Opinions - 07.11.2012

Hamadi Jebali : Les élections en mai ? c'est possible

 Face à tant de rebondissements sur la scène politique, on avait hâte de connaître les réactions du Chef du gouvernement, Hamadi Jebali. Il le fera, sans précaution de langage, dans une interview accordée au magazine Leaders (numéro de novembre 2012)  :

Quelles réflexions vous inspire la situation actuelle dans le pays ?

Une grande question qui me taraude : saurais-je poursuivre encore ma mission politique avec la même intensité pendant la période à venir et au-delà des prochaines élections? A tous points de vue, état de santé, exigences familiales et personnelles et autres, n’ai-je pas droit à renoncer à des charges aussi éprouvantes pour m’occuper enfin des miens et de moi-même ?

Je reconnais que l’expérience que je vis est exaltante. Mais, je ne suis pas de ceux qui s’accrochent au pouvoir à tout prix. J’avoue que je suis parfois dubitatif. Mais, je me ravise aussitôt, conscient de l’opportunité qui s’offre pour la première fois à la Tunisie, à Ennhadha, au mouvement islamique pour réussir cette révolution et la consolider.

Je suis profondément écœuré par ce que notre pays vient de vivre pendant toutes ces semaines qui ont précédé le 23 octobre et profondément déçu par nos élites politiques. La Tunisie d’aujourd’hui me donne l’impression d’un grand blessé gisant au milieu du désert sur lequel s’acharnent des vautours pour le dépecer encore vivant. Chacun ne pense qu’à piller le pays, l’accaparer. Je les croyais plus raisonnables, surtout les aînés et les plus expérimentés.

Nous nous employons à mener à bien une expérience unique, celle d’un mouvement islamiste qui cherche à concilier deux courants réputés, pour certains, contradictoires, voire inconciliables, l’authenticité et la modernité, pour éviter la coupure du pays en deux. C’est là un grand test où Ennahdha constitue un acteur essentiel. Elle doit le réussir. Alors que notre pays subit cette épreuve, la partie d’en face veut faire croire qu’elle détient le monopole de la modernité et de la démocratie. J’ai eu beau chercher les sages qui œuvrent à rapprocher les points de vue, je ne les trouve pas.

Comment avez-vous vécu le 23 octobre dernier ?

Toutes ces semaines qui ont précédé le 23 octobre ont été des moments difficiles. Une certaine élite politique aujourd’hui démasquée par la révolution avait parié sur le chaos. J’imagine même que certains journaux avaient préparé de grandes manchettes pour le lendemain, titrant en première page : «La Tunisie s’embrase... Un bain de sang». De même qu’ils avaient été pris de court, le 23 octobre 2011 par le verdict des urnes, de même nos adversaires ont été encore une fois surpris ce 23 octobre 2012, par le choix du peuple.

Les Tunisiens ne sont pas dupes. Certes, ils ne sont pas totalement satisfaits de l’action du gouvernement. Les reproches à faire ne manquent pas, tant leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées, le chômage n’a pas été réduit, les prestations publiques de santé, de transport et autres ne sont pas à la hauteur des attentes. Mais,  comme nous l’avions prévu, ces élites n’ont pas tiré les enseignements ni du scrutin de 2011 ni de l’attitude des Tunisiens ce 23 octobre 2012. Là aussi, c’est pour elles un échec patent. Elles ont manqué de maturité politique et essuyé ainsi une deuxième défaite, après la première d’il y a un an. Mais, si en 2011, chacun a essayé de jouer le jeu démocratique, cette fois-ci elles se sont livrées à un jeu suicidaire, cherchant à pousser le pays vers l’aventure, le chaos.

Le plus surprenant, c’est que cet appel provienne de tous, sans exception. Je me demande s’ils sont capables d’en tirer des enseignements. D’ailleurs, j’espère que le gouvernement et la Troïka, aussi, y réfléchiront.  Il se peut que nous n’ayons pas été à la hauteur de toutes les ambitions, mais nous apportons cependant un démenti cinglant à ceux qui ne pensent pas à l’avenir de la Tunisie, ceux qui ne privilégient que leurs propres intérêts. Heureusement que le peuple l’a bien compris et les a rejetés. Il sait bien qu’ils vivent dans des salons fermés, méprisent le Tunisien, sous-estiment son intelligence et ne sauraient incarner la solution appropriée pour résoudre ses vrais problèmes. Ils ont échoué.

