Opinions - 30.01.2013

Janvier le mois de tous les dangers

Au cours d'un débat en janvier 2011, j'avais constaté que les révoltes, les mouvements sociaux, la colère chez nous, s'exprimaient non pas au printemps ni en été, comme la révolution de 1789, mais en hiver. A ce moment-là, seules quelques dates m'étaient venues à l'esprit ; j'étais agacée, comme beaucoup de mes compatriotes, par la rapidité avec laquelle les journaux internationaux s'extasiaient sur «la révolution du jasmin» et la qualifiaient aussi de «printemps». Il est vrai que les températures hivernales de notre pays ne sont pas aussi glaciales que celle d'Europe mais de là à parler de printemps...On a d'ailleurs vite évoqué les «révolutions colorées» et bien d'autres encore pour essayer de comprendre la nôtre et surtout de la comparer à celles qui l'avaient précédée, de la faire entrer dans un moule en quelque sorte.

Ma petite note a pour but à la fois de comprendre et de commémorer, de souligner, ne serait-ce qu'avec un petit texte et non avec une analyse approfondie qu'il ne m'appartient pas de tenter ici. Je ne suis pas spécialiste d'histoire contemporaine. Je suis seulement une citoyenne tunisienne qui cherche à mieux comprendre l'histoire de mon pays et qui tente une simple réflexion.

J'ai constaté une dizaine d'occurrences en me contentant de focaliser seulement sur l'histoire contemporaine de la Tunisie 

Le 18 janvier 1952 : l'insurrection armée

C'est le premier événement important et qui a été gommé du calendrier national par Ben Ali, parce qu'on ne retenait de lui que l'arrestation de Bourguiba par le pouvoir colonial. Rappelons qu'en réalité, ce dernier avait été arrêté avec 150 de ses compagnons de lutte. L'arrêt des négociations en vue de l'autonomie interne et la nomination d'un nouveau Résident général, le 13 janvier 1952, Jean de Hautecloque à Tunis marquent un tournant important dans l'histoire du mouvement national. A la répression française répond la résistance tunisienne : c'est l'insurrection armée qui se déploie un peu partout en Tunisie. La réplique française est très violente ; rappelons pour mémoire le ratissage du Cap Bon par les troupes du général Garbay, du 26 janvier au 2 février 1952, occasionnant près de deux cent morts sans compter les destructions, les pillages et les viols de la soldatesque. Trois villes en furent les principales victimes : Tazerka, Maamoura et Kelibia.  Les Fellaghas réagissent partout au Sahel, à Sousse, à Moknine, dans le Sahel, et dans le sud, à Gabès, à Gafsa...

Du 12 au 17 janvier 1963 : le complot contre Bourguiba et son procès

Le crise de Bizerte en juillet 1961 qui mène la Tunisie à l'affrontement armé (19-22 juillet) avec la France pour la libération de Bizerte, considérée comme un port stratégique important en Méditerranée. Les troupes françaises massacrent des milliers de Tunisiens. Les pertes en vies humaines, les destructions  de la ville bombardée, et l'assassinat en Allemagne de Salah Ben Youssef le 12 août 1961, cristallisent le mécontentement général. Des officiers se réunissent pour préparer un putsch. Des groupes se forment à Bizerte, à Gafsa et à Tunis, des réunions se tiennent, mais des divergences apparaissent très vite au sein du groupe des conspirateurs qui mènent à la découverte du complot, le 18 décembre 1962.

Des centaines de personnes sont arrêtées et le complot dénoncé de manière très médiatique. Le procès de 26 personnes tenu dans la caserne de Bouchoucha, durera du 12 au 17 janvier. Les condamnations sont très lourdes. 13 accusés - 8 officiers et 5 civils - sont condamnés à mort  dont deux d'entre eux sont graciés ; onze conjurés sont exécutés, le 24 janvier 1963, tandis que les autres accusés sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Ils sont envoyés au bagne de Ghar el-Melh puis à Borj Erroumi et ne seront graciés qu'en juin 1973.
Une atmosphère lourde caractérise ces jours tristes de janvier. Les opposants sont muselés, les partis d'opposition interdits ainsi que leurs journaux. Beaucoup sont arrêtés et torturés dans les  locaux de la garde nationale par Mahjoub Ben Ali. Le regretté Mohamed Harmel, Secrétaire Général du Parti Communiste Tunisien, est arrêté et jeté en prison pour plusieurs mois.  La mise en place du PSD comme parti unique est l'une des conséquences de ce complot.

