Lu pour vous - 23.04.2013

La Grande humiliation

C’est à l’ouvrage du sociologue tunisien Mustapha Nasraoui, La Vieillesse dans la société tunisienne(L’Harmattan, 2003), que nousavons pensé lorsque  nous avons refermé Deux chambres avec séjour : Petit feuilleton domestique,  du célèbre romancier égyptien Ibrahim Aslân.Ce rapprochement entre un travail scientifique etune œuvre de fiction peut se justifierdans la mesure où ils traitent du même thème, à savoir la vieillesse.Or, qu’elle incarne, avec la mort et la maladie, l’une des  « trois grandes humiliations pour l’homme », comme le pense Remy de Gourmont, ou, au contraire, qu’elle soit facteur d’embellissement  jusqu’à posséder «  l’effet du soleil couchant dans les beaux arbres d’octobre », comme le croit Maurice Chapelan, la vieillesse est comme la violence : chacun la voit, la subit et la juge d’une manière différente selon le bord où il se trouve.

Paru au Caire en 2010 sous le titre original :’Houjratân wa sâla’, Deux chambres avec séjour : Petit feuilleton domestique,vient d’être publié par les Editions Actes Sud dans une traduction limpide de Stéphanie Dujols.Né à Tanta en 1935. autodidacte, ancien employé des postes, devenu en 1992, directeur des pages culturelles du quotidien Al-Hayat, Ibrahim Aslân est, avec Sonallah Ibrahim, Abdel Hakim Qassem et Gamal Al Ghitani,  l’un des principaux fondateurs du nouveau roman égyptien des années soixante.

Ibrahim Aslân avait défrayé la chronique lorsqu’il se trouva mêlé, malgré lui, à l’affaire suscitée par la publication au Caire de ‘Walima li A‘shab al-Bahr’  du poète et romancier syrien Haydar Haydar, dans la collection  classique ‘Afaq al-Kitaba’. A l’époque, Ibrahim Aslân en était le rédacteur en chef.Parmi ses publications, citons son premier recueil de nouvelles, ‘Buhayrat al-Masaa’, paru en 1971, ‘Malek Al Hazin’ en 1983, ‘Youssef Wa Al Rida’ en 1987, ‘Asafeer Al Nil’  en 1999. Actes Sud a publié Equipe de nuit(‘Wardiyya? layl’) (2000) et Kit Kat Café(‘Malek Al Hazin’) (2004). Deux chambres avec séjour : Petit feuilleton domestique est  son ultime roman.

A première vue, le sujet peut paraître d’une banalité affligeante : une série de courtes  scènes  de la vie quotidienne de Khalil et de sa femme, Ihsane,un couple du troisième âge,vivant seuls dans un appartement de deux chambres avec séjour, sombre et exigu. Mais Ibrahim Aslânnous a habitués à l’écriture intimiste et au souci du détail. Comme Kit Kat Café, son précédent roman,Deux chambres avec séjour : Petit feuilleton domestique,  obéit à  cette dynamique de l’observation et au vécu de chaque jour.  Le lecteur y suit, pour ainsi dire  au microscope, le  mode de vie du couple, son comportement et ses attitudes :

« Installé dans le canapé, il regardait la télévision, le dos appuyé contre le dossier. Sa jambe  droite pendait avec une claquette au bout du pied ; la gauche était repliée sous lui. Les cheveux ébouriffés, il avait l’air soucieux et il parlait un peu tout seul. C’est à ce moment–là que, poussant les rideaux du balcon, elle est rentrée dans l’appartement, cachée derrière le rideau. Puis elle a commencé à apparaître au milieu du séjour, serrant contre elle une pile de linge, tandis que le rideau glissait par-dessus sa tête et retombait dans son dos. » (p.29)

Cette écriture toujours  au plus près du quotidien,sous-tend, de toute évidence, une discipline et un effort de recherche certain, mais le lecteur ne tarde pas à se rendre compte que cette insistance particulière n’a plus rien d’anodin. Plus que les rapports humains qui les sous-tendent  ce sont les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne, le vécu banal, qui semblent intéresser le plus l’auteur. Ces menus détails virant de l’humour au caustique, et parfois de l’anecdotique au  dramatique, laissent percer du coup les motivations profondes  de l’auteur sur la condition humaine, la lente décrépitudeet la déchéance inévitable du corps humain.

Certes, Ibrahim Aslân ne  s’évertue pas à donner directement des leçons ; cela est bien connu. Contrairement à  la plupart de ses contemporains, il a sciemment évité de publier des brûlots ou de décocher ouvertement des flèches contre l’obscurantisme, la corruption ou la dictature qui règnent dans  son pays. Et pourtant cette conception du réalisme, du détail véridique, telle qu’elle se manifeste dans son dernier roman, n’exclut pas forcément le but didactique. Si l’auteur a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de l’identification et du dédoublement de l’être, il y a indéniablement une intention de conférer à ce roman, sinon une dimension didactique, du moins une portée psychosociologique.

Ibrahim Aslan est décédé l’année dernière. Triste prémonition ?  Son ultime roman est une œuvre qui fait plaisir à lire, mais la vieillesse y est bel et bien, comme le dit Remy de Gourmont, une grande humiliation pour l’homme.

Ibrahim Aslân, Deux chambres avec séjour : Petit feuilleton domestique, traduit de l’arabe (Egypte) par Stéphanie Dujols, Actes Sud/Sindbad, 124 pages.

Rafik Darragi
www.rafikdarragi.com
 

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