Qu’en est-il d’Ennahdha ?

Ennahdha doit puiser dans cette expérience beaucoup d’enseignements. Aussi bien au niveau de la gestion qu’à celui des alliances. Je considère que le mouvement Ennahdha sera un acteur décisif dans la réussite de cette expérience, s’il sait réussir avec lui-même, se doter d’une vision très claire et éviter toute hésitation, pour ne pas tomber dans le piège de la bipolarisation. Il y a une tentative sérieuse d'attiser cette périlleuse dérive et Ennahdha se garderait bien de s’y aventurer.  Certains n’hésitent pas à entretenir un climat de terreur et d’insécurité, mais en fait, cela devrait nous amener à tirer la sonnette d’alarme contre les cassandres du malheur. N’est-il pas curieux de voir que ceux qui propagent la peur et prédisent le pire ne font rien pour nous en prémunir ? Au lieu de constituer un facteur positif, ils œuvrent à la déstabilisation.

Tous ceux qui cherchent à exclure Ennahdha de l’équation politique du pouvoir en Tunisie ne font qu’approfondir la crise, tant il est vrai que ce mouvement est devenu incontournable. Lors des dernières élections, nos adversaires nourrissaient l’espoir de confiner Ennahdha dans un rôle de partenaire mais en dehors du pouvoir. Aujourd’hui encore, ils reviennent à la charge avec le même raisonnement. Toute leur stratégie consiste à présent à vouloir diviser Ennahdha et vous n’avez qu’à voir cette absurde campagne dirigée contre Cheikh Rached Ghannouch avec des moyens abjects. Par contre, ils appellent à ménager Jebali, une manière de chercher à semer la zizanie et à disloquer les rangs. Comme si au sein d’Ennahdha il y avait des bons et d’autres qui ne le sont pas et ne sont pas dignes de ce pays.

Et la nouvelle Constitution ?

On voit certains chercher à se tailler une constitution à leur mesure, valable tout au plus pour 5 ans, guère 50 ans et plus et je me demande s’ils sont en fait à la hauteur de ce moment exceptionnel que vit la Tunisie.

Vous avez recommandé la tenue des élections avant le début de l’été…

Oui, tout milite pour une accélération du processus conduisant aux élections. Le pays ne peut attendre encore plus longtemps. Les différents indicateurs nous y convient fortement : l’insécurité interne avec tant de dérapages et de recrudescence de la criminalité. Il y a aussi la situation sociale, avec toutes ces inégalités persistantes, cette précarité grandissante et, d’un autre côté, la résurgence d’une mentalité d’assisté, un relâchement total chez ceux qui, au lieu d’accepter le travail qui leur est proposé, préfèrent le désœuvrement, en réclamant une indemnité de chômage ou en émargeant sur les registres des chantiers publics. On souffre du chômage, mais on tourne le dos à plus de 100 000 emplois qui ne trouvent pas preneurs. Les récoltes, les travaux de BTP, la collecte des ordures en sont pénalisés. Je me demande où sont passés ceux qui assuraient tous ces travaux et pourquoi s’en détournent-ils aujourd‘hui.

Il y a encore, au niveau des relations professionnelles, une forte surenchère dans les revendications au risque de plomber les entreprises. Je vois monter dans le pays un égoïsme qui devient excessif. Je vois aussi le tableau financier, malgré tous nos efforts, clignoter en alerte de passer au rouge si des mesures énergiques ne sont pas prises rapidement. Le pays peut-il alors attendre davantage? La tension ne fera que monter encore plus.

Pourtant, des voix s’élèvent pour dire qu’on n’y arrivera pas avant octobre 2013 ?

J’en suis fort surpris ! Est-ce acceptable de voir certains chercher à renvoyer les élections au mois d’octobre prochain ? Ils sont mus par des calculs de politique politicienne. Leurs véritables arguments sont loin d’être simplement constitués d’impératifs d’organisation et de nécessités de logistique et de préparation. Ils cachent mal des intérêts partisans. Ce qu’ils n’avaient pu réussir par le verdict des urnes, ils cherchent aujourd’hui à le réaliser à travers la nouvelle instance qui sera chargée de l’organisation des élections. Mais, ils n’y parviendront pas. Nous tenons à ce que cette instance soit, cette fois-ci et plus que jamais, réellement indépendante et non sur mesure. Nous y veillerons, la Tunisie tout entière aussi.