Les 21, 29 et 31 janvier 1972 : la révolte estudiantine

C'est un mouvement de contestation qui a touché les universités du monde entier depuis mai 1968. En fait, entre 1966 et 1972, plusieurs grèves ont éclaté souvent menées par le Groupe Perspectives. La contestation se situe en particulier au sein de l'UGET, tenue par les destouriens et excluant tous les autres, considérés comme dissidents. La rupture est consommée au congrès de Korba en août 1971. Les étudiants partisans de l'autonomie de l'UGET, déclenchent une série de grèves les 21, 29 et 31 janvier pour demander la réintégration d'un étudiant exclu, puis pour défendre le regretté  Ahmed Ben Othmen et son épouse Simone. Ces derniers devaient être jugés pour complot contre la sûreté de l’État, pour avoir publié des articles dans la revue Perspectives Tunisiennes.

 La crise aboutit à la fermeture de l'Université, le 8 février. La répression s'abat sur les étudiants et les enseignants. Des arrestations s'ensuivent et l'année universitaire est compromise. Seuls la détermination des enseignants et leur désir de débloquer la situation,  ont réussi à obtenir la réouverture des Facultés fermées en avril de la même année.

Le 26 janvier 1978  «Le jeudi noir» de la révolte syndicale

Le climat social est tendu et une crise importante éclate entre le gouvernement et l'UGTT. La politique économique libérale de Bourguiba mécontente la petite-bourgeoisie et la crise économique génèrent de nombreuses grèves en 1977.

La grève générale du «jeudi noi » peuple les rues de la capitale de travailleurs, de chômeurs et de jeunes ; très vite la protestation dégénère en émeute ; les manifestants attaquent et brûlent des établissements commerciaux et publics, des bus et des voitures. La violence et les pillages, les prédations sont tels que la police, commandée par Ben Ali est débordée. L'armée vient à la rescousse et le couvre-feu est décrété. On déplore des centaines de morts ; officiellement le chiffre est de 52 morts et de 365 blessés. La police procède ensuite à de nombreuses arrestations dont celle de Habib Achour et de responsables syndicaux.

Le 27 janvier 1980 : L'affaire de Gafsa

A 2 heures du matin, un groupe armé de près de 300 hommes attaque la ville de Gafsa et s'empare de la caserne, mais la population s'enferme et ne rejoint pas les insurgés. L'armée est chargée d'en venir à bout. L'état de siège dure jusqu'au 2 février. Des morts, des blessés, parmi les civils comme parmi les insurgés sont à déplorer. Des centaines d'arrestations dont 60 sont déférés devant la Cour de sûreté de l’État. 25 d'entre eux sont condamnés aux travaux forcés et 15 sont condamnés à mort dont deux par contumace. Ils seront pendus le 17 avril. Le gouvernement tunisien accuse clairement l'intervention du colonel Kadhafi et sa responsabilité dans l'attaque. Des hommes se sont entrainés en Libye et au moyen Orient ; des camions d'armes transitent par le désert algérien avec la complicité de personnalités de l'entourage du président Boumediene.
Bourguiba se trouvait alors à une centaine de kilomètres, à Nefta. A sa demande, la France envoie aussitôt des avions, des hélicoptères pumas et des conseillers militaires.Trois bateaux de guerre et cinq sous-marins croisent au large de Gabès. Des bateaux américains stationnent non loin prêts à intervenir; le Maroc envoie deux avions et des hélicoptères. Tous ces équipements et ces renforts arriveront après la fin de l'insurrection qui a été maitrisée par les forces tunisiennes.

Le 6 janvier 1984 : Le «jeudi noir» des émeutes du pain

Nous sommes à la fin des années Bourguiba. Le président est malade et la lutte entre les membres de son entourage pour la succession fait rage. La crise économique est là elle aussi conséquente à la baisse des prix du pétrole. Le FMI exige la mise en place d'une politique d'austérité. Une chose est certaine. Le prix du pain, de la farine et de tous les dérivés du blé ont été maintenus très longtemps à des prix très bas, alors que les autres produits alimentaires comme la viande et le poisson ont augmenté régulièrement. La mise en place d'une caisse de compensation avait permis ce gel des prix, mais cette mesure profitait autant aux riches qu'aux pauvres. Aussi l'augmentation de 100%, décrétée par le premier ministre Feu Mohamed Mzali, le 29 décembre 1983 mit-elle le feu aux poudres.

