouvoir) politique, partisane, syndicale et médiatique, accusée de chercher à démanteler l’Etat, au nom de revendications excessives ou de manifestations de rue qui ne seraient légitimes que sous une dictature».

M. Mohamed Abbou, le secrétaire général du Courant Démocratique et ancien ministre auprès du Premier ministre chargé de la Réforme administrative, a mis en garde contre ceux qui cherchent à «briser le consensus», et M. Mohamed Goumani, le président du parti de la Réforme et du développement, contre «les voix qui appellent au report des élections» prévues avant la fin de l'année.

La Diabolisation de l’autre a été encore plus évidente lorsqu’il s’est agi de parler du dialogue entre islamistes et laïques et des moyens de  construire un terrain d'entente entre eux, ou lors de l’analyse des expériences de transition démocratique dans d'autres pays du «Printemps arabe», en particulier l’Egypte et Bahreïn.

L’assistance étant quasi-exclusivement islamiste ou islamophile, il fallait donc «taper sur» le laïcisme, le modernisme, le gauchisme, le libéralisme, voire le bilinguisme…

Le professeur Mahmoud Dhaouadi,  qui était invité pour parler de «l’affaiblissement de l'identité arabo-islamique dans les sociétés arabes», s’est évertué à démontrer que les laïcs, les modernistes et les gauchistes sont atteints de traumatisme identitaire, d’une sorte de «schizophrénie linguistique et religieuse» susceptible de les pousser à l’exclusion des islamistes, ce qui, selon lui, ne les habilite pas à respecter et à appliquer les choix démocratiques.

C’est pourquoi lorsqu’un Tuniso-Suédois a osé demander durant le débat, non sans prendre le soin de préciser d’emblée qu’il est «à 100% musulman et 100% arabe», si quelqu’un peut avoir deux ou plusieurs identités à la fois, aucune réponse ne lui a été fournie.

Dans le même ordre d’idées, le juriste égyptien Karim El Chazli, et son compatriote et chercheur Rajab Sayed Eddousaki, invités, le premier à parler du rôle de la magistrature égyptienne dans la transition démocratique, le second à expliquer ce qu’est le sécularisme en matière de politique, ont versé dans … le manichéisme.

Le premier, fort de la condamnation à mort de 529 partisans des Frères musulmans en Egypte lors d'un procès expéditif qui a suscité la consternation au sein des organisations de défense des droits de l'Homme et de la communauté internationale, a mis toutes les forces politiques (anti-fréristes) dans le même sac. «L’opposition laïque approuvent le verdict, même s’il est inique», a-t-il conclu.

Le deuxième, également horrifié par le verdict, a affirmé, sans aucune nuance, que «les laïcs Egypte ont renoncé aux principes qu’ils revendiquaient, tant qu’ils peuvent réprimer les frères et se débarrasser d’eux». C’est blanc ou c’est noir.

Ni homo-islamitus, ni homo-laïcitus

Et puis ce fut l’entrée tonitruante de Vincent Geisser qui devait débiter un long réquisitoire acerbe contre « les élites qui s’imaginent apprendre la démocratie aux citoyens tunisiens qui ont des préoccupations sociales, des préoccupations économiques et qui n’entrent pas dans ce jeu politique fait d’anathème, de violence verbale et refusent massivement cette bipolarisation idéologique et culturelle qui vise à nous faire croire à l’existence de deux Tunisie : une Tunisie islamiste, intégriste et une autre séculariste, laïque ». Applaudissements.

«Je pense qu’il n’y a pas d’un côté des Tunisiens qui regardent vers l’arrière et de l’autre des Tunisiens qui regardent vers l’avenir, la démocratie, le progrès… Je pense qu’il n’y a pas l’homo-laïcitus-occidentalus et l’homo-islamitus-intégritus-radicalus», peine-t-il à dire non sans provoquer rires et applaudissements.

Et de conclure à l’adresse des élites: «Le risque, ce n’est pas une révolution islamiste ou une révolution séculariste, mais c’est une véritable fracture, un véritable fossé entre les élites et les citoyens ordinaires. Tout le monde parle de décentralisation, remède-miracle. Oui pour la décentralisation institutionnelle et administrative, mais la première décentralisation à faire c’est la décentralisation mentale. Arrêtez de croire que vous êtes les dépositaires de la formule politique idoine. Apprenez à regarder à l’intérieur du pays, dans les zones d’ombre de Ben Ali, qui demeurent aussi les zones d’ombre de la Démocratie !». Applaudissements nourris.

Monocolore

Interrogé par «Leaders», le journaliste et l’analyste politique Slaheddine Jourchi, a déploré que la conférence ait été «monocolore», un soliloque.

«Pour que de telles rencontres contribuent davantage à l’évolution de notre pensée, de notre culture et notre vie politique, il faudrait qu’elles s’ouvrent à des parties différentes et représentatives de tous les courants politiques, pour éviter le risque de répercuter et perpétuer un seul son de cloche. Une voix unique est contre-productive», a admis le compagnon de longue date de Radwan Masmoudi et son frère idéologique.

Selon l’analyste, «les islamistes, qui ne forment pas un bloc monolithique, tous comme les laïcs, ont une image stéréotypée et subjective de leurs protagonistes. Et vice versa». 

«En surmontant leur clivage idéologique, en favorisant le dialogue, en se débarrassant de leurs suspicions et de leurs défiances mutuelles, ils pourront, en dépit de leurs divergences, dégager des points de convergences et parvenir à des consensus, par exemple sur des  questions de droits fondamentaux spoliés ou des causes communes à défendre conjointement. Ainsi, ils pourront créer les conditions propices à la restauration d’une confiance réciproque», a notamment déclaré l’analyste… à toutes les sauces des plateaux-TV.

Habib Trabelsi

 

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