Vous pensez que le calendrier que vous avez proposé est réalisable ?

Tout à fait ! Le projet de loi portant création de cette instance sera adopté au cours du mois de novembre et l’Instance pourra alors démarrer immédiatement. L’Assemblée nationale constituante se penchera par la suite sur le budget de l’Etat, puis pourra vaquer tout de suite après à l’examen du projet de la Constitution. En s’imposant de la rigueur, elle parviendra à l’adopter d’ici mars prochain au plus tard, ce qui rend la tenue des élections possible, je ne dirais pas en avril, mais à partir de mai. Avec le cumul de l’expérience acquise, la nouvelle Instance sera en mesuure d'y parvenir sans grande difficulté.

Ceux qui refusent cette évidence et font fi de l’urgence des élections ne font que montrer leurs véritables intentions pour faire entrer la Tunisie dans un cycle infernal. Je ne pourrai l’accepter et je les dénoncerai. Je leur dirai, cherchez quelqu’un d’autre pour gérer le pays, mais prenez en charge toute la gestion, c’est-à-dire tous les dossiers brûlants, toute la situation. Sont-ils prêts à le faire ? En sont-ils capables ? Je mets l’ensemble de la classe politique, élus à l’ANC, partis politiques et leaders, face à leurs responsabilités. C’est là le véritable examen.

Je suis persuadé que le peuple est suffisamment mûr et conscient des enjeux et qu’il revendique fortement la tenue des élections au plus vite. Il sait, en effet, que si nous réussissons ce scrutin, d’ici à quelques mois seulement, la tension va retomber, un nouveau gouvernement sera formé avant le début de l’été et s’attellera à la tâche pour déblayer la voie à la relance économique, au développement social, à la mise en chantier des grandes réformes… En quelques années seulement, la Tunisie, dotée d’une constitution consensuelle, fondée sur des institutions solides, libérée des querelles électorales et tournée vers le travail et la création de valeur, renouera avec une croissance soutenue. De très belles perspectives se dessinent devant nous que des intérêts égoïstes personnels et partisans veulent compromettre en reportant à plus tard les élections.

Vous avez opté jusque-là pour un gouvernement de politiques. La formule fonctionne-t-elle ?

Effectivement, à un certain moment, j’ai fini par privilégier l’option d’un gouvernement composé de ministres politiques. A l’exercice, je me suis rendu à l'idée d’opter pour une formule mixte avec des politiques et des technocrates. Les ministres ont beaucoup de travail à accomplir. Ils doivent s’y investir totalement.

Nous entrerons après les élections en pleine phase de reconstruction et de réforme. Les dissensions politiques se réduiront quelque peu et c’est le pari économique et social qui doit l’emporter.

Une fois que le pays se dotera d’assises institutionnelles solides, nous aurons une faste période de développement et de progrès nous permettant de réduire le chômage à 10%, de porter la croissance à 6 ou 7%, de résorber le déficit budgétaire. C’est un projet très ambitieux, mais réalisable moyennant une paix sociale et une union nationale forte. Le véritable test pour les politiques, c’est de se hisser au-dessus de leurs intérêts personnels pour se placer à la hauteur des ambitions du peuple.

Quel message adresseriez-vous à Ennahdha ?

Je leur dirais vous êtes un grand parti militant qui assume aujourd’hui une grande responsabilité dans la réussite de cette expérience unique et exceptionnelle ou — ce que personne ne souhaite — son échec. Une rare opportunité pour la Tunisie, mais aussi le monde arabe. Vous devez en être conscients et placer l’intérêt de la Tunisie au-dessus de celui du parti.

Si Ennahdha fait actuellement des concessions, ce n’est pas par faiblesse, mais par esprit de compromis. C’est le bon choix, car la phase actuelle a besoin de consensus. Il n’appartient qu’à vous de désamorcer la guerre de la bipolarisation et de réussir cette grande étape historique.

Et à la Troïka ?

Terminons ensemble le reste du parcours. Nous avons entamé en commun une expérience qui peut constituer un noyau pour l’enrichissement du consensus. Mais, nous avons besoin de bâtir un consensus national plus large, avant même les élections. Un consensus qui s’élargira encore davantage au lendemain du scrutin et doit prendre la forme d’un engagement ferme pour la totalité du prochain mandat.

 

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