Cette fois, la colère s'exprima d'abord dans tout le Sud du pays, puis gagna l'ensemble des villes avant d'arriver à Tunis. La police est vite débordée ; on accusera le ministre de l'Intérieur d'alors Driss Guiga d'avoir laissé l'émeute prendre de l'ampleur. Les pillages et les destructions sont à peu près comparables à ceux que la révolte syndicale de 1978 avait provoqués. Si au début,  les émeutiers sont les pauvres et les chômeurs, les lycéens et les étudiants les rejoignent, la révolte se répand comme une trainée de poudre. Le couvre-feu est décrété et la répression fait une centaine de morts et des centaines de blessés ainsi que des arrestations.
Bourguiba convoque la télévision et, en direct, il annule l'augmentation honnie et propose dans l'urgence, des mesures compensatoires «provisoires» qui durent encore aujourd'hui, à savoir l'instauration d'une taxe de voyage. Le calme revient progressivement, mais la crise politique s'accélère et elle mènera peu à peu le pays au coup d’État du 7 novembre 1987.

Signalons pour mémoire que les émeutes du pain ont éclaté dans d'autres pays méditerranéens comme le Maroc et l'Égypte.

Le 5 janvier 2008 : La révolte du Bassin minier

Outre le mécontentement général et diffus dans le pays, la région du Bassin minier était durement frappée par le chômage et en particulier les villes proches de Gafsa, comme Redeyef, Moularès, Mdhilla et Metlaoui. La contestation éclate à l'occasion d'un concours d'embauche de la CPG. 1000 candidats se présentent pour 80 postes. Ils devaient être prioritairement proposés, selon un accord passé avec l'UGTT, aux enfants des ouvriers de la Compagnie. Les résultats publiés, jugés frauduleux, fruits d'un népotisme et d'un clientélisme criants, déclenchent la colère populaire, le 5 janvier 2008. les protestataires sont rejoints par les veuves des mineurs puis par les autres catégories de la population comme les diplômés chômeurs, les enseignants et les lycéens.
Ils sont appuyés par la ligue tunisienne des droits de l'homme LDTH et l'association tunisienne des femmes démocrates, ATFD tandis que des comités de soutien se forment à l'étranger. La région est encerclée et le black out est presque total au niveau des informations nationales. La police arrête, torture et bientôt tire à balles réelles sur les manifestants. L'armée est envoyée à son tour avec des blindés.

Vers la mi-juillet, Ben Ali  limoge quelques cadres de la CPG et annonce plusieurs mesures en faveur de la région ; mais en réalité rien n'est fait et la corruption a continué à sévir faisant de cette région un pôle de contestation qui s'est poursuivi après la révolution.

Le 14 janvier 2011 : La révolution de la dignité

Ce jour de la fin de la dictature en Tunisie est l'aboutissement non seulement d'un mécontentement général mais également d'une contestation larvée qui a éclaté le 17 décembre 2010 dans les régions  pour s'achever à Tunis, par un mouvement général de protestation le 14 janvier. Ben Ali et sa famille prennent la fuite, après 23 ans d'un pouvoir mafieux. C'est un merveilleux soulèvement qui a gonflé d'espoir les poitrines de tous les Tunisiens. Au cours de cette révolution, ils ont inventés des slogans dont l'un le fameux «dégage» est devenu celui de tous les peuples désireux de se débarrasser de la tyrannie. Il est trop tôt pour en parler, car nous sommes encore dans l'évènement. Vive la Tunisie digne, tolérante, plurielle et indépendante.

Au total, huit grands moments de l'histoire tunisienne viennent d'être remémorés, rapprochés ; ce sont des jours qui ont fait la Tunisie. L'intérêt de montrer la répétition des mouvements de colère et de protestation tient au moins à attirer l'attention des chercheurs et des politiques sur ce phénomène. Les Tunisiens sont-ils plus sensibles que les autres peuples au phénomène de la discussion du budget en fin d'année et réagissent-ils à chaud au programme des mesures qui en découlent, à l'alourdissement des charges, à l'augmentation des prix, au sentiment d'absence de perspectives ? La pauvreté est certainement plus insupportable durant les mois d'hiver. On observe comme un cycle avec une courbe paroxystique et une explosion qui semblent périodiquement se produire en janvier.

Il faudrait étudier davantage la géographie des protestations et constater les récurrences du Sud tunisien et en particulier de Gafsa et de sa région . Mais les conclusions à ce sujet doivent être nuancées et bien pesées. Il faut se souvenir que l'ancienneté de l'implantation industrielle a généré un syndicalisme actif et structuré, relativement puissant. Nous avons parlé ces derniers mois de l'inégalité du développement régional et souligné surtout l'inégalité entre les régions côtières et les régions intérieures. Je crois pour ma part que le contraste Nord-Sud est peut-être plus criant. Le problème économique et social est fondamental dans ces mouvements. Il ne s'agit pas de politique ni d'idéologie ; il est urgent d'essayer de freiner la paupérisation galopante de milliers de tunisiens.

Mounira Chapoutot-Remadi
Historienne Universitaire

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11 Commentaires
Les Commentaires
mahmoud Bédoui - 31-01-2013 11:40

Comme à son habitude, Madame Chapoutot-Remadi excelle. C'est un document historique à archiver. MERCI de l'avoir mis aux lecteurs

arbi jameleddine - 31-01-2013 16:35

Le mouvement estudiantin de 72 etait une replique au putsch de Korba 71.Les etudiants ont essaye d imposer la tenue d un congres democratique.Le 5 fevrier les forces de l ordre sont intervenus pour empecher par force les travaux du congres qui se tenaient au campus.En ce qui concerne les emeutes du pain,le point culminant des protestations etait le 3 janvier.Le 6 janvier a eu lieu le discours de BOURGUIBA annulant les augmentations des prix.

Neila Charchour Hachicha - 31-01-2013 22:41

Un excellent travail pour garder notre mémoire en éveil et comprendre de quel coté se situe le bout du fil auquel il faut s'accrocher.

amilsang - 01-02-2013 09:45

La révolte du pain a eu le lieu le 3 janvier 1984 comme l'indique le Décret n° 84-2 du 3 Janvier 1984, portant interdiction des manifestations et proclamant le couvre-feu sur tout le territoire de la République.

karabaka youssef - 01-02-2013 10:17

c'est une histoire qui qui me laisse fiere du peuple Tunisien. fiere d'etre tunisien.fiere que mes enfants porte la nationalité Tunisienne.c'est une histoire qui prouve que malgrés tous ce peuple est tjs présent.il ne cesse pas de marquer l'histoire humanitaire par des evenements décisifs:partant de carthage,arrivant à "okba ibn nafaa et finissons par la revolution du décembre-janvier. ah, si mon peuple arrive à établir un état des lois, de transpace, d'équité. s'il arrive à éliminer les profiteursles et les suceurs de sang ns vivrons ns les tunisiens de Bizerte à ben Gerdaine mieux que les suisses.c'est le seul défit qui reste.espérons que tout le monde saisie l'occasion historique créee par la révolution pour concrétiser se reve.il est réalisable et on le mérite seulement écarter les mauvaises graines qui ne peuvent vivre que dans les eaux troubles.

KLM - 01-02-2013 11:16

Et on vous dit que Bourguiba était un trés,trés grand visionnaire, digne d'une trés, trés grande nation.... En instaurant le parti UNIQUE . En instaurant le pouvoir personnel. En se déclarant président à VIE.Et ..... Sa vision nous subissons jusqu'à aujourd'hui ses effets, à commencer par l'existence même du parti Annahdha.

Gallou - 01-02-2013 11:53

Il faudrait expliquer tout cela aux français qui viennent en vacance en Tunisie pour ma part j'ignorais cela.

Ferchiou slaheddine - 02-02-2013 06:50

Merci de ce rappel de notre Histoire contemporaine .j'ai vécu tous ces evennemets . Je confirme et apprécie votre neutralité ds les commentaires .toutefois vs avez omis de citer les noms des deux personnes graciées .nos enfants doivent connaitre ces personnes et ce qu'elles sont devenus

Mohamed Arbi Nsiri - 02-02-2013 11:28

Cet article traduit une pensée profonde et une analyse historique qui se situe dans la langue durée. Madame Mounira Chapoutot-Remadi montre son grand talent d'historienne qui essaye de décortiquer la relation tacite entre Passé-Présent on démontrant l'apport de chacun que dans la restitution de l'Histoire nationale. Merci Maître

Naima Remadi - 04-02-2013 17:14

J'ai deguste ces moments historiques. Cette analyse est la roadmap que nous trace (en signe de patriotisme) Maitre Mounira Remadi pour contribuer a ameliorer le present et le futur de Notre Tunisie; pour aider les politiciens, les conseillers et les leaders a travers cet article a trouver la strategie et faire de cette revolution un point de depart democratique et non pas theocratique.Merci ma cousine.

Ahmed Kassar - 05-02-2013 16:23

C'est une leçon d'histoire pour la nouvelle génération qui n'ont pas vécu l'époque de Bourguiba. Je prie tous les parents de montrer ce fameux documents à leurs enfant

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